• Aucun résultat trouvé

LE REFUS DU FABLISME

1. Action dramatique et crise des métarécits

C’est en ces termes que José Sanchis décrit les changements majeurs qui affectent l’action dramatique au cours du XXe siècle :

Durante siglos ha predominado una noción de acción dramática basada fundamentalmente en su equivalencia con el argumento, la historia, la fábula, conceptos procedentes de la literatura narrativa. Pero desde hace, por lo menos un centenar de años, nos encontramos con una dramaturgia en la cual la historia narrativa es lo de menos ; la acción dramática se ha librado de su acción relatora y nos ofrece un devenir escénico, un transcurrir situacional mediante el cual apenas se cuentan historias. ¿Qué historias se cuentan en las obras de Chéjov, por ejemplo? En ellas la acción dramática no transcurre por la línea del argumento, sino por otros planos87.

Ce constat général fait écho à l’une des principales tendances du théâtre moderne : le questionnement de la fable comme expression d’un sentiment d’incrédulité à l’égard des métarécits. José Sanchis propose à cet égard l’analyse suivante :

La crisis de los grandes sistema ideológicos omnicomprensivos que han pretendido

Première intercession. Retour sur le baroque populaire : la théâtralité en question

64

explicar el mundo y dar respuestas y soluciones a problemas de la humanidad, cuestiona asimismo los grandes « relatos » explicativos y, por lo tanto, los temas que pretenden abarcar y ejemplificar une amplia parcela de la experiencia histórica88.

À travers la récusation des métarécits, c’est la dimension prétendument totalisante du théâtre, héritée à la fois des théories du drame absolu du XIXe siècle et du réalisme de Georg Lukács –qui voit dans la fable l’image vivante des hommes et de la société– que José Sanchis conteste. Son œuvre participe ainsi d’une dramaturgie qui déroge aux principes d’ordre et de complétude instaurés par Aristote dans sa Poétique. Le « bel animal » aristotélicien, « bien proportionné dans toutes ses parties »89 y est remis en cause au profit de formes dramaturgiques plus à même de refléter la résistance du monde à ce que Paul Ricœur nomme « la mise en intrigue »90. Comme le souligne également Umberto Eco à propos de Joyce, Ionesco et Adamov, « derrière le refus de la fable, il y a la reconnaissance du fait que le monde est un nœud de possibilités et que l’œuvre d’art doit en tenir compte »91.

Dans la pratique du théâtre contemporain, cette résistance à la mise en intrigue a souvent conduit au renoncement pur et simple à toute structure dramaturgique, c’est-à-dire à un déploiement articulé et signifiant de l’œuvre. Il convient d’affirmer que si José Sanchis se propose de repenser l’action dramatique, il récuse d’emblée la possibilité d’un théâtre privé de sens, dénonçant avec force la prolifération actuelle de spectacles disloqués, « conglomerados de textos sensoriales, de materiales heterogéneos dispuestos en un orden arbitrario y sin ninguna voluntad de, por una parte, significar y, por otra, conducir el imaginario del espectador hacia ninguna

88 Ibid., p. 246.

89 Dans La Poétique, Aristote décrit la fable (muthos) comme un être vivant dont « la beauté réside dans l’étendue et dans l’ordre » (Aristote, La Poétique, Paris, Les Belles Lettres, 1997, p. 29). La métaphore du « bel animal » implique ainsi une conception de la fable comme totalité ordonnée qui vient garantir une règle de développement logique.

90 Dans la réflexion de Paul Ricœur, « la mise en intrigue » coïncide avec le muthos aristotélicien en cela qu’elle « ne consiste pas simplement à ajouter des épisodes les uns aux autres. Elle construit aussi des totalités signifiantes à partir d’événements dispersés. À cet aspect de l’art de raconter correspond, du côté de l’art de suivre une histoire, l’effort pour saisir ensemble des événements successifs. L’art de raconter, ainsi que sa contrepartie, l’art de suivre une histoire, requiert par conséquent que nous soyons capables de dégager une configuration d’une succession » (Paul Ricœur, « La fonction narrative », in

Le temps du texte, ETR, n° Hors-série, supplément au n° 2005/4, pp. 61-62). Il est évident toutefois que

cette résistance du monde à la mise en intrigue ne signifie pas une impossibilité du récit. Comme le souligne Ricœur, « peut-être faut-il, malgré tout, faire confiance à la demande de concordance qui structure aujourd’hui encore l’attente des lecteurs et croire que de nouvelles formes narratives, que nous ne savons pas encore nommer, sont déjà en train de naître, qui attesteront que la fonction narrative peut se métamorphoser, mais non pas mourir » (Paul Ricœur, Temps et récit II : la configuration dans le

récit de fiction, Paris, Seuil, 1984, p. 48).

Première intercession. Retour sur le baroque populaire : la théâtralité en question

65

parte »92. En d’autres termes, il ne s’agit aucunement pour lui d’éliminer toute velléité dramaturgique, mais bien de redéfinir les modalités de ce « transcurrir situacional », en refusant l’identification stricte entre l’action dramatique et la fable dans son acception la plus classique.

Du reste, on ne peut affirmer que José Sanchis cherche tout bonnement à supprimer cette dernière, si tant est que cela soit possible. Sa réflexion tend davantage à une redéfinition de l’action dramatique, relativisant l’importance de la fable afin que le développement de la pièce ne se confonde plus avec « la línea del argumento ». Il est utile de rappeler ici la distinction que Jean-Pierre Sarrazac établit entre fable et

fablisme :

N’est-on pas en train de confondre « fable » et « continuité » dramatique ? De réduire la fable à un fablisme étroit ? De ramasser en une seule entité ce que les formalistes russes désignaient de deux termes distincts : la fable, c’est-à-dire le matériau de l’œuvre disposé dans un simple ordre chronologique et le sujet, c’est-à-dire ce matériau une fois monté et déchronologisé ?93

Rejeter le fablisme ne signifie donc pas se défaire de la fable, mais poser, à la suite de Brecht, la question du montage dans sa dimension formelle et idéologique. La récusation de José Sanchis porte précisément sur la subordination de la pièce à un déploiement linéaire, tel que le préconise le drame aristotélicien, en maintenant la confusion entre l’histoire et le montage dramatique, c’est-à-dire entre l’action et le point de vue. La question qui se pose alors est la suivante : comment sortir de l’ornière du fablisme et faire émerger, dans le même temps, une organisation dramaturgique à même de rendre compte de la résistance du monde à la mise en récit ?

La réflexion de José Sanchis sur l’action dramatique est indissociable de son intérêt pour des formes théâtrales alternatives, notamment baroques, qui se caractérisent par le refus d’une continuité dramatique. En ce sens, l’attention particulière que le dramaturge accorde dans son discours critique aux formes mineures du théâtre baroque espagnol est étroitement liée à la nécessité de faire advenir dans le contexte de la création contemporain, une alternative viable à l’omniprésence du

fablisme.

92 Albert Boadella…, Sesiones de trabajo con los dramaturgos de hoy, op. cit., p. 99.

Première intercession. Retour sur le baroque populaire : la théâtralité en question

66