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GÉNÉALOGIE DU TEATRO FRONTERIZO

3. Art du divertissement ou pratique subversive ?

La thèse défendue par José Sanchis fait écho au regain d’intérêt de la critique, dans les années 1990, pour ce théâtre populaire du Siècle d’Or, analysé sous l’angle de l’esthétique carnavalesque. L’accent est ainsi mis sur sa visée idéologique, liée à un renversement des valeurs présentes dans les formes théâtrales dominantes. Mais force est aussi de remarquer que la reconnaissance de cette dimension subversive ne fait pas l’unanimité.

80 Ibid., p. 157.

81 Ibid., p. 163. Fray José de Jesús María (1562-1629) est notamment connu pour son traité, Primera

parte de las excelencias de la virtud de la castidad qui, dans l’Espagne de la Contre-Réforme, constitue

Première intercession. Retour sur le baroque populaire : la théâtralité en question

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3.1. Dépendance des genres brefs vis-à-vis des genres « majeurs »

Dans son étude du théâtre espagnol du XVIIe siècle, Marc Vitse insiste sur la double dépendance de ce théâtre populaire aux genres qu’ils nomment « majeurs » :

Dépendance pratique, d’une part, puisque, sauf exception (les follas de entremeses de la période de Carnaval), il n’est jamais représenté séparément ou isolément ; et dépendance théorique, d’autre part, puisqu’il n’est jamais conçu que pour s’incorporer à un spectacle d’ensemble où dominent les genres, alors « majeurs », de la comedia ou de l’auto. Face à l’autonomie de représentation et de conception qui caractérisent les « comédies anciennes » (comedias antiguas) de la préhistoire de la comedia (les autos, pasos et farsas du siècle précédent), le théâtre court dans ses diverses modalités (loa, entremés, jácara, baile ou mojiganda), se définit donc, au siècle suivant, comme un genre récupéré ou, si l’on préfère, intégré82.

Du reste, c’est sur cette dépendance des genres brefs vis-à-vis des genres majeurs que se fonde Marc Vitse pour défendre l’idée d’une « constante subordination de ce théâtre mineur au matériau parodié, [qui] rend fort peu crédible la prétendue dimension satirique ou subversive qu’on lui a parfois prêté »83. Mais il suffit de se rappeler les griefs que José Sanchis adresse au discours critique pour constater combien cette interprétation est représentative d’une approche strictement littéraire du théâtre du Siècle d’Or, où la comedia est d’emblée envisagée comme genre « majeur ».

3.2. Transgressions formelle et politique

Il existait, pourtant, à cette même époque, un théâtre libre de toute visée littéraire, qui ne cherchait pas à se conformer à des préceptes esthétiques, mais utilisait les textes à des fins purement scéniques. Ce théâtre, on en retrouve la trace dans El viaje

entretenido d’Agustín de Rojas ou encore dans El retablo de las maravillas de Miguel

de Cervantes, textes mettant en scène des comédiens vagabonds, où le théâtre est assimilé à une activité délinquante. Dans cet art de la scène, il importe peu de respecter les conventions théâtrales. Au contraire, tout repose sur l’improvisation, le retournement constant du tragique et du comique, du haut et du bas, la satire, l’humour scatologique. Et si la trace de ce théâtre populaire est aujourd’hui si insaisissable, c’est précisément qu’il est davantage lié à l’ici et maintenant de la représentation qu’à une

82 Marc Vitse, Eléments pour une théorie du théâtre espagnol du XVIIe siècle, Toulouse, France-Ibérie,

1988, p. 625.

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prétendue visée littéraire. Il n’en demeure pas moins qu’il participe d’un vitalisme de l’art populaire au Siècle d’Or. Le critique Antonio García Berrio corrobore cette idée : [El teatro] osó poco a poco afirmar sus convicciones, interpretando el giro del arte complaciente a los gustos de sus públicos y con independencia de las autoridades de santos, concilios y decretales, traídos a colación por los teólogos en defensa de su utópica y aburrida apología de un arte de colegios y una poesía de ñoñez y beatería84. Et comme on ne peut réduire les manifestations de ce théâtre populaire aux genres brefs servant d’intermèdes à la comedia ou à l’auto, il nous faut remettre en cause la thèse d’une prétendue dépendance de ce dernier aux genres dominants de l’époque. Car s’il ne fallait retenir qu’une caractéristique de cet art populaire, c’est bien sa liberté vis-à-vis de toutes les conventions en vigueur, fussent-elles esthétiques ou politiques, au risque de la répression exercée par le pouvoir et donc d’une marginalisation sociale vouant ses représentants à la misère.

Autant dire que l’intérêt de José Sanchis pour les formes populaires du théâtre baroque est indissociable d’une attitude résistante vis-à-vis du discours critique dominant. Sous l’image faussement univoque d’un art réactionnaire et antimoderne, il découvre une réalité fort différente : celle d’un théâtre marginal et précaire qui sape les fondements de la société classiste du Siècle d’Or et agit comme une « máquina de guerra [contra] el potente edificio monárquico-feodalo-eclesiástico »85 faisant barrage à « la libre circulación de los flujos de la historia y de la líbido »86. Mais l’attitude de José Sanchis n’est pas non plus celle d’un critique ou d’un anthropologue soucieux de mettre en lumière une réalité révolue. S’il cherche à lui donner une visibilité historique, c’est pour inscrire aussitôt son théâtre dans une dynamique qui le détermine autant qu’elle le légitime. Il ne se limite donc pas à revendiquer théoriquement un héritage mais cherche aussi à faire lui-même l’expérience de la machine de guerre baroque comme créateur.

84 Antonio García Berrio, « Los debates sobre la licitud del teatro », in Francisco Rico (éd.), Historia y

crítica de la literatura española, vol. 3, tome 1, Madrid, Crítica, 1979, pp. 277-278.

85 José Sanchis Sinisterra, « La condición marginal del teatro en el Siglo de Oro », art. cit., p. 169.

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CHAPITRE 2