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Le personnage d’Aguirre : une instance polyphonique

LE REFUS DU FABLISME

4. Polyphonie et polysémie dans Lope Aguirre, traidor

4.4. Variations sur le thème de la trahison

4.4.2. Le personnage d’Aguirre : une instance polyphonique

José Sanchis choisit de ne pas représenter Lope Aguirre sous la forme d’un personnage à part entière, refusant ainsi de le doter d’une unité. Ce choix n’est pas sans rapport avec le sort que l’on fit subir au conquistador après sa mort et que Pedrarias de Almesto rapporte dans la dernière scène : « Muerto el tirano, en lunes, a veintisiete de octubre del año mil quinientos setenta y uno, le fue cortada la cabeza por uno de sus marañones. Y mandaron que le hiciesen pedazos el cuerpo y lo pusieran por los caminos, y así se hizo » (LAT, p. 249). Cette dispersion du corps est théâtralement rendue par un éclatement de la parole en de multiples voix qui, comme le souligne José Sanchis, « se diversifican colectivamente en la queja, la defensa y la acusación de la víctima »146. La lettre qu’Aguirre envoie à Philippe II pour justifier sa sédition fait elle aussi l’objet d’une composition chorale entre le septième et le huitième monologues, où les répliques s’entrelacent en un espace indéterminé, celui des limbes de l’histoire, pour apporter une image nouvelle du conquistador, se présentant alors en Prince de la Liberté :

— Porque yo y mis compañeros por no poder soportar más las crueldades… — Las crueldades que usan tus oidores virreyes y gobernadores…

— Hemos salido de tu obediencia y nos desligamos de nuestras tierras… — Y nos desligamos de nuestras tierras de España…

— Nos desligamos… — Tierras de España… — España y esto…

— Por el trato injusto que nos dan tus ministros quienes por remediar a sus hijos y criados nos han ususrpado y robado

— Usurpado y robado nuestra fama vida y honra... (LAT, p. 235)

Reprenant la critique que Bartolomé de la Casas adresse à la tâche évangélisatrice des Espagnols en Amérique, Aguirre dénonce également le rôle de l’Église :

— Pues los frailes a ningún indio pobre quieren absolver ni predicar… — Aposentados en los mejores repartimientos…

— Si quieres saber la vida que por acá tienen es entender en mercancías y adquirir bienes temporales y vender los sacramentos de la Iglesia enemigos de pobres

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incaritativos ambiciosos glotones y soberbios (LAT, p. 237).

Et Aguirre de signer sa lettre, « rebelde hasta la muerte por tu ingratitud […], Lope de Aguirre, el Peregrino » (LAT, p. 239). Dans cette scène, la trahison du personnage s’apparente à un acte de révolte légitime, dénonçant avant l’heure l’iniquité de la Couronne et de l’Église. Tel un contrepoint à la polyphonie de la pièce, ce monologue éclaté donne donc la parole à l’accusé pour qu’il se défende.

Mais cette dispersion est également une solution dramaturgique au problème que pose la représentation d’Aguirre, personnage multiple, qui ne se laisse réduire à aucune interprétation univoque. Tout se passe alors comme si la théâtralisation du conquistador remettait en cause la notion même de personnage dramatique, et notamment les conditions de son unité, pour aboutir à cet éclatement des voix et des corps qui rappelle à bien des égards le théâtre beckettien.

Pedrarias de Almesto reconnaît lui aussi que « la locura de Aguirre me sedujo, fuí contagiado y arrastrado por su pasión desmesurada » (LAT, p. 246) jusqu’à ce que la vérité intime du personnage, annoncée par le titre de la pièce, jaillisse au grand jour : « ¡Viejo traidor! Nunca he de perdonarle el convertir su propio sueño terrible y justiciero en una absurda danza de la muerte » (LAT, p. 246). Héritier de Richard III, Lope de Aguirre devient l’incarnation du traître au regard de l’histoire, rappelant ainsi le commentaire de Gilles Deleuze à propos du film de Werner Herzog :

Dans les grandes découvertes, les grandes expéditions, il n’y a pas seulement l’incertitude de ce que l’on va découvrir, et conquête d’un inconnu, mais l’invention d’une ligne de fuite, et la puissance de la trahison : être le seul traître, le traître à tous – Aguirre ou la colère de Dieu147.

C’est d’ailleurs à travers le sens ambivalent de cette trahison, à la fois ligne de fuite tournant le dos à ce que Deleuze nomme « le monde des significations dominantes »148 et véritable ligne de mort que repose toute la complexité du personnage et l’impossibilité de le soumettre à un jugement tranché.

Lope de Aguirre, traidor offre donc un portrait choral du conquistador, dont le

caractère ambivalent est indissociable d’une dramaturgie jouant sur la variation et les effets de rupture, véritable alternative à un déploiement linéaire de la pièce. Décliné sous de multiples formes, le monologue est ici mis au service d’une écriture

147 Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, op. cit., p. 52

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kaléidoscopique, permettant l’émergence de voix, tantôt complémentaires, tantôt discordantes, s’agençant au sein d’une composition ouverte et polysémique.

L’analyse des trois pièces de notre corpus permet d’observer comment en reprenant et en actualisant la tradition du théâtre baroque populaire, José Sanchis pose les bases d’une dramaturgie non fabliste, permettant d’élargir la notion d’action dramatique en l’émancipant d’un déploiement linéaire et de donner au spectateur un rôle central dans le travail de recomposition du sens que suppose la désarticulation de la représentation théâtrale. Nous avons également vu que, dans cette dramaturgie de l’incomplétude, la fable n’est pas pour autant absente, mais se trouve inscrite dans un cadre discursif structurant qui fonctionne selon des principes favorisant les agencements, l’éclatement polyphonique et la profusion du sens.

Il s’agit ainsi de trouver une voie praticable entre le drame aristotélicien et un théâtre désarticulé en faisant émerger une dramaturgie nouvelle s’organisant selon un principe structurel qui n’existe pas en tant que système formel indépendant, mais relève d’une stratégie conjoncturelle, commandée par le sujet de l’œuvre et le point de vue de l’auteur. L’émergence de cette dramaturgie alternative au fablisme ne suppose donc pas l’instauration d’un nouveau canon théâtral. Au contraire, elle se fonde sur le refus de tout système dramaturgique préétabli de sorte que l’acte de création s’apparente à une expérimentation d’agencements inédits à même de renouveler l’écriture théâtrale.

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CHAPITRE III