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LE REFUS DU FABLISME

3. El retablo de Eldorado : une dramaturgie des tableaux

3.3. Le retable comme principe dramaturgique

3.3. Le retable comme principe dramaturgique

La notion de retable renvoie explicitement au domaine de la peinture et induit l’idée d’une composition d’éléments hétérogènes inscrits dans un ensemble cohérent. Il y a consonance entre le retable et le goût prononcé des artistes baroques pour les compositions multiformes, enchevêtrées, favorisant la multiplication des points de vue. Mais c’est pourtant au XVIIIe siècle que naît l’idée de soumettre la dramaturgie à l’esthétique picturale pour mener à bien une véritable refondation de l’art théâtral fortement menacé par l’académisme. Destiné à remplacer le coup de théâtre jugé trop artificiel, le tableau dramatique inaugure alors un nouveau réalisme. Selon Diderot, il permet en effet « une disposition des personnages sur la scène si naturelle et si vraie que rendue fidèlement par un peintre, elle plairait sur la toile »112.

Pourtant, ce n’est pas cette tension naturaliste du tableau dramatique –ancrée dans une conception de la peinture propre au XVIIIe– qui intéresse José Sanchis, mais plutôt le fait que ce nouvel agencement pose inévitablement le problème de la tension entre l’immobilité et le mouvement, jouant sur un principe essentiel du drame classique, celui de la progression et de l’enchaînement linéaire, qui veut que tout aille dans la direction unique d’un dénouement. Dans une dramaturgie des tableaux, ce principe est supplanté par une nouvelle découpe plus statique, où la notion de situation tend à dominer celle d’action. C’est l’idée même de la fable, en tant que dynamique organisatrice du drame qui se trouve dès lors remise en cause.

Le retable fonctionne sur un principe semblable, à la différence près que la succession des tableaux laisse place à une composition régie par un rapport complexe

112 Denis Diderot, Le fils naturel et les entretiens, Paris, Larousse, 1975, p. 116. À propos de l’influence de la peinture sur les conceptions dramatiques de Diderot, cf. Catherie Ramond, « Les Salons de 1759, 1761 et 1763 au regard des théories dramatiques de Diderot », in Aurélie Gaillard (éd.), Pour décrire

un Salon : Diderot et la peinture (1759-1766), Bordeaux, Presses Universitaires de Bordeaux, 2007, pp.

87-101. Et plus globalement sur l’importance de l’esthétique picturale dans la refonte du théâtre au XVIIIe siècle, cf. Pierre Franz, L’esthétique du tableau dans le théâtre du XVIIIe siècle, Paris, PUF,

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d’autonomie et de complémentarité entre chaque partie et l’ensemble. Si le retable atteint son âge d’or à l’époque baroque, c’est qu’il permet de complexifier jusqu’au paroxysme une représentation du monde où les contrastes se fondent en un ensemble harmonieux. Ce principe structurel appliqué à la matière théâtrale implique deux étapes distinctes dans l’élaboration de la pièce : en premier lieu, la sélection des scènes à représenter, et ensuite les modalités du montage dramatique.

3.3.1. La sélection des tableaux

Dans la loa liminaire du spectacle de Chirinos et Chanfalla, le sujet de ce dernier est clairement énoncé. Il s’agit de faire « la sincera relación de la vida oscura y clara [de Don Rodrigo] » (RED, p. 318) et plus particulièrement des quarante années qu’il a passées en Amérique au service de la Couronne d’Espagne. De cette expérience vitale, José Sanchis retient les principales étapes qui, organisées chronologiquement, composent les différentes situations dramatiques. On peut ainsi repérer neuf tableaux : l’enfance de Don Rodrigo, marquée par la relation tumultueuse avec son père, où l’on apprend les raisons qui l’obligent à quitter le domicile familial ; l’arrivée à Séville, la vie misérable et le choix d’immigrer en Amérique ; le dangereux périple en mer ; la découverte du Nouveau Monde et les premiers contacts avec les Indiens qui confrontent le conquistador au problème de l’esclavage ; la rencontre avec le capitaine Don Palomeque à La Havane, permettant à Don Rodrigo d’insister sur les exactions commises par les Espagnols lors de la Conquête ; l’apparition héroïque de Hernán Cortés ; la bataille de Tenochtitlan et l’émerveillement face au courage des Indiens ; l’allégorie du Pérou et la splendeur d’Atahualpa ; l’expédition à la recherche de l’Eldorado et la descente de l’Amazone ; et enfin, le suicide de Don Rodrigo. Avec ce dernier tableau, le temps du retable rejoint celui de la pièce-cadre mettant un terme aux aventures du conquistador ainsi qu’à l’œuvre elle-même.

Certes, il existe bien dans cette succession de tableaux un fil narratif de nature biographique. Tout comme dans Ñaque, une fable est donc repérable dans le spectacle, mais le choix d’une dramaturgie des tableaux la soumet nécessairement au principe du montage de sorte que la découpe prime sur le continuum narratif. Il existe à cet égard une certaine affinité entre la notion de retable et celle de montage dramatique telle que la théorise Brecht, c’est-à-dire comme mise en présence de situations au sein d’un

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cadre dramaturgique producteur de sens. Rappelons du reste que le refus du fablisme dans le théâtre de José Sanchis est indissociable de la recherche d’un déploiement de l’œuvre non-linéaire bien que cohésif, qui l’éloigne par exemple du théâtre d’Heiner Müller, où le montage dramatique fonctionne davantage comme un principe de déstructuration radicale. Dans El retablo de Eldorado, la fable est ainsi soumise à une opération de décomposition et de recomposition, laissant clairement apparaître les effets de rupture.

3.3.2. Montage dramatique et effets de rupture

Si l’esthétique du retable met en jeu une harmonie discontinue, on remarque que le spectacle tel qui est interprété dans le deuxième acte est également émaillé par des interruptions fréquentes, qui sont l’occasion pour les comédiens d’émettre des jugements sur leur propre représentation. Ces commentaires portent tantôt sur la forme du spectacle, permettant à l’auteur d’exprimer ses propres conceptions théâtrales par l’entremise des personnages comédiens, tantôt sur le sujet de la pièce, la Conquête des Amériques, qui fait ainsi l’objet d’un questionnement. Dans le tableau sur la bataille de Tenochtitlan, alors que Don Rodrigo se perd dans les détails, Chanfalla l’interrompt :

CHANFALLA.— No se quillotre por tan poco, don Rodrigo (…) Y manos a la obra que se hace tarde y tenemos mucho que hacer y que decir y que mostrar…

RODRIGO.— ¿Mostrar dices, Chanfalla? Mostrar con tan mísero aparato los hechos y lugares y portentos que pasé, que parecían las cosas de encantamiento que cuenta el libro de Amadís (RED, p. 337).

Cette rupture participe d’une réflexion sur le défi théâtral que suppose la représentation sur une scène quasiment vide, dépourvue de moyens techniques, des aventures de Don Rodrigo qui se confondent avec l’histoire de la Conquête des Amériques. Mais c’est précisément ce défi qui oblige l’auteur, à travers les comédiens, à user d’une dramaturgie alternative à la mimèsis car s’il est bien impossible de « mostrar » (c’est-à-dire re-présenter) sur une scène de théâtre aux dimensions exigües de telles aventures, il est tout de même possible d’en rendre compte par des moyens dramaturgiques indirects, comme l’allégorie du Pérou :

(Entonces se descorre la cortina y aparece una alegoría del Perú y un muñeco que figura Atahualpa. Chanfalla, acabando de vestir un hábito de franciscano, baja del

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teatrillo y se coloca ante él.)

CHANFALLA.— Entonces llega ante [Atahulpa] fray Vicente de Valverde y le lee el Requerimiento (RED, p. 343).

On le voit, l’allégorie ne constitue pas uniquement un décor mais délimite un espace scénique –le « teatrillo »– sur la scène elle-même. En tant que métaphore d’un territoire mythique, associé dans l’imaginaire espagnol à ses mines d’or inépuisables, cette allégorie fonctionne également telle une forme-détour dénaturalisante qui, selon Jean-Pierre Sarrazac « s’éloigne de la ressemblance, (c’est-à-dire de l’illusion mimétique du naturalisme) pour faire ressortir la Figure »113. Elle permet ainsi de rendre compte d’une réalité par l’évocation d’un signifié qui n’est pas directement projeté sur la scène. Un tel procédé met en lumière toute l’ambivalence de la représentation théâtrale : loin de fonctionner uniquement sur le mode de l’illusion mimétique, elle met également en jeu une puissance évocatrice faisant appel à l’imaginaire du spectateur.

À l’instar de Ñaque, El retablo de Eldorado intègre ainsi en son sein des procédés dramaturgiques inspirés du théâtre baroque populaire, notamment du Retablo

de las maravillas de Cervantes, dont José Sanchis reprend la dimension métathéâtrale

pour élaborer une œuvre où la fable est, dans un premier temps, retardée car inscrite dans une structure textuelle qui déroge à la progression de l’action en projetant l’événement théâtral vers un horizon à venir. Dans un second temps, alors que débute le spectacle des aventures de Don Rodrigo, celui-ci est ordonné selon un principe de montage inspiré d’une dramaturgie des tableaux en consonance avec l’esthétique baroque. Il en résulte une écriture du montage qui contrevient, elle aussi, à la linéarité de la fable au profit d’un éclatement propre à l’esthétique du retable.

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