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À LA RECHERCHE D’UN THÉÂTRE CARNAVALESQUE

1. Baroque populaire et littérature carnavalesque

Comme on le sait, le carnaval, loin de n’être qu’une manifestation folklorique, constitue pour Mikhaïl Bakhtine l’une des expressions les plus paradigmatiques de la culture populaire au Moyen Âge et à la Renaissance, révélant sa dimension transgressive. Une telle célébration était l’occasion pour le peuple de renverser de façon symbolique et pendant une période limitée toutes les hiérarchies instituées par le pouvoir entre le noble et le trivial, le haut et le bas, entre le raffiné et le grossier, le sacré et le profane. Si la fête du Carnaval intéresse Mikhaïl Bakhtine d’un point de vue critique, c’est qu’il découvre une analogie entre les fondements de la culture populaire et une certaine pratique littéraire dont l’exemple le plus abouti serait l’œuvre de François Rabelais. Ainsi, Mikhaïl Bakhtine emploie-t-il l’adjectif carnavalesque dans une acception élargie :

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[Celui-ci] désigne non seulement les formes du carnaval au sens étroit et précis du terme, mais encore toute la vie riche et variée de la fête populaire au cours des siècles et sous la Renaissance, au travers de ses caractères spécifiques représentés par le carnaval à l'intention des siècles suivants, alors que la plupart des autres formes avaient soit disparu, soit dégénéré171.

Sur le plan esthétique, le carnavalesque se définit comme une perception du monde, une sensibilité, liée à des genres littéraires labiles et peu définis, des hybridations textuelles où l’on mélange les styles (haut et bas) et les tons (sérieux et comique), et aussi une tendance parodique et satirique. Rappelons que le terme « satire » tire son étymologie du latin satura qui signifie macédoine, mélange, pot-pourri. Une satire serait donc, d’un point de vue formel, une pièce a-canonique, essentiellement hétérogène, juxtaposant vers et prose, dialectes et jargons, genres établis et formes populaires.

Au niveau théâtral, le carnavalesque s’apparente ni plus ni moins à des œuvres qui s’affranchissent des règles édictées par Aristote dans sa Poétique et dont le principe dramaturgique repose davantage sur la désarticulation du drame, privilégiant le rire et le grotesque qui, selon Mikhaïl Bakhtine « détruisent le sérieux unilatéral et toutes les prétentions à une signification et à une inconditionnalité située hors du temps »172. On retrouve cette esthétique de l’hétérogène dans de nombreuses pièces du répertoire populaire du Siècle d’Or, notamment dans les comédies burlesques où, comme le souligne Ignacio Arellano dans son Historia del teatro español del siglo XVII, l’humour fonctionne comme un élément perturbateur du drame aristotélicien :

[La] estructura se basa en la incoherencia cómica (muertos que reviven, inversiones del decoro, alegrías por deshonras, venganzas grotescas…), aunque se mantiene un hilo tenue de intriga capaz de enhebrar las situaciones jocosas, hilo que consiste fundamentamente en la condición paródica necesaria al género173.

Pour sa part, Javier Huerta Calvo insiste dans son Antología del teatro breve español

del siglo XVII sur les origines carnavalesques de ce théâtre mineur, rappelant que la

farce et l’entremés, lointains avatars du drame satirique grec, se caractérisent par une esthétique carnavalesque :

[O]bedecen a un código cultural común, presente, con mayor o menos vigencia en todas las edades y pueblos : el Carnaval. En efecto, el sistema carnavalesco trascendió de su celebración temporal y anecdótica para irradiar de sus tópicos e imágenes a todas las manifestaciones culturales, entre ellas, la literatura, y por supuesto, el teatro.

171 Mikhaïl Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la

Renaissance, Paris, Gallimard, 1982, p. 219.

172 Ibid., p 365.

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Fundamentábanse esas ideas, ante todo, en la exaltación de la risa frente a la seriedad y la solemnidad de la cultura oficial, así como en la reivindicación del placer frente al rigor trascendente de aquélla174.

Aussi, suivant l’idée de Javier Huerta Calvo, on aurait tort de ne voir dans cette production carnavalesque qu’un simple divertissement inoffensif ou l’expression d’un défoulement contrôlé des pulsions révolutionnaires du peuple. Si contradiction il y a avec la thèse de Marc Vitse, c’est que celui-ci analyse les genres brefs à la lumière des genres nobles, c’est-à-dire à travers leur fonction d’interlude, n’apportant en tout et pour tout qu’un contrepoint comique à la gravité de la comedia ou de l’auto. L’anthologie de Javier Huerta Calvo permet précisément d’élargir la portée de ce théâtre bref en mettant l’accent à la fois sur son autonomie par rapport aux genres nobles et sur le fait que bon nombre de pièces fonctionnent sur des ressorts plus scéniques que littéraires. Ce dernier aspect explique en partie le peu d’informations dont nous disposons aujourd’hui sur la nature même de ce théâtre et les conditions de sa pratique. À l’instar de José Sanchis, il nous faut également interpréter l’acharnement des théâtrophobes à l’époque baroque comme l’expression d’une crainte vis-à-vis du théâtre populaire car, en tant que modalité carnavalesque, il est aussi porteur d’une transgression que Bakhtine définit en ces termes :

Le carnavalesque est marqué, notamment, par la logique des choses à « l’envers », « au contraire », des permutations constantes du haut et du bas (« la roue »), de la farce et du derrière, par les formes les plus diverses de la parodie et du travestissement, rabaissement, profanations, couronnements et détrônements bouffons175.

Du reste, si le carnavalesque a la propriété de faire advenir, sous des formes ludiques, les conflits sociaux, favorisant ainsi l’expression d’une contestation populaire vis-à-vis des représentations du pouvoir, son expression la plus aboutie réside peut-être dans la forme théâtrale. Dans son étude de l’œuvre de François Rabelais, Mikhaïl Bakhtine semble en effet ne pas tenir compte du fait que cette dernière ne s’adresse pas à un public populaire, majoritairement illettré, mais à des lecteurs cultivés, précisément liés à cette autorité intellectuelle que l’auteur cherche à dénoncer. À tel point que l’on en vient à se demander si, dans l’étude de Mikhaïl Bakhtine, l’œuvre de François Rabelais doit être lue comme l’expression ou le reflet de la culture populaire. Aussi,

174 Javier Huerta Calvo, Antología del teatro breve español del siglo XVII, Madrid, Biblioteca Nueva, 1999, p. 14.

175 Mikhaïl Bakhtine, L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la

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contrairement à la littérature, qui restera jusqu’à l’époque contemporaine l’apanage exclusif des classes socialement privilégiées, le théâtre a le mérite de s’adresser directement au peuple, faisant appel à l’oralité et au langage du corps qui, dans la culture populaire, prend d’ailleurs souvent le pas sur l’expression verbale.

Dans le cadre de notre analyse, nous souhaitons mettre l’accent sur quatre caractéristiques essentielles de l’expression carnavalesque : l’hybridation générique, l’ambivalence formelle, sa nature transgressive et comique, et enfin l’émergence de la figure de l’anti-héros. Nous nous attacherons ainsi à analyser le travail dramaturgique d’adaptation et d’actualisation par lequel José Sanchis parvient à intégrer ces différentes modalités distinctives à sa propre poétique pour faire émerger un carnavalesque contemporain, indissociable, comme nous allons le voir, d’une certaine modernité théâtrale.