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MÉTATHÉÂTRE ET ESTHÉTIQUE BAROQUE

2. Dédoublements et renversements

Le théâtre dans le théâtre occupe une place importante dans les pièces de notre corpus, et plus largement dans l’œuvre sanchisienne. Ce procédé instaure un premier dédoublement qui s’accompagne à différents niveaux textuels (cadre dramaturgique, construction des personnages et discours théâtral) de toute une série de dédoublements annexes qui tendent à complexifier la structuration des pièces.

2.1. Modalités du théâtre dans le théâtre

La nature autoréflexive de Ñaque est déjà annoncée par le titre, qui dans sa forme complète, Ñaque, de actores y piojos, laisse clairement entrevoir que le sujet de la pièce sera de nature théâtrale. Le mystérieux vocable ñaque, placé stratégiquement au frontispice de l’œuvre, instaure une sorte d’énigme inaugurale, jouant sur les compétences culturelles du récepteur. Qu’est-ce qu’un ñaque ? La réponse nous est donnée par Ríos lui-même :

Ñaque es dos hombres que llevan una barba de zamarro, tocan el tamborino y cobran a octava. Éstos hacen un poco de auto, un poco de entremés y dicen octavas y dos o tres loas. Viven contentos, duermen vestidos, caminan demasiado, comen hambrientos, espúlganse en verano entre los trigos y, en invierno, no sienten con el frío los piojos (Ñ, p. 148).

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D’un point de vue social et théâtral, le ñaque est donc marqué par l’indigence et la marginalité, conditions qui l’opposent au théâtre de cour et en font une modalité particulière de ce baroque populaire revendiqué par José Sanchis. Il va donc de soi que le duo que forment Ríos et Solano ressortit lui aussi au ñaque, mais sous une forme quelque peu particulière dans la mesure où le sujet de leur spectacle est leur propre pratique théâtrale. Il s’agit donc d’un ñaque sur le thème du ñaque.

Ce premier effet métathéâtral est ensuite largement amplifié par le dialogue liminaire :

RÍOS.— ¿Dónde estamos? SOLANO.— En un teatro… RÍOS.— ¿Seguro?

SOLANO.— … o algo parecido. RÍOS.— ¿Otra vez?

SOLANO.— Otra vez.

RÍOS.— ¿Esto es un escenario? SOLANO.— Sí.

RÍOS.— ¿Y eso es el público? SOLANO.— Sí (Ñ, p. 125).

Dès les premières répliques, l’espace de la fiction se confond avec celui de la représentation. La formule classique du théâtre dans le théâtre est ainsi portée à son paroxysme puisque la fiction enchâssée se juxtapose entièrement à la pièce-cadre. Cette coïncidence de l’espace référentiel avec la scène est renforcée par la superposition des temps de la fiction et de la représentation car, comme nous l’avons déjà vu, la pièce se présente comme une improvisation donnant le sentiment de se créer ex nihilo sous le regard du spectateur. Cette situation théâtrale fait également coïncider l’espace-temps de la fiction avec l’ici et maintenant de la représentation. La fiction n’apparaît donc plus comme le reflet de la réalité mais comme une construction fictionnelle à part entière. Ríos et Solano semblent indiquer ainsi au spectateur qu’il est au théâtre et qu’ils vont agir en conséquence.

La structure métathéâtrale de El retablo de Eldorado est différente de celle de

Ñaque dans la mesure où elle fait intervenir deux modalités distinctes. Dans le premier

acte de la pièce, on assiste aux préparatifs du spectacle de Don Rodrigo, situation qui renvoie à la quatrième manifestation métathéâtrale recensée par Patrice Pavis, à savoir la représentation du travail théâtral de mise en scène. Nous reviendrons ultérieurement sur les fonctions de cette modalité, car nous souhaitons en premier lieu analyser le

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dispositif métathéâtral du deuxième acte qui rappelle à bien des égards celui de

Ñaque. Don Rodrigo, Chanfalla, Chirinos et la sombra y représentent une pièce

inscrite dans la pièce, selon le modèle du théâtre dans le théâtre. À ce titre, la didascalie liminaire du deuxième acte permet d’établir un dispositif scénique où une zone enchâssée, lieu de la métathéâtralité, se détache de l’espace scénique :

La carreta, ahora engalanada y situada en el centro de la escena, se ha convertido en un pequeño teatro ferial. El lado orientado hacia el público muestra unas cortinas cerradas, a modo de telón (RED, 303).

Délimitant une aire de jeu différenciée du plateau, la carriole rend visible au niveau de la mise en scène l’enchâssement que suppose le théâtre dans le théâtre. Du reste, le choix de ce dispositif scénique n’est pas sans rappeler celui de Mère Courage et

ses enfants, à la différence près que dans la pièce de Brecht, l’espace métathéâral est

beaucoup moins explicite puisque la charrette de cantinière n’est pas à proprement parler un théâtre ambulant, même si parfois les personnages s’en servent comme s’il s’agissait d’une scène, notamment lors des intermèdes musicaux.

Le procédé du théâtre dans le théâtre employé dans El retablo de Eldorado présente également quelques différences par rapport à la modalité classique tel qu’on la retrouve par exemple dans la célèbre scène de la souricière de Hamlet. En effet, tout comme dans Ñaque, le public de El retablo de Eldorado composé par les pícaros que Chirinos et Chanfalla ont convoqué pour l’occasion ne sont pas représentés sur le plateau mais se situent dans un hors-scène qui se confond avec la salle. Le dispositif du théâtre dans le théâtre est également amplifié par les nombreuses pantomimes et l’allégorie du Pérou qui instaurent, à l’intérieur même de l’espace métathéâtral formé par la carriole, un autre niveau fictionnel, permettant ainsi à José Sanchis d’instaurer une mise en abyme qui, comme on va le voir, s’inscrit, à son tour, dans une structure privilégiant les dédoublements et les jeux de miroirs à d’autres niveaux textuels.

Dans Lope de Aguirre, traidor, la modalité du théâtre dans le théâtre n’est pas directement liée au cadre dramaturgique. Certaines scènes sont néanmoins affectées d’une forte tension autoréférentielle, tel le cinquième monologue intitulé « Extravíos de un marañón sin nombre en la selva amazónica ». C’est en ces termes que le personnage prend la parole :

Yo, de natural nunca hablo solo. Ni que estuviera loco… Pero ahora me figuro que debo ponerme a hablar en voz alta, si no, ¿qué demonios voy a hacer? […] Si por lo menos hubiera alguien por ahí, no sé, en alguna parte, digamos gente que me escucha sin yo

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saberlo, yo podría hacer como que no me entero, es decir, disimulando un poco, o sea, sin hablarles a las claras, pero, en fin, al menos no me sentiría tan perdido (LAT, p. 217). La solitude du soldat, perdu dans la jungle, à la recherche de son camarade Arrieta, se double dans ce début de monologue de la solitude de l’acteur séparé du public par la frontière symbolique du quatrième mur. José Sanchis instaure, ce faisant, une sorte de jeu à l’intérieur du jeu, qui constitue une manifestation particulière du théâtre dans le théâtre. Ce dédoublement proprement métathéâtral lui permet d’extérioriser la conscience du personnage, qui se voit lui-même acteur de sa propre disgrâce. En jouant sur le topos du theatrum mundi, l’existence du soldat s’apparente alors à celle d’un comédien, ou plus exactement d’un figurant dans une pièce mise en scène par Lope de Aguirre lui-même de sorte que cette voix anonyme et impersonnelle devient soudainement la voix collective des mutins ayant suivi et soutenu le conquistador. Dans le jeu de contrastes et d’oppositions de la pièce, ce marañón sans nom, « don Poco Más que Nombre » (LAT, p. 218), constitue également une sorte de contrepoint au mythe de Lope de Aguirre. Son errance dans la jungle est la métaphore de ce vagabondage verbal qui caractérise son monologue ainsi que de son anonymat historique. Perdu dans la jungle du temps, ce « veterano de no sé cuantas guerras y conquistas, lleno el cuerpo de heridas y proezas la memoria, condenado a dar voces y más voces en este despoblado para significar... » (LAT, p. 219) émerge des profondeurs de l’intrahistoire pour figurer sur la scène la vérité de son « extravío » existentiel.

En accord avec une conception baroque du monde qui se veut à la fois spectaculaire et spéculaire, la modalité du théâtre dans le théâtre instaure donc au sein des pièces un premier niveau de dédoublement que d’autres éléments dramaturgiques viennent ensuite amplifier.

2.2. Jeux de miroirs et jeux de masques

On remarque que, dans les œuvres du corpus, les phénomènes de dédoublement, d’inversion, de renversement sont légion et renvoient à la nécessité d’explorer les limites entre l’être et le paraître, la réalité et l’illusion, la chose et son double. José Sanchis joue ainsi à brouiller les frontières, faisant de la scène un immense jeu de miroirs où le regard du spectateur ne cesse de se perdre.

Dans Ñaque, un premier renversement affecte les canons du théâtre et plus spécifiquement les dénominations génériques. La pièce n’est pas à la lettre une

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tragicomédie puisque le dramaturge cherche à établir avec ce genre historique un rapport distancié. Il préfère alors la définir comme une « mixtura jocoseria », selon un renversement on ne peut plus baroque qui rend compte de toute la liberté artistique avec laquelle le dramaturge s’empare des règles du genre pour mieux les subvertir.

Les dédoublements affectent également le texte à des niveaux divers. Il y a d’abord la profusion des enchâssements, dont on a déjà parlé, qui démultiplient les effets de miroir en créant une sensation de vertige. À cela s’ajoute encore le dédoublement qui affecte la construction des personnages. Les couples composés par Ríos et Solano d’une part, Chanfalla et Chirinos de l’autre, interagissent tantôt selon des rapports d’opposition, tantôt de complémentarité. Pour ce qui est de ce premier duo, l’union des deux comédiens est la condition nécessaire à l’existence même d’un

ñaque et donc de la pièce elle-même. C’est par leurs retrouvailles que celle-ci débute

et c’est lorsqu’ils se perdent qu’elle s’achève. On ne peut donc réellement saisir ces deux personnages dans leur individualité. Ils forment une sorte de créature à deux voix, errant et dialoguant sur la scène pour échapper à leur propre solitude. Il en va de même pour le couple formé par Don Rodrigo et la sombra. Tel un spectre surgi du passé ou une mauvaise conscience à jamais indélébile, cette indienne accompagne le conquistador depuis son retour des Amériques. Dans Lope de Aguirre, traidor, la figure du conquistador se construit, quant à elle, en se démultipliant : anti-héros on ne peut plus baroque, son identité, toujours labile et fuyante, se perd sous un amoncellement de masques discordants.

À cela s’ajoute un dédoublement encore plus théâtral, qui affecte la mise en scène de personnages comédiens incarnés par des acteurs de telle manière que le procédé du théâtre dans le théâtre est débordé de toutes parts et ne cesse de se complexifier à l’extrême. Qui sont ces comédiens ? Que figurent-ils ? Quelle est la réalité de leur existence ? Où se cache l’être dans cette profusion de masques ? Telles sont les questions à la fois théâtrales et philosophiques auxquelles le spectateur est confronté. Il ne s’agit plus pour lui de s’identifier à un monde fictionnel harmonieux, cohérent, d’une évidence naturelle, mais de s’aventurer dans un dédale d’apparences trompeuses, semblable à un immense palais de glace.

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