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LE REFUS DU FABLISME

4. Polyphonie et polysémie dans Lope Aguirre, traidor

4.4. Variations sur le thème de la trahison

4.4.1. Portraits croisés de Lope de Aguirre

Le premier monologue présente le point de vue de Juana Torralva, la servante d’Elvira de Aguirre, personnage privé « del derecho a la palabra» (LAT, p. 187). La perspective de José Sanchis coïncide d’emblée avec celle d’un être anonyme, en accord avec sa volonté d’aborder l’histoire par un biais mineur. En donnant en premier lieu la parole à Juana Torralva, l’œuvre s’érige donc en alternative à tout discours historique omniscient et supposément objectif au profit d’une approche qui plonge dans les méandres de l’intrahistoire pour faire advenir non pas une vérité mais un questionnement sur le passé commun des hommes.

Au niveau du langage dramatique, cette perspective suppose également l’élaboration d’un idiolecte rendant compte à la fois du statut social de la servante et

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de son époque. José Sanchis insère dans ce monologue des formes lexicales et syntaxiques propres à l’espagnol du Siècle d’Or qui, comme l’a montré Virtudes Serrano, est directement inspiré du principal hypotexte de la pièce, La Jornada de

Almagua y Eldorado141 . Du reste, la pluralité des idiolectes présents dans Lope de

Aguirre, traidor renforce les contrastes stylistiques entre monologues et participe d’un

effet de distanciation, tant il est vrai que le langage dramatique employé ici ne ressortit pas à un naturalisme de la parole, mais joue au contraire sur l’écart et l’étrangeté vis-à-vis du langage dramatique contemporain. Tel le prologue d’une tragédie, cette première scène permet de présenter l’action dramatique et le personnage de Lope de Aguirre afin que celui-ci inspire à la fois « crainte et pitié ». Elle instaure également un horizon tragique annonçant l’assassinat d’Elvira par son père et le dénouement funeste de l’expédition. L’enjeu de la trame est ainsi désamorcé dès l’ouverture de la pièce.

Suite à un bref interlude choral composé de voix s’entremêlant selon un collage chaotique, débute le second monologue qui se présente comme el « delirio del gobernador Pedro de Ursúa aquejado de fiebre » (LAT, p. 195). Le discours de ce personnage, emporté par la folie, se déploie suivant un désordre apparent qui rappelle les conditions du monologue intérieur. La scène permet de faire avancer le récit de l’expédition en exposant les raisons qui ont conduit à la mutinerie des marañones. Le personnage y décrit le combat acharné des hommes contre la force majestueuse de l’Amazone : « Nada podemos contra tamaño poderío. Ni Dios mismo tiene ya poder sobre esta monstruosa criatura ; es demasiada su espesura, su agua, su distancia, su vida cumulada, sus escondidas muertes » (LAT, p. 198-199). Le paradis terrestre que les conquistadors étaient venus chercher se transforme en un véritable enfer non sans rapport avec l’épisode biblique du déluge. À mesure que le mythe d’Eldorado laisse place à la réalité brutale de l’Amazonie, l’examen de conscience de Pedro de Ursúa prend des allures de confession. « Y ahora, al borde mismo de sus puertas, vienen a mí los muertos de estos años con los miembros trocados, me cierran en camino… » (LAT, p. 199), s’exclame-t-il avant que son délire ne se change en vision apocalyptique : « Veo las aguas rojas, largas estrías rojas descienden entre nosotros, y también, sí,

141 Virtudes Serrano fait à propos du personnage de ce premier monologue la remarque suivante : « El personaje pertenece a un tiempo, el siglo XVI, y su comportamiento lingüístico lo acerca temporalmente a los criados de ascendencia celestinesca […], fruto del estilo áureo » (Virtudes Serrano, « Introducción », art. cit., p. 54).

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también río abajo, veo manchas rojizas que acechan nuestro paso… » (LAT, p. 199). Celle-ci s’apparente à une vision annonciatrice de sa propre mort, mais aussi du destin tragique de l’expédition.

Le troisième monologue est un chant élégiaque, celui de Doña Inés de Arienza, maîtresse de Pedro de Ursúa en présence de la dépouille de ce dernier. La situation dramatique rappelle Cinco horas con Mario142, le roman de Miguel Delibes, où une femme veillant le corps de son mari se livre à un long monologue sur leur vie conjugale. D’un point de vue proprement narratif, Doña Inés relate les conditions de l’assassinat de Pedro de Ursúa, renversé par les mutins et remplacé par Don Fernando de Guzmán. Le nom de Lope de Aguirre, « el Loco », émerge peu à peu de l’anonymat, à mesure que se précise la visée politique des mutins : « Algunos ya no hablan de buscar, conquistar y poblar nuevas tierras, sino de alzarse contra el Rey y sus ministros, volverse hacia Perú […] para hacerse con todas sus provincias y riquezas, al grito de Libertad » (LAT, p. 201).

Il convient également de souligner que le personnage d’Inés jouit d’un statut particulier lié à ses origines ethniques. C’est en ces termes qu’elle se décrit elle-même :

Y ahora yo tendría que llorar por mí, Inés de Atienza, fruto mestizo de dos razas, injerta de español y sangre india, ni india ni española, sólo mujer sin amo, perra entre perros ávidos, sin más derecho a vivir que el que me da mi cuerpo deseado, disputado por hombres ruines que me acechan para el gozo o la muerte (LAT, p. 202).

Virtudes Serrano souligne à cet égard que « ser mujer y mestiza la convierte en lo otro y, por lo tanto, en víctima, aunque, ella misma lo reconoce, también está contaminada, como todos los participantes de esta historia y de las demás Historias »143. Inés paraît directement inspirée de la Malinche, personnage frontalier dont le point de vue ouvre sur une approche historique différente. On remarque à ce titre que la polyphonie de

Lope de Aguirre, traidor est déterminée par cette volonté de croiser les regards en

introduisant dans la pièce des personnages porteurs d’une altérité –il en va également ainsi de la sombra dans El retablo de Eldorado–, qui permettent un renversement de perspective144.

142 Le roman a d’ailleurs fait l’objet de nombreuses adaptations théâtrales. On retiendra notamment celle de Josefina Molina, créée en 1979, qui prend la forme d’un monologue interprétée par Lola Herrera. La pièce fut représentée pendant plus de vingt ans. En 2010, le rôle est repris par Natalia Millán.

143 José Sanchis Sinisterra, Trilogía Americana, op. cit., p. 201 (note en bas de page).

144 Le sous-titre de la première pièce de la Trilogía Americana, Naufragios de Álvar Nuñez o la herida

del otro montre combien la réflexion théâtrale de José Sanchis sur la Conquête des Amériques suppose

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À la douleur profonde de ce chant élégiaque, succède, après un bref interlude sur le mode choral, le monologue de Fernando de Guzmán, « Príncipe de Tierra Firme y de Chile ». Malgré son titre, celui-ci se présente comme un homme servile aux ordres d’Aguirre. Dans le passage d’un monologue à l’autre, José Sanchis joue sur l’effet de contraste : l’attitude digne et tragique d’Inés laisse place aux atermoiements égocentriques de ce personnage risible, à la limite de la caricature, s’adressant à son majordome Gonzalo. On retrouve ici un procédé dramaturgique récurrent dans l’écriture sanchisienne : la présence d’un destinataire situé dans le hors-scène qui permet de décliner le monologue sous des formes dramatiques autres que celle d’un discours auto-adressé à haute-voix145. Don Guzmán souhaite informer sa mère vivant en Espagne de la nouvelle de son sacre. « Escribe tú esta carta, Gonzalo y cuéntaselo todo... Bueno, todo no, pobrecilla. Las muertes que se han hecho, mira de recatarlas » (LAT, p. 211), lance-t-il à son majordome. Cette volonté d’arranger l’histoire permet d’instaurer une attitude distanciée vis-à-vis du témoignage. José Sanchis semble ainsi prévenir le spectateur que toute mise en discours est le fruit d’une subjectivité ; d’où la nécessité de confronter les points de vue pour faire advenir cette pluralité des voix, tantôt complémentaires, tantôt opposées, qui constitue la vérité mouvante de l’histoire. D’ailleurs, si les premières scènes présentent Lope de Aguirre comme un homme fou et violent, Don Fernando de Guzmán met, quant à lui, l’accent sur la force de séduction et de persuasion du personnage :

¡Qué hombre, ese Lope! ¿Verdad, Gonzalo? ¡Qué temple de soldado, qué miras de Caudillo, qué cuidados, qué labia sentencia y persuasiva! A todos nos ha convencido con su fuego, ¿no es verdad? A todos nos ha emocionado y cautivado con sus palabras... (LAT, p. 210)

L’analyse de ces quatre premiers monologues nous a permis de mettre en lumière les modalités du montage dramatique employées par l’auteur. Outre les interludes sous la forme chorale, le déroulement des scènes est soumis, comme on vient de le voir, à des effets de rupture et de contraste qui se manifestent par une déclinaison de la forme monologale et une alternance entre personnages anonymes et figures historiques. Ces contrastes rejaillissent également aux niveaux thématique et stylistique de telle manière que la tragédie et la comédie se succèdent dans un

145 Les exemples ne manquent pas. On pourrait citer le personnage du lieutenant italien qui n’apparaît jamais sur scène et auquel ne cesse de s’adresser Paulino dans !Ay, Carmela! ou encore le monologue,

La calle del remoliono, où un personnage désorienté demande son chemin à un individu situé dans le

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enchaînement de voix qui, mises bout à bout, dessinent une suite discontinue et plurielle.