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EN MARGE DU LOGOCENTRISME

4. Au-delà du logocentrisme

Il est vrai que, dans l’histoire récente de la scène espagnole, l’œuvre de José Sanchis marque un nouvel âge d’or du théâtre de texte211, mais cette étape ne signifie pas pour autant une réaffirmation du drame conventionnel. Si le dramaturge reste fidèle à la dimension littéraire du théâtre, il ne peut néanmoins se satisfaire d’un langage dramatique d’une insidieuse évidence, qui crée l’illusion d’un accès direct au réel.

4.1. Langage et dramaturgie classique

Au-delà du nécessaire rééquilibrage entre le texte dramatique et la cérémonie théâtrale faisant suite aux expériences essentiellement atextuelles des années 60 et 70, ce regain d’intérêt pour l’écriture dramatique donne lieu à une réflexion sur la perte du sens et les pouvoirs du langage dans la droite lignée de la poétique beckettienne. José Sanchis propose ainsi de libérer la parole théâtrale de sa fonction purement mimétique et d’un logocentrisme des plus primaires :

[Éste] ha presidido en la dramaturgia tradicional desde que el realismo decimonónico, basándose en la noción « instrumental » del lenguaje que le proporcionaba el positivismo, elaboró una serie de estructuras dialógicas que algunos continúan reivindicando hoy. Estructuras que reproducen una lógica conversacional inexistente en las interacciones humanas ; logocentrismo que parte de una correspondencia indemostrable entre las palabras y las cosas, y hace del lenguaje un vehículo inocente de la comunicación y una correa de transmisión del Sentido212.

Le dramaturge, on le voit, définit le logocentrisme comme la subordination du discours théâtral à un langage qui, sous des apparences d’une naturalité inspirée du réel, se confond avec un système conventionnel des plus cohérents, fruit d’une conception conservatrice de la représentation des hommes et du monde, déterminée par un

211 Le dramaturge justifie en ces termes son interêt pour le théâtre de texte : « […] yo vengo predicando ya desde hace quince años ese retorno del texto dramático, que tampoco abolirá el teatro que prescinde del texto, ni mucho menos, pero sí que conduce la evolución del sistema teatral hacia un nuevo ciclo. Y no sólo por la cuestión, sino por la necesidad de decir algo. Porque muchas veces los espectáculos que prescinden del texto, de la dramaturgia, prescinden también de la mera enunciación de algo. Son una apología de la vacuidad, de la pura sensorialidad que se diluye en cuanto cae el telón » (Albert Boadella…, Sesiones de trabajo con dramaturgos de hoy, op. cit., pp. 99-100).

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principe d’ordre. Remettre en cause le logocentrisme signifie donc agir aux niveaux esthétique et idéologique « para dar cauce a nuevas maneras de percibir la realidad, a nuevas dimensiones de la experiencia humana abiertas por la sensibilidad y el pensamiento contemporáneo »213.

Il va sans dire que le rapport d’usage que les genres du théâtre baroque populaire instaurent avec le texte suppose déjà une mise à distance du logocentrisme, par la présence massive de formes fragmentaires où les effets de rupture priment sur cette naturalité propre au dialogue naturaliste. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si dans les pièces du corpus abondent les longues tirades, les monologues, les énumérations improbables qui permettent précisément de pousser le langage hors de sa fonction communicationnelle pour insister sur sa vocation poétique, productrice de sens. Cette tradition proprement carnavalesque du théâtre préfigure, à l’instar de la commedia

dell’arte, l’œuvre de Beckett qui met en lumière les limites du langage et son

impossibilité à dire le monde à l’époque moderne.

4.2. Vers un nouveau langage théâtral

L’œuvre sanchisienne s’inscrit également dans le prolongement de cette pensée où le langage importe moins pour ce qu’il exprime que pour ce qu’il recèle. Le dramaturge reprend ainsi à son compte l’idée beckettienne d’un théâtre donnant accès à l’envers de la parole :

[H]ay otra cosa detrás del lenguaje, como fundamento de una dramaturgia que, de alguna manera, ha de permitir que eso se escuche. No que se escuche nítidamente, sino instando al espectador a aguzar su atención para desvelar aquello que las palabras están ocultando, maquillando, falseando214.

Il s’agit d’atténuer la nature explicite du langage pour tendre à une dramaturgie plus opaque, mettant en jeu l’inconscient des personnages, leur caractère éclaté, ainsi que l’ambivalence d’univers fictionnels où le sens n’est pas donné d’avance, mais se construit à travers le processus de réception de l’œuvre.

Lope de Aguirre, traidor constitue, à ce titre, un exemple paradigmatique de

cette dramaturgie en marge du logocentrisme. Les dialogues naturalistes laissent place à l’enchaînement de monologues qui plongent le spectateur dans la subjectivité

213 Ibid., p. 275.

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chaotique des personnages, se confondant parfois avec la conscience de ces derniers. Les réitérations, les jugements contradictoires, la prolifération de voix anonymes, l’éclatement choral du personnage de Lope de Aguirre sont autant d’éléments qui participent de cette récusation du logocentrsime, en cela qu’ils créent un sentiment d’incrédulité vis-à-vis du langage et de ses pouvoirs et font émerger une zone d’ombres donnant ainsi indirectement accès à ce qui échappe aux mots. Par ce biais, José Sanchis rejoint non seulement Beckett mais aussi Artaud qui en appelait déjà dans Le théâtre

et son double à la nécessité d’un théâtre d’ombres : « Notre idée pétrifiée du théâtre

rejoint notre idée pétrifiée d’une culture sans ombres, et où de quelque côté qu’il se retourne notre esprit ne rencontre plus que le vide, alors que l’espace est plein » 215. Comment ne pas percevoir dans cette affirmation l’une des caractéristiques majeures de l’œuvre sanchisienne, à savoir sa capacité à peupler théâtralement une scène qui demeure matériellement vide.

Dans le contexte de la dramaturgie contemporaine, il nous faut également rapprocher cette œuvre de celle d’Harold Pinter. Certes, les inquiétudes et les formes dramaturgiques sont sensiblement différentes, car ancrées dans des réalités socio-historiques singulières, mais s’il y a bien un point où ces deux œuvres coïncident, c’est sur la nécessité d’assumer l’héritage beckettien afin d’explorer, comme le souligne José Sanchis, les potentialités du langage en marge du logocentrisme :

Alterar la lengua, hacerle decir otra cosa que lo que dice, permitir la escucha –o la sospecha– de su naturaleza falaz, inadecuada, insuficiente… Es un nuevo estatuto de la palabra dramática […], un camino de superación de lo que Harold Pinter llama « la forma explícita » y que Martin Esslin caracteriza como una sospechosa capacidad que los personajes muestran para dosificar impecablemente la formación que « deben » transmitir, así como la claridad, corrección, elegancia y brillantez con lo que hacen216. En somme, dans la réflexion de José Sanchis, la revendication d’un théâtre de texte est indissociable d’une réflexion sur la spécificité même du langage théâtral qui, selon lui, réside moins dans une supposée transparence communicative que dans sa capacité à générer des représentations du monde incomplètes et fragmentaires, remettant en cause le Système théâtral bourgeois. Du reste, ce dernier semble aujourd’hui avoir trouvé dans la télévision un moyen beaucoup plus efficace pour promouvoir en continu un nouveau naturalisme, notamment à travers la télé-réalité, reflet d’une société

215 Antonin Artaud, Le théâtre et son double, op. cit., p. 18.

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domestiquée et dominée par le stéréotype social217.

Le théâtre baroque populaire, en redéfinissant le rapport classique entre le texte et la représentation ouvre ainsi la voie, dans l’œuvre de José Sanchis, à une pratique théâtrale qui revendique cette zone de frictions et d’interactions entre le littéraire et le spectaculaire. Le texte théâtral apparaît alors comme un élément constitutif du système sémiotique de la représentation de telle manière que le processus d’écriture se développe en intégrant son devenir scénique. Toujours dans la lignée de la tradition du théâtre baroque populaire, José Sanchis développe une écriture au second degré faisant appel à de nombreuses sources hypotextuelles, inscrites dans un cadre dramaturgique structurant. Cette pratique permet ainsi de développer une conception du texte, non plus comme expression privilégiée du moi, en accord avec l’idéal romantique, mais au contraire comme agencement collectif où, comme le rappelle le dramaturge, interagissent « varios códigos, de distintos registros, de voces e interlocutores diversos, de campos semánticos opuestos, de espacios y tiempos múltiples, de rupturas, discontinuidades y ambigüidades que instituyen su polisemia esencial, su naturaleza dispersa y múltiple »218. Le langage lui-même est soumis à une atténuation du dénotatif au profit du connotatif afin que le logocentrisme laisse place à une déconstruction du langage, indissociable, comme on l’a vu, d’une prolifération du sens qui n’est plus unique, mais exige du spectateur qu’il se mette en mouvement au sein du processus de réception.

La pièce devient ainsi « mixture », montage de formes hétéroclites fonctionnant dans un ensemble non homogène bien que cohérent. La multiplicité remplace l’univocité de la représentation réaliste. Dans cette perspective, le dramaturge devient celui qui, selon la formule de Gilles Deleuze, « invente des agencements à partir des agencements qui l’ont inventés »219. Ce qui compte désormais, ce n’est ni la recherche de l’unique, ni la sujétion de l’œuvre à un modèle, mais l’instauration d’alliances stratégiques qui ne tiennent pas compte des hiérarchies traditionnelles ; l’important, c’est le rapport d’usage, construire du devenir avec ses propres intercesseurs, faire fuir le drame moderne en le branchant sur des formes

217 Á propos du phénomène de domestication à l’œuvre dans la télé-réalité, cf. Olivier Razac, L’Écran

et le Zoo, spectacle et domestication, des expositions coloniales à Loft Story, Paris, Denoël, 2002.

218 José Sanchis Sinisterra, « El Teatro Fronterizo, taller de dramaturgia », art. cit., p. 192.

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