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Le métathéâtre sanchisien : entre baroque et modernité

MÉTATHÉÂTRE ET ESTHÉTIQUE BAROQUE

1. Le métathéâtre sanchisien : entre baroque et modernité

En lieu et place d’une étude panoramique du métathéâtre tel qu’il se manifeste dans l’ensemble de l’œuvre de José Sanchis, nous proposons d’aborder cette dimension inhérente à son théâtre en tenant compte de l’intérêt du dramaturge pour les formes théâtrales populaires du XVIIe siècle et une conception de l’œuvre d’art héritée de l’esthétique baroque.

1.1. Nature et fonction du métathéâtre baroque

Si le métathéâtre ne paraît pas attaché à une époque particulière, il a pourtant connu un développement considérable à l’âge baroque. Il suffit, pour s’en convaincre, de considérer les chefs-d’œuvre de Shakespeare (Hamlet, La tempête), Calderón (La

vida es sueño, El gran teatro del mundo) ou encore Corneille (L’illusion comique).

Ces quelques exemples emblématiques témoignent à eux seuls de l’intérêt que les dramaturges du XVIIe siècle ont accordé à la dimension autoréférentielle du drame, et plus particulièrement au procédé du théâtre dans le théâtre.

Comment expliquer l’ampleur de ce phénomène ? Selon Georges Forestier, « la fortune subite [du métathéâtre] n’est explicable que parce qu’il s’agit d’une technique qui correspondait aux tendances artistiques de l’époque, à la volonté d’innovation des dramaturges et aux demandes d'un public avide de nouveautés »150. Au-delà du simple effet de mode, ce goût pour les procédés métathéâtraux doit aussi être interprété comme un phénomène en phase avec l’imaginaire baroque, et notamment avec une conception du monde, où le paraître prend le pas sur l’être. Le théâtre de cette époque fait la part belle aux jeux de miroirs, aux décors en trompe-l’œil ; les pièces se dédoublent, les plans fictionnels se multiplient de sorte que prédomine un sentiment de doute et de confusion. Il y a d’abord la stupeur du héros baroque qui ne cesse d’aller de surprises en imprévus, hésitant entre les différentes identités qu’il se découvre. On pense à la destinée capricieuse de Segismundo dans La vida es sueño, tour à tour prince

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et esclave aux prises avec un monde aux fluctuations multiples. À cela s’ajoute l’incertitude produite par le dédoublement entre la réalité et l’illusion propre à la mise en abyme. Dans la pièce baroque, le spectateur est donc appelé à devenir acteur et à s’aventurer lui-même dans un dédale d’apparences fuyantes, au risque de s’y perdre.

Dans ce jeu de transformations, la seule réalité qui subsiste est donc celle de la duplicité, propriété théâtrale par excellence que l’art de la scène érige en loi du monde. On peut ainsi dire que l’âge baroque marque une prise de conscience dans l’histoire du spectacle occidental sous la forme d’un renversement à la fois esthétique et philosophique : le théâtre n’aspire plus à être un simple reflet du monde ; c’est désormais le monde qui découvre et proclame sa propre nature théâtrale, suivant le

topos on ne peut plus baroque du theatrum mundi.

Or tout art qui devient le mode d’expression d’une époque finit par se prendre pour son propre objet. Le succès du théâtre à l’époque baroque l’amène ainsi à se mettre lui-même en scène. Jean Rousset remarque que « le théâtre après 1630 atteint une sorte d’âge adulte ; il est naturel qu’il se discute, se disculpe, se demande ce qu’il est ; c’est pourquoi le sujet de la comédie, c’est la comédie même »151. Comme si, à force de se dédoubler, le théâtre se voyait contraint de se regarder lui-même et donc de dévoiler son propre système de valeurs. Rousset analyse ainsi le sens d’un tel dédoublement :

Il est naturel que cette époque qui s’exprime par le théâtre et qui exprime tout, jusqu’à son angoisse et ses interrogations, en termes de théâtre, achemine à ses extrêmes conséquences le principe de tout théâtre : le masque et le décor, et en vienne à faire du théâtre lui-même l’objet de son théâtre, en multipliant le théâtre et la pièce dans la pièce152.

Si le théâtre classique, en favorisant l’illusion d’un mimétisme entre le monde et sa représentation, a tenté d’atténuer cette dimension métathéâtrale, au XXe siècle, nombreux sont les dramaturges qui ont renoué avec la tradition baroque. Ainsi, chez Pirandello comme chez les auteurs dit de l’absurde, le théâtre est littéralement partout dans les pièces. Il se glisse dans le fonctionnement de l’espace et dans celui du temps, il apparaît à chaque instant dans la structure des œuvres, se parodiant avec humour. Ce regain d’intérêt pour le métathéâtre coïncide avec une réflexion générale sur les conventions du drame naturaliste. Le procédé apparaît alors comme la voie royale pour

151 Jean Rousset, La littérature de l’âge baroque en France. Circé et le paon. Paris, José Corti, 1954, p. 70.

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dénoncer la mimèsis et interdire toute possibilité d’identification. Il n’est pas moins vrai que le théâtre moderne, en renouement avec ce goût prononcé pour le métathéâtre, a également repris à son compte le topos du theatrum mundi, en l’actualisant au contexte socio-historique de l’après-guerre, comme le souligne Michel Pruner :

Il s’agit non seulement de dénoncer les conventions théâtrales mais aussi de mettre en évidence la vaine théâtralité de l’existence. La vie n’est qu’une gesticulation de pantins qui n’existent pas autrement que sur une scène de théâtre153.

On le voit, le métathéâtre, sans être l’apanage d’une époque, reste fortement ancré dans la mentalité baroque. C’est précisément ce rapport d’affinités entre un procédé dramaturgique et une certaine lecture du réel qui justifie son actualisation dans le théâtre moderne, tant il est vrai que ce dernier naît du refus d’un pseudo-réalisme des apparences.

1.2. Le dévoilement des conventions théâtrales

Inscrite dans ce double prolongement de la dramaturgie baroque et moderne, l’œuvre de José Sanchis ne cesse de mettre en scène le théâtre tout en révélant la nature éminemment théâtrale de l’existence. Cette dimension prégnante dans les pièces du corpus représente une véritable constante de toute son œuvre. On pense notamment à son théâtre bref qui, tout comme chez Beckett, participe d’une sorte de laboratoire théâtral, où le dramaturge expérimente de nouvelles formes dramaturgiques154. Cette dimension métathéâtrale est également omniprésente dans Los figurantes, mettant en scène la rébellion des figurants d’une pièce contre les premiers rôles. En dédiant son texte à « los luchadores sandinistas »155, le dramaturge reprend à son compte la dimension parabolique du theatrum mundi. La trilogie La escena vacía peut également être lue comme une variation sur un thème métathétral puisque ces trois pièces partent d’une situation identique : deux comédiens pauvres, dénués de moyens scéniques,

153 Michel Pruner, Les théâtres de l’absurde, Paris, Nathan, 2003, p. 145.

154 Nous aborderons plus loin (§ II.3.3.2.) les pièces brèves de José Sanchis à la lumière de l’influence de Beckett.

155 José Sanchis Sinisterra, Los figurantes, Madrid, Visor, 1996, p. 5. À propos de la nature éminemment métathéâtrale de cette pièce, l’auteur fait la remarque suivante : « La desazón y la reflexión se desplazan, inevitablemente, hacia esos otros figurantes de la vida y de la Historia. Hacia esos seres anónimos, insignificantes, condenados a actuar de comparsas en los grandes dramas, comedias, tragedias y farsas que tejen y destejen el destino de los pueblos en el Teatro del Mundo » (José Sanchis Sinisterra, « Figuración », in José Sanchis Sininsterra, Los figurantes, op. cit., p. 10).

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doivent faire appel à leur imagination pour combler la solitude du plateau, mettant ainsi à nu l’acte théâtral en tant que représentation du monde.

José Sanchis reconnaît avoir recours aux procédés métathéâtraux dans une double perspective :

[N]o sólo para elaborar subrepticia o claramente un discurso sobre el arte dramático y/o para mostrar los entresijos del mundillo escénico, sino, sobre todo, para suscitar in situ una reflexión sobre los múltiples deslizamientos que el juego de las identidades provoca entre el ser y el parecer, entre lo fingido y lo verdadero156.

On voit combien le métathéâtre sanchisien, par cette volonté de brouiller les frontières entre le monde et sa représentation, s’inscrit directement dans une conception baroque de l’œuvre d’art. En mettant à nu les conventions théâtrales et en dévoilant l’envers du décor, il permet également d’interroger le rapport du théâtre au réel. Ainsi, dans la lignée de la dramaturgie brechtienne, José Sanchis tient à souligner que « el teatro nunca ha reflejado la realidad, sino las imágenes y representaciones mentales que los diferentes grupos humanos se construyen para soportarla, (y por eso) se vuelve a veces hacia sí mismo para enseñar el arte de la desconfianza »157. Méfiance vis-à-vis de la représentation naturaliste qui cherche à faire coïncider le monde et son image et que le dramaturge inocule au spectateur en le forçant à assumer sa condition de complice et de témoin d’un simulacre. Le métathéâtre, en complexifiant le rapport entre la salle et la scène, apparaît non seulement comme « un recurso a esa distanciación mal entendida que esterilizó la rica herencia brechtiana, sino también como la posibilidad del ingreso en un marco lógico y lúdico superior, pretexto y ocasión para ejercitarse en el difícil arte de la recepción adulta »158. C’est à cette émancipation du récepteur que travaille sans relâche José Sanchis. Voilà pourquoi, dans son œuvre, la représentation du monde suppose le dévoilement des codes dramaturgiques sous-jacents. Ce que permet la métathéâtralité, c’est précisément l’affirmation du caractère illusoire du théâtre qui atteint, par ce biais, un nouveau degré de réalité, « el de objeto artificial pensado y creado para impedir la ingenua identidad entre el Mundo y su representación »159.

156 José Sanchis Sinisterra, « Metateatro », in José Sanchis Sinisterra, La escena sin límites, fragmentos

de un discurso teatral, op. cit., p. 262.

157 Ibid., p. 262.

158 Ibid., p. 263.

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La forte tension métathéâtrale de l’œuvre sanchisienne donne ainsi lieu à une profusion de procédés à même de créer au sein de l’espace scénique cette zone privilégiée où le théâtre se donne pour ce qu’il est. Patrice Pavis regroupe les manifestations métathéâtrales sous quatre grandes catégories, également repérables dans l’œuvre de José Sanchis : le théâtre dans le théâtre, l’image de la réception de la pièce, la conscience de l’énonciation et la représentation du travail théâtral de la mise en scène. Dans le cadre de notre étude, nous analyserons ces deux premiers types de façon autonome car ils répondent à des fonctions clairement différenciées. Nous regrouperons les deux dernières dans la mesure où, comme nous allons le voir à travers l’étude de notre corpus, c’est essentiellement par la représentation scénique du travail théâtral de mise en scène que jaillit, chez José Sanchis, la conscience de l’énonciation.