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DRAMATUGIE DES TEXTES NARRATIFS : L’ADAPTATION DANS TOUS SES ÉTATS

1. Perspective critique et concepts opératoires

1.2. Recherche d’une typologie de l’adaptation théâtrale

1.2.2. Du transgénérique au transmodal

Reprenant à son compte les réflexions des Anciens sur l’ « art poétique », Gérard Genette développe et actualise la notion de « mode » qu’il différencie de celle de « genre ». Dans la République, Platon établit en effet une première classification, qui oppose l’imitation proprement dite (mimèsis) et le récit simple (diégésis), où

243 Ibid., p. 12.

244 L’analyse de la sémiotique théâtrale que propose Anne Ubersfeld part ainsi de l’idée que « le théâtre est un art paradoxal. On peut aller plus loin et y voir l’art même du paradoxe, à la fois production littéraire et représentation concrète ; à la fois éternel (indéfiniment reproductible et renouvelable) et instantané (jamais reproductible comme identique de soi) : art de la représentation qui est d’un jour et jamais la même le lendemain ; art à la limite fait pour une seule représentation, un seul aboutissement comme le voulait Antonin Artaud » (Anne Ubersfeld, Lire le théâtre I, op. cit., p 11).

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l’auteur prend la parole en son nom sans faire croire que c’est un autre qui parle. Gérard Genette fait à propos de la taxinomie platonicienne le constat suivant :

Il découle de cette distinction entre deux modes purs et hétérogènes du récit et de l’imitation […] une classification poétique des genres, qui comprend les deux modes purs (narratif, représenté par l’ancien dithyrambe, mimétique, représenté par le théâtre), plus un mode mixte […] qui est celui de l’épopée245.

Contrairement à Platon, Aristote considère que toute poésie est imitation et distingue deux modes imitatifs : le direct (qui renvoie, dans la classification platonicienne, à l’imitation) où l’auteur imite en faisant parler et agir des acteurs face à des spectateurs et le narratif qu’il nomme, à l’instar de Platon, diegesis, où l’auteur imite en racontant. On constate que la frontière taxinomique s’est déplacée puisque l’imitation n’est plus, comme chez Platon, la caractéristique énonciative d’un genre particulier, mais devient le principe général des arts. Gérard Genette remarque, quant à lui, qu’il y a bien « deux partages apparemment contradictoires où le récit s’opposerait à l’imitation, ici comme son antithèse et là, comme l’un de ses modes »246.

Platon et Aristote s’accordent néanmoins sur le principe d’une dichotomie entre le mode dramatique et le mode narratif, le premier étant plus imitatif ou mimétique que le second. L’opposition modale permet ainsi à Gérard Genette de dissocier la classification énonciative proposée par les Anciens de la théorie des genres, notamment de la triade épique-lyrique-dramatique héritée du romantisme, qui met en jeu des critères de fond et de forme. Si « les genres sont des catégories purement littéraires, comme l’affirme Gérard Genette, les modes sont des catégories qui relèvent de la linguistique »247. Cette actualisation de la taxinomie modale a l’avantage d’offrir un dépassement des oppositions génériques souvent tenues pour irréductibles.

En tant que convention canonique attachée à son historicité, le genre s’avère au demeurant inefficace lorsqu’il s’agit d’aborder des œuvres au statut intermédiaire, échappant à une typologie pure. Le mode, en tant que convention discursive subsumant la classification générique, se révèle alors bien plus opérationnel pour rendre compte

245 Gérard Genette, Figures II, Paris, Seuil, 1962, p. 50.

246 Ibid., p. 50.

247 Cette incursion dans le domaine de la linguistique semble également dans la lignée des recherches de Jakobson. Sans proposer une véritable rupture avec la théorie des genres, ce dernier tente une redéfinition de la triade classique à la lumière des fonctions communicationnelles : « La poésie épique, centrée sur la troisième personne, met fortement à contribution la fonction référentielle ; la poésie lyrique, orientée vers la première personne, est intimement liée à la fonction émotive ; la poésie de la [deuxième] personne est marquée par la fonction conative, et se caractérise comme supplicatoire ou conative, selon que la première personne y est subordonnée à la deuxième, ou la deuxième à la première » (Roman Jakobson, Éléments de linguistique générale, Paris, Éditions de Minuit, p. 219).

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d’une théâtralité qui, comme le souligne Jean-Marie Shaeffer, est inhérente à tout texte :

Tout récit peut se transformer en représentation. Je ne veux pas dire par là que tout récit peut être représenté, mais que le récit lui-même comme acte discursif peut être représenté, peut cesser d’être une narration, cela par simple incarnation scénique du narrateur : on aura alors un poème dramatique consistant uniquement en une imitation de paroles248.

Ainsi l’adaptation théâtrale ne serait pas à la lettre la transformation d’une œuvre d’un genre dans un autre, mais relèverait de ce que Gérard Genette nomme la « transmodalisation » :

[Par ce terme], j’entends donc une transformation portant sur ce que l’on appelle, depuis Platon et Aristote, le mode de représentation d’une œuvre de fiction : narratif ou dramatique. Les transformations modales pouvant être a priori de deux sortes : intermodales (passage d’un mode à l’autre) ou intramodales (changement affectant le fonctionnement interne d’un mode). Cette double distinction nous fournit évidemment quatre variétés, dont deux sont intermodales : passage du narratif au dramatique ou dramatisation, passage inverse du dramatique au narratif ou narrativisation, et deux intramodales : les variations du mode narratif et celles du mode dramatique249.

Dans le cadre de notre étude sur l’adaptation théâtrale, deux variétés attirent particulièrement notre attention : les variations du mode dramatique et la dramatisation à proprement parler, qui sont celles que José Sanchis a le plus fréquemment pratiquées.

1.2.2.1. La transmodalisation intramodale

Ce type de transmodalisation est largement présent dans le théâtre classique (Racine et Corneille) mais aussi moderne (Anouilh et Giraudoux), où la transposition des tragédies antiques a ouvert la voie à une modification des conventions propres au mode dramatique. Gérard Genette met en lumière l’une des principales évolutions de cette pratique :

[On assiste] à la disparition de ce rôle de récitant et de commentateur qui était, dans le théâtre grec, celui du chœur. Cette suppression est le trait modal le plus marqué des transpositions raciniennes de tragédies antiques, comme Andromaque ou Phèdre. Mais on sait que certains transpositeurs contemporains préfèrent ne point se priver de cette ressource et simplement en moderniser le rôle et le discours, comme Anouilh pour le Prologue d’Antigone250.

248 Jean-Marie Shaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, Paris, Seuil, 1989, p. 94.

249 Gérard Genette, Palimpsestes, op. cit., p. 396.

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Si certaines adaptations de José Sanchis ressortissent à la transmodalisation intermodale, ce type de pratique reste peu fréquent dans son œuvre. On peut néanmoins ranger dans cette catégorie les dramaturgies de pièces classiques, telles que La vida es

sueño ou encore Los cabellos de Absalón 251 de Calderón de la Barca et des réécritures plus poussées, notamment Tendenciosa manipulación de la Celestina (1974) à partir de l’œuvre de Fernando de Rojas, Cuento de invierno (1985) d’après la pièce homonyme de William Shakespeare ou encore La estirpe de Layo (1989) librement adaptée d’Œdipe roi de Sophocle252. L’intérêt de José Sanchis pour ce type de réécriture est essentiellement lié à une volonté d’actualisation. Le dramaturge défend en effet l’idée que « la adaptación de un clásico debe poner de relieve lo que en sus páginas hay de ilustrativo y ejemplar sobre un determinado estadio de la evolución de la sociedad »253. En accord avec cette conception du travail adaptatif, dans les deux premières pièces citées, la réécriture résulte d’une collaboration avec le metteur en scène José Luis Gómez et dépend essentiellement de la lecture dramaturgique de ce dernier. Il s’agit d’adapter l’œuvre en fonction du projet de mise en scène sans en dénaturer le sens global. José Sanchis souligne ainsi que, pour Los cabellos de

Absalón, le travail adaptatif a essentiellement porté sur différents niveaux textuels :

[T]anto los estructurales –fuerza en conflicto, personajes, secuencias de la acción, espacialidad, temporalidad…– como los discursivos : dialogismos, funciones del lenguaje, retórica, etc. Y todo ello, en función del sentido global, que es a la vez opción previa e incógnita a despejar254.

Les modifications qu’il fait subir à l’œuvre restent pourtant légères et l’hypertexte ne constitue pas en soit un objet autonome, contrairement à d’autres réécritures de textes dramatiques, où le degré de transformation est plus important. C’est notamment le cas de Tendenciosa manipulación de la Celestina qui, comme son titre l’indique, résulte d’une réécriture modifiant de fond en comble la forme originelle de l’hypotexte. José

251 Au début des années 80, José Sanchis a travaillé aux côtés du metteur en scène et comédien José Luis Gómez, qui a fait appel à lui en tant que dramaturge (dans l’acception allemande du terme) lors des mises en scène de ces deux pièces de Calderón de la Barca. En 1996, José Sanchis travaillera également avec Ariel García Valdés. À cette occasion, il proposera une nouvelle dramaturgie de La vida

es sueño.

252 Pour une étude plus approfondie de Tendenciosa manipulación de la Celestina et El cuento de

invierno, cf. Marcela Beatriz Sosa, Las fronteras de la ficción: el teatro de José Sanchis Sinisterra, op. cit., pp. 138-158 et 166-173. On remarque, du reste, dans la production récente de José Sanchis deux

nouvelles dramaturgies de textes théâtraux non publiées à ce jour : Golfos de postín (2007) à partir de

El trueno dorado de Valle-Inclán et Tres hermanas (2011) à partir de la pièce homonyme de Tchekhov.

253 José Sanchis Sinisterra, « Después de Brecht », op. cit., p. 97.

254 José Sanchis Sinisterra, « El sentido de una dramaturgia », in José Sanchis Sinisterra, La escena sin

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Sanchis propose ainsi une lecture politique de la pièce de Fernando de Rojas en insistant sur sa dimension sociale :

Manipulando con entera libertad el tejido textual de la obra original, pero permaneciendo rigurosamente fiel a la letra y al espíritu del autor, esta versión se centra en los personajes « de abajo », en sus intentos por unirse contra los señores y responder a la explotación con la deslealtad y el engaño, sacando el máximo partido de su alienación amorosa y rompiendo los vínculos de sumisión en que un determinado orden social se basa. Su desunión a que les lleva precisamente el oro de los señores –la cadena que Calisto da a Celestina–, es la verdadera tragedia de esta versión255.

Partant de cette interprétation globale, José Sanchis met principalement l’accent sur le conflit entre Celestina et les deux laquais de Calisto au sujet de la chaîne en or que ce dernier offre à l’entremetteuse pour la remercier d’avoir convaincu Melibea de l’épouser. Pour le dramaturge, c’est dans la discorde de « los de abajo », qui les mènera à la mort, que réside le motif tragique de la pièce. Une telle lecture donne lieu à une modification substantielle de la matière dramatique par l’introduction d’un chœur de personnages marginaux qui, selon le dramaturge, « evoca e invoca la acción desde una temporalidad indeterminada pero no ahistórica : narra, construye, comenta y cuestiona el desarrollo de la fábula »256. L’introduction de cette instance, propre d’une conception brechtienne du drame, instaure aussi un éclatement du développement fabulaire au profit d’une structure faisant alterner l’épique et le dramatique. Quant à la passion amoureuse de Calisto et Melibea, qui constitue le sujet principal de l’œuvre de Fernando de Rojas, elle est ici traitée de manière secondaire. José Sanchis choisit d’ailleurs de représenter les deux personnages sous la forme de simples marionnettes, rendant ainsi compte de cette mise à distance de l’hypotexte.

Il convient de souligner que ce type de réécriture ne va pas dans le sens d’une acclimatation des textes classiques aux conventions théâtrales en vigueur mais permet, au contraire, de mettre les spécificités formelles de l’œuvre-source au service d’une théâtralité alternative. Ainsi, la dimension narrative de La Celestina –hybride textuel à mi-chemin entre le récit et le drame– se trouve renforcée par le processus adaptatif qui participe pleinement d’une dramaturgie épique dans la droite lignée du brechtisme.

255 Propos de José Sanchis Sinisterra cités in Marcela Beatriz Sosa, Las fronteras de la ficción: el teatro

de José Sanchis Sinisterra, op. cit., p. 139.

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1.2.2.2. La transmodalisation intermodale

Parallèlement aux variations intramodales, le dramaturge pratique également la transmodalisation intermodale en cela qu’elle permet d’instaurer une zone de frictions et d’échanges entre le mode narratif et le mode dramatique. Il s’agit, comme le souligne le dramaturge, de « cuestionar desde el exterior la práctica habitual de la estructura dramática tratando de ensanchar las fronteras de la teatralidad »257. Dans cette perspective, tant l’approche théorique de Gérard-Denis Farcy que celle de Gérard Genette semblent inopérantes pour rendre compte d’une pratique hypertextuelle qui ne vise pas seulement la projection d’une œuvre sur la scène, mais aussi, par le biais de ce transfert, un dérèglement des conventions théâtrales. En ce sens, la transmodalisation intermodale apparaît non comme une fin en soi, mais comme un moyen dramaturgique au service d’un processus expérimental portant sur les paramètres de la théâtralité établie. D’où la nécessité de postuler une conception élargie de l’adaptation, permettant de rendre compte de cette recherche qui, comme nous l’avons dit, constitue l’une des visées ultimes de l’œuvre sanchisienne.