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LE REFUS DU FABLISME

4. Polyphonie et polysémie dans Lope Aguirre, traidor

4.3. Le monologue théâtral : un état des lieux

Si l’on considère, à l’instar de Peter Szondi, le drame comme un « conflit intersubjectif »128 prenant une forme dialoguée, le monologue, parole étrangement solitaire, apparaît alors comme une suspension, un hiatus, dans l’enchaînement dialectique de l’action-dialogue. Comme le rappelle Patrice Pavis dans son Dictionnaire du théâtre, le monologue a été « souvent ressenti comme anti-dramatique »129, notamment par l’époque classique qui en critiquait le caractère artificiel et voyait dans cette forme théâtrale une entrave à l’unité d’action préconisée par Aristote. Par ses fonctions d’exégèse ou de complément d’informations nécessaires à la compréhension de l’intrigue, le monologue révèle également l’artifice théâtral et les conventions de jeu en cela qu’il trahit la présence d’un auteur-énonciateur.

4.3.1. Fonction anti-dramatique du monologue

Souvent utilisé pour théâtraliser des passions violentes, le monologue constitue un moment d’exception, à l’occasion duquel le comédien fait montre de tout son art. Nombre de monologues du théâtre baroque espagnol doivent être lus dans cette perspective, telles les fameuses tirades de Segismundo dans La vida es sueño ou encore celles de Don Juan dans El burlador de Sevilla. La déclamation du monologue permet ainsi une sorte de culmination pathétique pendant laquelle le spectateur est amené à partager les transports passionnels du personnage. Dans le théâtre du Siècle d’Or, la tirade est d’ailleurs doublement circonscrite dans le développement de la pièce : à la fois scéniquement, par l’avancée du comédien sur le proscenio, espace privilégié d’un rapport plus intime avec le spectateur, et rythmiquement, par un changement de versification. Dans El Arte nuevo de hacer comedias, Lope de Vega préconise, en effet, pour le monologue la décima, voire le sonnet en fonction de la thématique abordée.

La dramaturgie brechtienne actualise cette conception baroque du monologue qui, dans le théâtre épique, sert moins à montrer l’isolement des personnages qu’à mettre en évidence le caractère non-dramatique de la pièce. Le monologue devient le

128 Cf. Peter Szondi, Théorie du drame moderne, Lausanne, L’âge d’homme, 1983. Le critique allemand

souligne que « tous les thèmes de l’art dramatique s’expriment à l’intérieur d’une sphère intersubjective » (p. 13) de sorte que la forme « repose sur le rapport interhumain et la thématique du drame est constituée par les conflits qu’engendre ce rapport » (p. 102).

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lieu du questionnement, introduisant dans la fiction théâtrale une suspension de l’action, à l’instar des intermèdes musicaux, moments privilégiés où, comme le souligne Brecht, « les comédiens / se font chanteurs. C’est [alors] dans une autre attitude / qu’ils s’adressent au public, toujours / personnages de la pièce, mais maintenant, ouvertement, / ils partagent le savoir de l’auteur »130. Cette valeur anti-dramatique du monologue explique également pourquoi les esthétiques théâtrales d’inspiration aristotélicienne ont toujours cherché à le supprimer en l’intégrant dans le dialogue, notamment grâce à l’introduction d’un personnage confident ou par la dramatisation de l’action elle-même.

4.3.2. Monologue et crise du drame

Cette double caractéristique du monologue (suspension de l’action et dimension métathéâtrale) intéressa nombre de dramaturges du XIXe siècle, époque que Peter Szondi associe à « la crise du drame » et qui se caractérise par une volonté de démantèlement des éléments constitutifs du drame classique. Szondi montre notamment que la crise du dialogue implique une « mise en cause de la relation interindividuelle entre les personnages par des thématiques qui dépassent le conflit interpersonnel »131. En d’autres termes, le dialogue se délite à mesure que le contenu du discours ne permet plus de faire émerger le conflit. Cette évolution conduit à la dislocation des répliques qui prennent alors la forme d’une parole monologale. Les

trois sœurs d’Anton Tchekhov sont, pour Szondi, l’illustration parfaite de ce

changement de paradigme car le dialogue y apparaît comme une sorte d’état larvé de la communication. Reclus dans leur propre subjectivité, les personnages cessent d’interagir et prennent uniquement la parole pour exprimer leur solitude et leur détresse. Szondi en conclut alors que, dans Les trois sœurs, le dialogue devient « un fond blafard sur lequel ressortent les monologues travestis en répliques »132.

130 Bertolt Brecht, Écrits sur le théâtre, tome 1, Paris, L’Arche, 1972, p. 134.

131 Peter Szondi, Théorie du drame moderne, op. cit., p. 102.

132 On remarque du reste qu’il en va de même dans le théâtre de Maurice Maeterlinck, où les personnages monologuent les uns à côtés des autres, sans que la communication intersubjective puisse embrailler sur un véritable échange. Ainsi, dans Les Aveugles (1890), les répliques forment une suite de questions et de remarques en marge de tout dialogue. Il en résulte une composition polyphonique qui, comme le soulignent Mireille Loscot et Martin Mégevand, se déploie telle « un chant à plusieurs voix » et qui « au niveau des personnages, correspond à une communauté qui n’est plus portée par l’enjeu de l’affrontement individuel » (Mireille Loscot et Martin Mégevand, in Jean-Pierre Sarrazac (dir.), Lexique

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4.3.3. Le monologue beckettien : du conflit intersubjectif au conflit

intérieur

Samuel Beckett renouvelle le monologue qui, dans son théâtre, se substitue à un dialogue devenu impossible, comme toute communication intersubjective. L’analyse de Jean-Pierre Sarrazac est à cet égard particulièrement éclairante :

À mesure que le dialogue entre en déshérence et reflue de la scène, s’étale à sa place ce qu’on croyait être sa substance inaliénable : le langage. L’œuvre dramatique entière de Beckett se présente comme un véritable Précis de communication à l’usage de notre temps. D’une communication circulaire et ressassante. D’un discours d’isolement dont le dialogue serait l’astre mort et dont ne seraient plus accessibles que les satellites, soliloque, monologue, aparté et autres compulsions solitaires du langage133.

Ainsi, dans la dramaturgie beckettienne, le monologue est là pour signifier l’illusion de la communication. Mais cette prise de conscience, au lieu de rendre impossible toute parole, ouvre la voie à un nouveau langage théâtral. Comme le souligne Jean-Pierre Sarrazac, le conflit, qui cesse d’être interpersonnel, intègre désormais les confins de la subjectivité :

Le soliloque beckettien n’a pas pour but d’exprimer l’ego du personnage mais d’étoiler le sujet parlant en une pluralité de voix séparées : « puis parler vite, des mots, comme l’enfant solitaire qui se met en plusieurs, deux, trois, pour être ensemble, et parler ensemble, dans la nuit » […] On voit que le texte beckettien, en disloquant le personnage individué et en substituant au dialogue traditionnel le soliloque généralisé, inaugure une sorte de « dialogisme » de la plus petite dimension : une attitude questionnante et contradictoire du personnage vis-à-vis de lui-même134.

La fonction narrative ayant disparu, les personnages sont alors représentés tels des objets faisant face au spectateur. Mais ce dernier ne perçoit d’eux qu’une image incomplète car ils ne se révèlent qu’à travers une parole lacunaire, menacée par le silence.

4.3.4. Le monologue intérieur ou l’émancipation du patronage narratif

L’émergence du monologue beckettien est indissociable de l’apparition dans le roman moderne du courant de conscience, notamment sous sa forme la plus

133 Jean-Pierre Sarrazac, L’avenir du drame, op. cit., p. 112.

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représentative, le monologue intérieur. Selon le critique Edouard Dujardin, ce dernier « a pour objet d’évoquer le flux ininterrompu des pensées qui traversent l’âme du personnage au fur et à mesure qu’elles naissent sans en expliquer l’enchaînement logique »135. James Joyce et, à sa suite bien, d’autres romanciers s’attachent ainsi à développer de nouvelles formes d’écriture en réaction au naturalisme. En se présentant tel un discours de l’inconscient, le monologue intérieur a en effet le pouvoir de déjouer tout déploiement narratif linéaire. Ce faisant, Edouard Dujardin remarque qu’il apparaît comme antérieur « à toute organisation logique […] de façon à donner l’impression d’un tout-venant »136. Il s’agit pour les romanciers de renouveler le récit dans son acception classique en faisant appel à des logiques narratives inédites. C’est d’ailleurs cette spécificité du monologue intérieur qui incite Gérard Genette à rebaptiser ce dernier « discours immédiat » car, selon lui, « l’essentiel, comme il n’a pas échappé à Joyce, n’est pas qu’il soit intérieur mais qu’il soit d’emblée (dès les premières lignes) émancipé de tout patronage narratif, qu’il occupe d’entrée de jeu le devant de la scène »137. Ainsi, tandis que le monologue brechtien instaure une rupture dans le continuum de la fable, le monologue intérieur suppose un débordement du récit dans la mesure où le discours ne se laisse plus enfermer dans ce patronage narratif auquel Gérard Genette fait référence138.

José Sanchis s’est lui-même intéressé de très près au monologue intérieur, notamment dans La noche de Molly Bloom, adaptation théâtrale du dernier chapitre de

Ulysse de James Joyce. C’est en ces termes qu’il définit sa visée dramaturgique dans

cette pièce :

La noche de Molly Bloom renuncia a la trama, al argumento, a la intriga, a la fábula, en suma, que es considerada, desde Aritóteles hasta Brecht, la columna vertebral de toda acción dramática. La propria acción es sustituida por una sucesión de acciones, de actos, de gestos, cuyo dinamismo no viene determinado por el clásico encadenamiento de deseos y obstáculos, por la dialéctica del conflicto139.

Ainsi le monologue intérieur, en tant que forme littéraire libre, permet de faire émerger une dynamique théâtrale alternative où le conflit intérieur du personnage, qui naît de

135 Edouard Dujardin, Le monologue intérieur : son apparition, ses origines, sa place dans l'oeuvre de

James Joyce, Paris, Albert Messein, 1931, p. 237.

136 Ibid., p. 59.

137 Gérard Genette, Figures III, Paris, Seuil, 1972, p. 193.

138 Il faudrait pourtant nuancer la portée de ce débordement car, s’il est vrai que le monologue permet un dépassement du roman réaliste, il constitue aussi un nouveau paradigme narratif, instaurant de nouvelles conventions textuelles.

139 José Sanchis Sinisterra, « La noche de Molly Bloom », in José Sanchis Sinisterra, La escena sin

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la tension entre la conscience et l’inconscient, donne lieu à une dramaturgie de la parole permettant à l’action dramatique de s’émanciper de la fable.

Dans Lope de Aguirre, traidor, le choix du monologue répond également au désir de mettre en scène une vision subjective et donc parcellaire de la réalité historique, où, à la manière d’un négatif photographique, chaque monologue dessine un portrait en creux de la figure de Lope de Aguirre. Superposés les uns aux autres dans un montage dramatique faisant primer la discontinuité sur la linéarité, ils forment ce que Monique Martinez appelle une sorte de « kaléidoscope historique »140 où l’image du personnage ne cesse de se distendre, parfois jusqu’au paradoxe, donnant ainsi à voir sa nature ambivalente et polyvoque.