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Le spectateur inscrit dans le cerce de la représentation

MÉTATHÉÂTRE ET ESTHÉTIQUE BAROQUE

3. Le spectateur inscrit dans le cerce de la représentation

La projection du processus de réception au sein de la pièce constitue une nouvelle modalité métathéâtrale, indissociable d’une cosmovision baroque qui, en favorisant les renversements de perspective, ne cesse d’interroger le regard et, partant, le lien qui nous unit au monde.

3.1.

Abattre le « quatrième mur »

Dès les premières répliques de Ñaque, Ríos et Solano manifestent qu’ils voient les spectateurs, laissant ainsi entendre qu’ils ne sont pas dupes du rapport scène/salle :

SOLANO.— Mira aquel hombre. RÍOS.— ¿Cúal?

SOLANO.— Aquél. El de la barba. RÍOS.— Todos tienen barba. SOLANO.— El de las gafas. RÍOS.— Todos tienen gafas. SOLANO.— El de la nariz. RÍOS.— ¡Ah, sí ! (Ñ, p. 126)

C’est la convention tacite du quatrième mur que le dramaturge fait ici voler en éclats au profit d’un rapport contigu entre la scène et la salle.

Dans El retablo de Eldorado, José Sanchis développe également un cadre dramaturgique semblable, permettant d’intégrer le spectateur dans le cercle de la représentation. À la fin du premier acte, la sombra semble percevoir dans la pénombre de la salle « espíritus de otros tiempos que nos miran y ríen de vuestra necedad » (RED, p. 301). Suite à cette première référence, les spectateurs réels sont alors subtilement assimilés au public de la fiction assistant à la pièce de Don Rodrigo depuis le hors-scène. Le dramaturge renouvellera ce dispositif dans ¡Ay, Carmela! où le public réel se confond avec des militaires franquistes qui, dans la fiction, sont les destinataires du spectacle imaginé par Paulino et Carmela. Ce jeu sur la double énonciation caractéristique du discours théâtral se complexifie davantage lorsque Chanfalla en vient lui-même à s’interroger sur l’identité de ce public plongé dans la pénombre :

Macarelo, hideputa, responde y ¡ no te encubra ! ¿No se te habrán tragado esos espíritus que dice doña Sombra? (Quiere reír pero la inquietud le gana) ¿Quién hay ahí? Juro a mí que talmente siento como si unas miradas me amenguesen (RED, p. 354).

Première intercession. Retour sur le baroque populaire : la théâtralité en question

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Tout se passe comme si, par ce bref moment de lucidité, Chanfalla prenait conscience de n’être qu’une apparition en un lieu où tout semble rêvé. Se voyant lui-même comme comédien, ne fût-ce qu’un seul instant, il oblige le spectateur à se reconnaître en tant que tel.

Il en va de même dans Lope de Aguirre, traidor, où le choix d’une dramaturgie essentiellement épique situe également le spectateur dans la position du destinataire premier des monologues, soit par son assimilation à un personnage situé dans le hors-scène, comme dans le monologue de Don Fernando Guzmán où ce dernier s’adresse à son secrétaire, soit en le plaçant en position de voyeur atemporel des divagations discursives des différents personnages.

Une communauté d’acteurs face à une communauté de spectateurs : le théâtre apparaît, par ce biais, sous sa forme la plus essentielle. En abolissant le quatrième mur, José Sanchis récuse donc une conception théâtrale qui chercherait à apporter sur la scène un fragment de réalité, comme le voudraient les tenants du drame réaliste. Sa visée consiste à exorciser le démon de l’analogie, en dévoilant la réalité première du théâtre, qui ne réside ni dans le langage ni dans les systèmes sémiotiques de la représentation, mais dans la rencontre entre acteurs et spectateurs, dans cet « être-là ensemble » qui constitue le degré zéro de l’évènement théâtral.

3.2. L’adresse au public : identification ou distanciation ?

Dans son essai sur El teatro y la teatralidad del Barroco, Emilio Orozco Díaz défend l’idée que ce rapprochement entre la scène et la salle caractérise au plus haut point la théâtralité baroque :

[En el teatro barroco] destaca la zona de enlace del proscenio, en que espectacularmente actuaban los personajes, éstos que en los frecuentes monólogos y apartes avanzaban hacia el público, lo que incluso materialmente ese rechazaba ya que en el tipo de escenario del teatro isabelino, se adelantaba un pequeño cuerpo en la parte central de la plataforma para entrar en el espacio propio de los espectadores160.

L’adresse au public serait ainsi, selon Emilio Orozco, au service de la fonction cathartique de l’œuvre théâtrale, marquant le degré maximal d’identification du spectateur au personnage. « Es un convencionalismo de la técnica teatral, poursuit Emilio Orozco, pues el personaje no se dirige ya a otro personaje, sino sólo al público.

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Es un pensar en voz alta para vivir con él la situación dramática »161. Mais est-il seulement possible de s’identifier au héros baroque qui sans cesse se cache derrière des masques, jouant un rôle à son insu ?

Nous pensons au contraire que l’art baroque est par excellence un art qui exige du spectateur non pas qu’il s’identifie, mais qu’il se mette en mouvement afin de ne pas perdre pied dans ce dédale d’apparences fuyantes qu’est devenu le théâtre. C’est d’ailleurs dans cette perspective que José Sanchis conçoit le rapprochement entre la scène et la salle :

Al arrancar al público de su oscura impunidad, se disuelven los límites entre la escena y la sala, no para suscitar una ilusión sino –muy al contrario– para provocar la dispersión, el descentramiento y la multiplicidad de las perspectivas : laberinto de espejos en que el sujeto se dobla y se desdobla, metáfora de toda representación162. Les effets de théâtralisation propres à l’esthétique baroque doivent davantage être interprétés dans le cadre d’un mouvement général de distanciation dans le sens brechtien du terme, c’est-à-dire comme volonté d’engager le spectateur au sein d’un processus interprétatif où rien ne va de soi car toute représentation se donne pour ce qu’elle est : une construction formelle et idéologique. À la suite de Brecht, José Sanchis cherche ainsi à créer dans le théâtre les conditions de cette mise à distance du réel que Vélasquez instaura trois siècles plus tôt dans l’art de la peinture. Joel Snyder et Ted Cohn font à propos de Las Meninas l’observation suivante :

Velázquez wanted the mirror to depend upon the useable painted canvas for its image. Why should he want that? The luminous image in the mirror appears to reflect the king and queen themselves, but it does more than just this: the mirror outdoes nature. The mirror image is only a reflection. A reflection of what? Of the real thing —of the art of Velázquez163.

Certes, l’image réfléchie dans le miroir est elle-même un reflet, mais moins de l’art de Vélasquez que de la peinture tout entière, saisie dans son principe essentiel et ontologique : l’illusion figurative du réel. Jean Rousset montre que l’esthétique baroque décline à l’infini le jeu de miroirs, partant de l’idée « qu’il faut le détour de la feinte pour atteindre à la vérité »164. En faisant du théâtre le sujet de son œuvre, José

161 Ibid., p. 57.

162 José Sanchis Sinisterra, « Ñaque o de piojos y actores », art. cit., p. 64.

163 Joel Snyder et Ted Cohen, « Reflexions on Las Meninas: paradox lost », in Critical Inquiry, n° 6, Printemps 1980, p. 485. Traduction en français : « Vélasquez voulait que l’image projetée dans le miroir dépende du reste de la toile peinte. Pourquoi voulait-il cela ? L’image lumineuse du miroir semble réfléchir le roi et la reine mais il fait plus que cela : il contrefait la nature. L’image réfléchie est seulement une réflexion. Une réflexion de quoi ? Du chef-d’œuvre véritable ; de l’art de Velázquez ».

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Sanchis cherche lui aussi à pratiquer un art du détour et de la démystification à une époque où le faux ne cesse de supplanter le vrai. Aussi conçoit-il le théâtre comme le lieu d’un renversement, mettant à nu, pour mieux la dénoncer, la vérité du spectacle et cette exaltation du simulacre165 caractéristique de notre époque postmoderne.