• Aucun résultat trouvé

DRAMATUGIE DES TEXTES NARRATIFS : L’ADAPTATION DANS TOUS SES ÉTATS

3. Pratique de l’adaptation théâtrale

Praticien et pédagogue, José Sanchis a toujours cherché à transmettre son expérience théâtrale, notamment par le biais de séminaires de dramaturgie, où il expose ses conceptions de l’écriture dramatique et plus particulièrement de l’adaptation théâtrale. Ses réflexions ont donné lieu à un essai, Dramaturgia de textos narrativos où il revient, comme nous l’avons vu, sur sa propre pratique dans le but d’offrir non pas une démarche systématique mais plutôt une gamme de possibilités, partant de l’idée que « en el teatro todo es posible siempre y cuando sus resultados sean buenos »294.

Quelle que soit la modalité adaptative choisie, le dramaturge postule la nécessité d’une phase préliminaire d’analyse de l’hypotexte dans une perspective narratologique :

Deuxième intercession. Du roman au théâtre : formes et enjeux de l’adaptation théâtrale

197

Cuando hablo de la fase analítica no me refiero a una tarea que anule los componentes intuitivos, libidinales, irracionales, incluso diría mágicos que la lectura de un texto nos produce. Al contrario, creo que debemos preservar esa sensación, esa impresión, ese placer del texto de que hablaba Roland Barthes e indagar cómo el texto nos produce placer, por qué nos produce placer. Es decir: cómo funciona la textualidad295.

La démarche de José Sanchis suppose en effet que l’adaptation n’est pas un processus irréfléchi et improvisé, mais qu’elle répond à une série d’actions objectivables. Il convient donc dans un premier temps de suspendre la lecture subjective pour mettre en lumière les spécificités textuelles de l’œuvre à adapter. Cette analyse préliminaire est d’autant plus déterminante qu’elle oriente, comme nous allons le voir, les choix dramaturgiques de l’adaptateur.

Suite à cette première phase, le dramaturge propose deux champs d’exploration de la pratique adaptative. Le premier consiste à théâtraliser l’hypotexte selon des modalités proches du théâtre-récit d’Antoine Vitez, qui fait essentiellement intervenir le mode épique. Le second met en jeu des stratégies de réécriture plus complexes, qui reposent sur les possibles articulations entre le plan de l’histoire et celui du discours.

3.1. Première proposition : le théâtre-récit

Dans la droite lignée de Brecht, José Sanchis défend l’idée que si le théâtre est représentation, il est aussi narration. « Se suele olvidar, note-t-il, que la tercera raíz de la teatralidad, junto al rito y la fiesta, es el relato oral »296. Il convient de souligner que déjà dans l’épopée et la tragédie antique, le récit occupait une place importante, notamment grâce aux figures du chœur et du messager. Partant de l’idée qu’il existe dans le théâtre occidental une tradition du récit oral, Brecht a ainsi cherché à renouer avec les formes narratives populaires, rejetant l’assimilation pure et simple du théâtre au mode dramatique (imiter en agissant) telle que la préconise Aristote au profit d’un théâtre épique (imiter en racontant).

L’adaptation, dans la mesure où elle prend appui sur un récit, ouvre donc la voie à une possible épicisation (« Episierung ») du théâtre qui consiste à mettre en scène le texte par l’intermédiaire d’un ou de plusieurs conteurs. Selon la modalité adaptative choisie, cette tendance à l’épicisation peut s’avérer plus ou moins prononcée. José

295 Ibid., p. 24.

Deuxième intercession. Du roman au théâtre : formes et enjeux de l’adaptation théâtrale

198

Sanchis définit, quant à lui, trois degrés : l’épicité pure, le recours à plusieurs conteurs et l’enchâssement du récit dans une situation dramatique.

3.1.1. L’épicité pure

Dans le cadre de cette première modalité, il s’agit essentiellement d’extraire le texte de l’espace de l’écrit pour le projeter dans la sphère de l’oralité, où il subit des transformations :

El actor recita un texto narrativo, con un mínimo de códigos de gestualidad, de señalamiento espacial, utilizando, quizás, algún objeto que le sirva de algún modo como metáfora, como metonimia, o como sinécdoque, de los elementos configurativos de la historia, para hacerlos presentes en el momento de la comunicación297.

Ce type d’adaptation a souvent été pratiqué par Antoine Vitez et, à sa suite, par de nombreux créateurs tels que Peter Brook298. Aussi modeste soit-elle d’un point de vue technique, cette modalité adaptative n’est pas exempte d’un travail dramaturgique. Encore faut-il trouver, comme le souligne José Sanchis, « los códigos que sean suficientemente consistentes para que incluso un texto narrativo complejo pueda convertirse en una acción escénica »299. En accordant au récit une place prépondérante dans la pièce, il s’agit aussi de tendre vers un théâtre de la non-représentation, mettant en avant cette part de l’écriture qui sollicite l’imaginaire du spectateur et fait entendre ce qui n’est pas représenté.

La réussite d’un tel théâtre repose naturellement sur la performance du comédien qui, dans la droite lignée des conteurs populaires, doit user de tout son art pour donner vie au récit. Dans le montage scénique de Informe sobre ciegos, adaptation du chapitre homonyme de Sobre héroes y tumbas d’Ernesto Sábato, José Sanchis reconnaît lui-même que l’une des visées de cette théâtralité a minima consiste à « explorar al máximo los poderes del actor: su presencia escénica, su voz, su cuerpo, su sensorialidad, su relación con los objetos, con el espacio, con el público y con ese otro personaje mudo e inmóvil que ocupa discretamente su lugar en la oscuridad »300. On

297 Ibid., p. 28.

298 On pense notamment au spectacle, Warum, Warum, qui est un montage dramatique à partir de textes d’Artaud, Craig et Meyerhold, entre autres, mettant uniquement en scène la comédienne Miriam Goldschmidt ainsi qu’un musicien.

299 Ibid., p 28.

300 José Sanchis Sinisterra, « Informe sobre ciegos », in José Sanchis Sinisterra, La escena sin límites,

Deuxième intercession. Du roman au théâtre : formes et enjeux de l’adaptation théâtrale

199

remarque à cet égard que le dispositif scénique de la pièce instaure un rapport frontal impliquant une adresse aux spectateurs :

Una mesa preparada para una conferencia: una jarra con agua, un vaso, un cenicero. En un lateral Fernando Vidal, con una cartera de mano, observa al público mientras se acomoda, dirige algunos comentarios a un interlocutor oculto y consulta su reloj impaciente. Cuando todo está dispuesto, avanza hacia la mesa, deja en ella su cartera, llena el vaso e inspecciona el espacio que le rodea (ISC, p. 47).

Le public se trouve dès lors inscrit dans le cercle de la représentation, qui prend la forme d’une conférence pendant laquelle Fernando Vidal expose, documents à l’appui, sa théorie sur un mystérieux complot ourdi par la Secte sacrée des aveugles pour dominer le monde. En développant une théâtralité éminemment épique, José Sanchis cherche à réduire la dimension spectaculaire de l’événement scénique pour le ramener à sa plus simple expression. Tout se passe comme si cette économie de moyens permettait en dernière instance de renouer avec le fondement même de l’art théâtral qui réside dans la rencontre entre comédiens et spectateurs.

3.1.2. Alternance entre le mode épique et le mode dramatique

Une manière de complexifier cette première modalité adaptative consiste à mettre en scène deux ou plusieurs conteurs, permettant ainsi un basculement intermittent dans le mode dramatique. Comme le souligne José Sanchis, « un determinado actor puede asumir la corporeidad y la voz de tal o cual personaje que se expresa en el texto, sólo durante el tiempo en que el relato le da la palabra, y luego el actor vuelve a ser narrador »301.

C’est précisément cette modalité qu’il emploie dans son adaptation de La

leyenda de Gilgamesh. Ce récit légendaire de l’ancienne Mésopotamie met en scène

Gilgamesh, souverain impitoyable de la cité d’Uruk. À la demande de ses sujets, la déesse Aruru crée avec de l’argile Enkidu, un double du roi, afin de le remettre dans le droit chemin. Représenté sous la forme d’Anu, le dieu du ciel, et de Ninurta, le dieu de la guerre, Enkidu apparaît comme un homme rustre et primitif qui, à la différence de Gilgamesh, fait preuve de bonté. Les deux personnages se rencontrent en duel mais, au terme de leur combat, ils prennent conscience de leur complémentarité et décident s’allier. Après la mort d’Enkidu, Gilgamesh part à la recherche du secret de