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EN MARGE DU LOGOCENTRISME

1. Texte versus représentation

Tourmentés par cette insaisissabilité ontologique, créateurs et critiques ont pourtant toujours cherché à la réduire en postulant l’existence d’un canon théâtral unique. Au cours du XXe siècle, les débats se sont ainsi polarisés autour de deux grandes approches, l’une consistant à accorder une importance majeure au texte par rapport à la représentation et l’autre défendant la primauté et l’autonomie du spectacle face au texte. Force est d’ailleurs de remarquer que les termes spécifiques de

représentation et mise en scène sont loin d’être neutres et situent d’emblée le texte

comme premier par rapport à l’événement scénique, réduisant celui-ci à un simple phénomène de redondance. Anne Ubersfeld met en garde contre la sacralisation de la dimension littéraire du théâtre :

[L]e danger principal de cette attitude réside certes dans la tentation de figer le texte, de le sacraliser au point de bloquer tout le système de la représentation et l’imagination des

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« interprètes » (metteurs en scène et comédiens) ; il réside encore plus dans la tentation inconsciente de boucher les fissures du texte, de le lire comme un bloc compact qui ne peut être que reproduit à l’aide d’autres outils, interdisant toute production d’un objet artistique. Le plus grand danger est de privilégier non le texte, mais une lecture particulière du texte, historique, codée, et que le fétichisme textuel permettrait d’éterniser191.

Cette conception du rapport entre le texte et la représentation instaure nécessairement un débat en termes de fidélité et de trahison, limitant le champ d’autonomie du spectacle, qui se trouve dès lors conditionné par une sémiotique exclusivement textuelle.

À l’inverse, la modernité théâtrale a favorisé l’autre attitude, qui consiste à privilégier la représentation au détriment du texte, quitte à se passer de celui-ci, pour développer un art du spectacle fondé sur la rencontre entre interprètes et spectateurs. Refusant d’assimiler le texte littéraire à l’art théâtral, Jerzy Grotowski remarque ainsi que « les pièces publiées en livres sont désignées sous le titre de Théâtre –une erreur à mon sens, parce que ce n’est pas du théâtre, mais de la littérature dramatique »192.

Dans le contexte espagnol des années 70, le théâtre atextuel connaît son heure de gloire, notamment en Catalogne, où il est lié à l’émergence de célèbres compagnies telles que Els Joglars, Comediants ou encore La Fura dels baus, privilégiant l’art scénique et reléguant le texte à une fonction subalterne au sein du système sémiotique de la représentation. Mais cette attitude radicale, si elle a donné lieu à des expériences théâtrales innovantes, a néanmoins dérivé vers un théâtre de la performance sans réelle velléité dramaturgique, fondé essentiellement sur l’instantanéité de la représentation. On pourrait citer à titre d’exemple les expérimentations actuelles de Roger Bernat qui repose essentiellement sur une approche participative du public et réduit le spectacle à une expérience sensorielle au détriment d’une véritable sémiotique théâtrale. En tant qu’auteur et metteur en scène, José Sanchis ne reste pas insensible à ce débat qui agite la scène espagnole dans les années 70 et dénonce les excès d’un théâtre purement littéraire :

[El] teatro basado en la palabra comunica la mayor parte de sus contenidos a través de la expresión oral, del lenguaje verbal que, como se sabe, no es más que uno de los posibles lenguajes de la escena y no precisamente el más específicamente dramático193.

191 Anne Ubersfeld, Lire le théâtre I, Paris, Belin, 1996, p. 14.

192 Jerzy Grotowski, Vers un théâtre pauvre, Paris, L’âge d’homme, 1971, p. 54.

193 José Sanchis Sinisterra, « Presente y futuro del teatro español », in José Sanchis Sinisterra, La escena

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Il pratiquera d’ailleurs lui-même la création collective, popularisée en 1968 par Ariane Mnouchkine et le Théâtre du Soleil194. Dans cette pratique scénique, le texte ne préexiste pas à la mise en scène, mais il est créé selon les exigences de cette dernière, en mettant les comédiens dans des situations d’improvisation permettant de fixer au fur et à mesure de l’élaboration du spectacle une trame textuelle. Mais le positionnement de José Sanchis en faveur d’une conception scénique du théâtre ne doit pas trop rapidement être interprété comme un principe immuable. Il faut davantage le lire comme une critique liée aux circonstances du panorama théâtral de l’Espagne des années 60 qui, à quelques exceptions près, restait majoritairement imperméable aux grands courants novateurs du théâtre européen de cette époque. Ainsi, contrairement à Albert Boadella qui demeurera, quant à lui, fidèle à une approche essentiellement scénique du théâtre, dès les années 70, José Sanchis perçoit dans ce courant atextuel un appauvrissement de l’expression théâtrale qui, en délaissant le texte, se prive aussi de la force évocatrice du langage. Son attitude est en cela très proche de celle du dramaturge catalan Josep Maria Benet i Jornet qui considère la dimension textuelle comme inhérente à la pratique théâtrale :

La paraula és el llenguatge més complexe i sofisticat que l’home ha creat. Per tant, no hi ha per mi millor llenguatge que permeti d’expressar conceptes complexos. Allò que una imatge val més que mil paraules és una fal·làcia total. Treballar amb la paraula és treballar amb l’arma d’expressió més noble que l’home té, i per tant, és lògic que, en conseqüència, defensi el teatre de la paraula195.

Le parti pris de José Sanchis en faveur d’un théâtre de la parole répond également à l’idée que le texte constitue un matériau de premier ordre pour élaborer une structure dramaturgique signifiante.

Inscrite dans une poétique éminemment frontalière, sa conception théâtrale ne se limite pourtant pas à revendiquer le langage en tant que mode d’expression privilégié et à récuser toute approche scénique. José Sanchis poursuit en réalité une

194 Cf. à ce sujet José Sanchis Sinisterra, « Práctica teatral con adolescentes », in José Sanchis Sinisterra,

La escena sin límites, fragmentos de un discurso teatral, op. cit., pp. 310-315. Publié pour la première

fois en 1978 dans la revue Pipirijaina, cet article expose la conception sanchisienne de la création collective. « Desde la perspectiva concreta de mis experiencias con niños y jóvenes en un contexto educativo, explique José Sanchis, considero que el enfoque más adecuado para configurar esta zona es la creación colectiva. Entiendo, obviamente, por creación colectiva la voluntad comunicativa del grupo en torno a un tema por el que sus miembros se sienten concernidos » (p. 311).

195 Propos de Josep Maria Benet i Jornet recueillis in Miquel M. Gibert, « Aproximació al primer teatre de Josep M. Benet i Jornet », in Enric Gallén et Miquel M. Gibert (éd.), Josep M. Benet i Jornet i la

fidelitat al teatre de text, Barcelona, Eumo Editorial, 2001, p. 35. Rappelons que José Sanchis Sinisterra

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double visée : il souhaite d’une part questionner le langage théâtral depuis le théâtre lui-même, dans la lignée des réflexions de Beckett et de Pinter sur les apories du sens et de la communication, et de l’autre, il cherche une voie praticable entre la littérature dramatique et l’art de la scène.

Son intérêt pour les formes théâtrales du baroque populaire n’est d’ailleurs pas sans lien avec cette double visée, tant il est vrai qu’elles reposent sur une conception du texte théâtral échappant au débat général que nous venons d’exposer pour développer un usage singulier de l’œuvre dramatique que José Sanchis intègre à sa propre poétique.