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À LA RECHERCHE D’UN THÉÂTRE CARNAVALESQUE

2. Hybridations textuelles

En tendant à l’hybridation textuelle, l’expression carnavalesque appliquée au théâtre implique une déstabilisation du drame aristotélicien, entendu comme « bel animal » bien proportionné. C’est d’ailleurs à ce titre qu’elle intéresse José Sanchis, dont la visée dramaturgique s’apparente à un travail de sape des conventions propres au Système théâtral bourgeois afin de favoriser l’émergence d’une théâtralité a-canonique, qui se nourrit de cette collusion des formes.

2.1. Mise en tension des formes et pulsion rhapsodique

On pourrait d’ailleurs associer l’émergence du théâtre frontalier à la nécessité de donner vie à un carnavalesque contemporain, fondé sur une contestation du pouvoir et de ses représentations. Une telle homologie s’inscrit dans le cadre plus général d’une modernité théâtrale qui a trouvé dans le carnavalesque un moyen d’expression privilégié. Jean-Pierre Sarrazac s’attache ainsi à montrer combien les écritures théâtrales contemporaines sont traversées par ce qu’il nomme une pulsion rhapsodique, prônant l’hybridation, l’irrégularité contre l’unicité, de sorte que ces écritures conduisent, selon Céline Hernant et Catherine Naugrette, « à une mise en crise salutaire du drame [afin de] créer cet espace privilégié de confrontation et de mise

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en tension, où luttent et se superposent les formes. Ce faisant, de telles écritures laissent rêver à un autre possible »176 . Si l’influence de l’expression carnavalesque dans l’œuvre de José Sanchis est indissociable de la volonté de montrer toute la richesse formelle du théâtre baroque populaire, elle s’inscrit également dans cette tendance générale du théâtre contemporain. Les pièces de notre corpus sont d’ailleurs le fruit de cette influence dans la mesure où elles résultent d’hybridations formelles de toutes sortes.

En premier lieu, nous avons vu qu’elles sont le fruit d’un assemblage complexe de matériaux hypotextuels hétéroclites inscrits dans un cadre dramaturgique où priment les effets de montage. Ces pièces naissent ainsi d’un croisement de formes théâtrales populaires et de dispositifs plus contemporains, devenant le lieu de cette mise en tension dont parlent Céline Hernant et Catherine Naugrette. Dans Ñaque, par exemple, les miscellanées et l’impromptu se superposent et s’agencent au sein d’une structure dramaturgique qui rappelle, comme nous l’avons évoqué, En attendant Godot de Samuel Beckett. Quant à El retablo de Eldorado, on constate que l’entremés, directement inspiré de Cervantes, est mis au service d’une dramaturgie des tableaux qui se décline sous la forme d’une mise en abyme complexe. La pièce se définit du reste comme tragientremés, genre hybride que le dramaturge invente pour l’occasion en faisant fusionner la tragédie, genre noble et sérieux par excellence, et l’entremés, forme mineure et comique, issue du théâtre bref.

En mettant en scène des comédiens, Ñaque et El retablo de Eldorado laissent également entrevoir l’influence de Luigi Pirandello, qui lui-même s’inspire de la

commedia dell’arte, genre carnavalesque par excellence. Quant à Lope de Aguirre, traidor, nous avons vu qu’en intégrant les formes variées du monologue, la pièce

s’inscrit dans le prolongement du théâtre épique, notamment par l’importance que le dramaturge accorde au travail de montage, privilégiant la superposition des voix et les effets de contraste.

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2.2. Expérimentation et sédimentation

D’une manière plus générale, il convient de remarquer que cette hybridation formelle, telle qu’elle est pratiquée dans ces trois pièces, est récurrente dans le théâtre de José Sanchis et constitue un élément majeur de sa poétique. On pourrait encore citer l’insertion des formes théâtrales du cabaret dans ¡Ay, Carmela!, telles qu’elles existaient en Espagne dans les années 30 ou encore la tentative dans Bienvenidas177

d’élaborer une structure dramaturgique, le danzadrama, s’inspirant des mouvements propres au ballet. L’expérimentation théâtrale de José Sanchis repose sur la collusion entre différents systèmes, différentes formes de représentation, presque sur le mode d’une chimie conceptuelle et pragmatique, où l’important n’est pas la fidélité à un courant, une école, un genre, mais d’extraire des éléments d’un domaine pour les transférer dans une poétique propre afin de créer, à la manière d’un précipité, une nouvelle expérience théâtrale.

Les recherches du dramaturge doivent ainsi beaucoup à une conception carnavalesque de l’écriture, indissociable de cette pulsion rhapsodique que Jean-Pierre Sarrazac observe dans le théâtre actuel. À la différence près que la démarche de José Sanchis s’organise clairement en deux phases. Il y a d’abord le temps de l’expérimentation, qui donne lieu à des hybridations formelles en tout genre ; puis une phase de sédimentation, où le dramaturge intègre à sa poétique des procédés ayant fait leurs preuves. La réflexion de José Sanchis sur le théâtre baroque participe de cette phase expérimentale, les formes théâtrales de la tradition populaire servant de point de départ pour constituer une pratique hybride de l’écriture au service d’une régénération de la théâtralité établie. Certains procédés, élaborés à l’occasion de cette recherche, sont ensuite repris dans des pièces plus actuelles pour être intégrés dans leur structuration dramaturgique. C’est ainsi que l’esthétique des miscellanées et la multiplication des procédés métathéâtraux présents dans Ñaque réapparaissent dans

¡Ay Carmela!, où ils sont mis au service d’une réflexion sur le théâtre de cabaret.

L’horizon d’attente instauré dans le premier acte du Retablo del Eldorado donne également lieu à une théorisation plus poussée sur la place du récepteur dans le processus de réception de l’œuvre, qui débouchera sur une véritable reformulation de la poétique sanchisienne dans les années 90.

177 José Sanchis Sinisterra, Valeria y los Pájaros et Bienvenidas, Madrid, Publicaciones de la Asociación de directores de escena de España, 1995.

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Cette hybridation générique, repérable dans les pièces du corpus, est donc le fruit d’une conception carnavalesque de l’écriture qui, au niveau fictionnel, se traduit également par une ambivalence constitutive que l’on veut analyser ici.