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DRAMATUGIE DES TEXTES NARRATIFS : L’ADAPTATION DANS TOUS SES ÉTATS

1. Perspective critique et concepts opératoires

1.1. L’adaptation : une pratique accessoire ?

De l’accusation d’imitation à celle de trahison, la critique semble voir dans cette pratique toutes les facilités, toutes les perversions de la littérature, et jusqu’à un symptôme de crise. Diderot lui-même se joint aux pourfendeurs de la réécriture en chargeant Jacques Le Fataliste d’assumer un discours dont la sévérité annonce les jugements à venir : « Que périssent tous ceux qui se permettent de réécrire ce qui était écrit ! Qu’ils soient châtrés et qu’on leur coupe les oreilles ! »228. Mais si ces griefs ne convainquent guère, c’est qu’ils relèvent d’une conception romantique de l’écriture comme expression du moi, quand le fait que tout écrit repose le déjà-écrit devrait aujourd’hui constituer un poncif bien banal.

1.1.1. Jalons historiques et état des lieux

Cette dévaluation de la pratique adaptative dans le discours critique contraste avec la place prépondérante qu’elle occupe dans l’histoire du théâtre occidental, notamment à l’époque antique. Gérard Genette fait à cet égard le constat suivant :

La dramatisation d’un texte narratif, généralement accompagnée d’une amplification (comme l’illustrent exemplairement les Bérénice de Corneille et de Racine), est aux sources mêmes de notre théâtre, qui emprunte presque systématiquement ses sujets à la tradition mythico-épique. […] Il s’agit donc d’une pratique culturelle très importante, et dont les implications socio-commerciales sautent aux yeux229.

José Sanchis remarque, quant à lui, une présence non moins importante de la pratique adaptative à l’époque contemporaine où les dramaturges ne cessent de s’inspirer des courants novateurs qui traversent le roman moderne pour développer une théâtralité inédite :

¿Es posible no reconocer en algunos procedimientos discursivos empleados por los personajes de Michel Vinaver, Fabrice Melquiot, Peter Handke, Botho Strauss, Heiner

228 Denis Diderot, Jacques Le Fataliste, Paris, Garnier-Flammarion, 1970, p. 25.

229 Gérard Genette, Palimpsestes, Paris, Seuil, 1982, p. 396. José Sanchis développe lui aussi l’idée que le recours à l’adaptation est à l’origine même du théâtre : « Ya en el origen mismo del teatro occidental, que solemos situar en la Grecia clásica y pre-clásica, los textos dramáticos eran, fundamentalmente, adaptaciones de relatos de transmisión oral : los mitos, que fueron luego configurados según pautas propias del sistema representacional griego, distribuyendo la acción de los personajes, centrando todo el proceso de la fábula en un momento concreto de su desarrollo y, naturalmente, permitiendo desplegar, frente a la relativa uniformidad del discurso épico –que hasta ese momento habían transmitido los mitos–, la polifonía de los temas míticos, mediante la presencia corpórea de los distintos personajes » (José Sanchis Sinisterra, Dramaturgia de textos narrativos, op. cit., p 17).

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Müller, Sarah Kane, Martin Crimp, Roland Schimmelpfennig, Daniel Keene y tantos otros, claros vestigios de las voces narrativas post-faulknerianas o heredadas del Nouveau Roman?230

Sans compter, bien entendu, les auteurs qui pratiquent à la fois le roman et le théâtre – notamment Samuel Beckett et Marguerite Duras– et dont l’écriture finit par s’installer en un entre-deux entre narrativité et théâtralité, impliquant un mouvement d’influences réciproques.

S’agissant de l’œuvre sanchisienne, cette négligence de la critique est d’autant plus dommageable que le dramaturge n’a cessé de proclamer son attachement au brechtisme qui suppose, comme nous l’avons vu, une conception secondarisée du texte théâtral intégrant des sources littéraires d’origines diverses. Dès 1969, José Sanchis récuse expressément l’idée de création ex nihilo :

[L]a compleja realidad contemporánea no puede ser captada ni expresada íntegramente por medio de la intuición creadora: ésta, cuando quiere satisfacer algo más que la propia necesidad de expresión o la ajena de expansión, debe apoyarse en el esfuerzo creativo de otros, asumirlo y prolongarlo de acuerdo con las exigencias del momento histórico231. Dans la droite lignée de Brecht, le dramaturge espagnol semble ainsi assumer la nature éminemment collective de la création théâtrale qui, au niveau de l’écriture, se traduit par le recours à un déjà-écrit, non dans la perspective d’un plagiat, mais selon des modalités qui constituent ce que nous avons appelé une poétique des intercesseurs.

1.1.2. Pièces originales versus pièces adaptées ?

L’insuffisance du discours critique sur la pratique adaptative de José Sanchis implique, du reste, qu’il est possible d’établir une séparation typologique dans son théâtre entre les adaptations, considérées comme appendice subsidiaire, et les pièces dites « originales » qui constitueraient le noyau essentiel de l’œuvre. Dans José

Sanchis Sinisterra: l’espai fronterer, Santiago Fondevila propose ainsi un classement

bibliographique dissociant « las dramaturgias » –nous reviendrons plus tard sur ce terme– des « textos escénicos originales »232. Or la notion d’originalité appliquée au théâtre sanchisien est loin de relever de l’évidence. On constate en effet que de nombreux textes rangés par Santiago Fondevila dans cette dernière rubrique résultent

230 José Sanchis Sinisterra, « La narraturgia », art. cit., [page consultée le 23/03/2012].

231 José Sanchis Sinisterra, « Después de Brecht », art. cit., p. 97.

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en vérité de procédés hypertextuels manifestes. Tel est le cas de Ñaque, El retablo de

Eldorado ou encore Lope de Aguirre, traidor. On pourrait également citer Naufragios de Álvar Nuñez, premier opus de la Trilogía Americana librement inspiré de la

chronique du conquistador. À l’évidence, ces pièces ne sont pas des adaptations, mais en pratiquant une écriture au second degré et, qui plus est, en revendiquant explicitement ses sources, José Sanchis semble prendre ses distances avec l’originalité d’inspiration romantique.

Consciente du caractère inopérant de ce concept appliqué à l’œuvre sanchisienne, Marcela Beatriz Sosa propose dans sa thèse, Las fronteras de la ficción:

el teatro de José Sanchis Sinisterra, d’établir une distinction au sein de l’œuvre entre

les réécritures, « donde el énfasis se pone en la elaboración de un discurso propio »233 et les dramaturgies « que, tradicionalmente conocidas como adaptaciones, hacen explícita su relación de subsidiaridad con respecto a otro texto, es decir, con el objetivo más o menos inmediato de una puesta en escena, es decir, enfatizan el discurso ajeno »234. Mais cette dernière rubrique semble inscrire la pratique de José Sanchis dans une conception classique et restrictive de l’adaptation comme simple translation d’un récit dans une forme théâtrale. Or, le dramaturge insiste lui-même sur l’idée qu’en pratiquant cette modalité de réécriture, il ne recherche aucunement une domestication des hypotextes, c’est-à-dire « convertir la sustancia peculiar de un relato en algo similar a las obras de teatro conocidas, [sino] una teatralidad distinta, una teatralidad diferente, desafiada y cuestionada por el texto narrativo originario »235. José Sanchis met donc l’adaptation au service d’une approche théâtrale visant à s’affranchir des conventions en vigueur.

S’il fallait choisir une classification bibliographique, on adopterait volontiers celle de Manuel Aznar Soler236 qui échappe au clivage artificiel entre pratique adaptative et pièces originales au profit d’une seule et même rubrique. De cette manière, les adaptations se trouvent associées au mouvement général de l’œuvre dont elles participent pleinement. Mais une telle classification, cohérente au regard de la

233 Marcela Beatriz Sosa, Las fronteras de la ficción: el teatro de José Sanchis Sinisterra, op. cit., p. 137.

234 Ibid., p. 137.

235 José Sanchis Sinisterra, Dramaturgia de textos narrativos, op. cit., pp. 11-12.

236 Manuel Aznar Soler, « Introducción », art. cit., pp. 105-108. Si Manuel Aznar Soler intitule cette rubrique « obras de teatro y dramaturgias », Virtudes Serrano va plus loin encore, rangeant toutes les pièces, y compris les adaptations, dans une catégorie commune intitulée « obras teatrales ». Cf. Virtudes Serrano, « Introducción », art. cit., pp. 79-84.

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poétique sanchisienne, ne doit pas occulter ce qui fonde la singularité de la praxis adaptative du dramaturge. Aussi convient-il de s’interroger sur les spécificités de celle-ci par rapport à une conception classique de l’adaptation, telle qu’on la retrouve généralement dans le théâtre contemporain.