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GÉNÉALOGIE DU TEATRO FRONTERIZO

1. Réhabiliter le théâtre baroque populaire

Qu’en est-il alors de ce courant théâtral que José Sanchis cherche à réhabiliter dans son manifeste ? Si une opération de résurgence est nécessaire pour lui donner une

65 José Sanchis Sinisterra, « El Teatro Fronterizo: Manifiesto (latente) », art. cit., p. 36.

66 Cf. Georges Banu, Bertolt Brecht ou le petit contre le grand, Paris, Aubier, 1981, p. 7. Georges Banu y analyse les influences de Brecht –notamment le théâtre chinois et la culture orientale– et montre comment cette tradition, réinterprétée dans le contexte occidental, alimente l’idée de rupture avec l’aristotélisme.

67 Bertolt Brecht fut à maintes reprises accusé de plagiat. Parmi les attaques les plus acerbes, on peut citer celle de Günter Grass qui fait, à propos de l’adaptation du Coriolan de Shakespeare, le commentaire suivant : « Voler n’est pas facile, et adapter encore moins ; Brecht a eu la main légère en s’attaquant à Marlowe et à Lenz, mais lorsqu’il voulut tirer de la tragédie de Coriolan une pièce didactique, le dieu qui protège les voleurs et les plagiaires se détourna de lui » (Günter Grass, « Le Coriolan de Shakespeare et de Brecht », in Preuves : cahiers mensuels du Congrès pour la liberté de la

culture 1951-1975, n° 164, octobre 1964, p. 3). L’essai polémique de John Fuegi (Brecht & Cie, Paris,

Fayard, 1995) concourt également à la légende noire d’un Brecht plagiaire. Mais si ces critiques tendent à montrer la dimension éminemment hypertextuelle de l’œuvre brechtienne, elles ne tiennent pas compte du fait que Brecht lui-même a théorisé le recours à un déjà-écrit au profit d’une conception de la création artistique rejetant l’idée d’originalité telle qu’elle naît avec le romantisme. S’il y a donc plagiat, comme s’évertuent à le montrer certains, il s’agit d’un plagiat conscient et revendiqué comme tel.

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visibilité historique, c’est parce que ce théâtre frontalier apparaît comme un phénomène artistique marginal qui ne mérite pas l’attention de la critique. On comprend aisément que l’institution culturelle, en tant que système idéologique tendant au conservatisme, ignore, sinon l’existence, du moins la portée historique d’un courant théâtral dont l’impératif réside dans la récusation de tout ordre culturel institué par le refus de ce que José Sanchis nomme les « viejos cismas traditionales »68 et autres « conjuntos armoniosos »69. Remi Hess et Michel Authier développent à cet égard l’analyse suivante :

En tant que modèle d’une théorie logique, l’institution sait qu’il lui est impossible de faire la preuve de la non-contradiction de ce qui la fonde. […] Il lui faut donc falsifier tout énoncé qui pose pertinemment d’une façon ou d’une autre le problème de son fondement70.

Si l’on veut reconstituer les fils généalogiques du théâtre frontalier, il est donc nécessaire de questionner ce passif institutionnel, en portant sur l’histoire officielle du théâtre un regard critique et décentré, capable de faire jaillir cette source de provocation créatrice qu’est le conflit permanent entre l’officiel et l’officieux.

1.1. Théâtre et marginalité au Siècle d’Or

C’est à cette tâche que s’attèle José Sanchis lorsqu’il met en lumière les manifestations historiques de cette théâtralité frontalière là où a priori elles semblent les plus improbables. Il en retrouve notamment la trace dans l’Espagne du XVIIe siècle, à l’époque où le théâtre, à la faveur du succès avéré de la comedia nueva, s’impose comme manifestation culturelle de premier plan. Dans Teatro y literatura en la

sociedad barroca, Antonio Maravall explique cet essor par le rôle déterminant que

l’art scénique est appelé à jouer dans la conservation des structures idéologiques de l’État classiciste71. Il y défend la thèse d’un théâtre baroque qui, en accord avec l’idéal jésuitique d’une ecclesias militaris, agirait comme un formidable moyen de propagande au service du pouvoir monarchique et religieux. Néanmoins, cette

68 José Sanchis Sinisterra, « El Teatro Fronterizo: Manifiesto (latente) », art. cit., p. 36.

69 Ibid., p. 36.

70 Remi Hess et Michel Authier, L’analyse institutionnelle, Paris, PUF, 1981, p. 43.

71 Pour Antonio Maravall, « el teatro español [en la época barroca] aparece como la manifestación de una gran campaña de propaganda social, destinada a difundir y fortalecer una sociedad determinada, en su complejo de intereses y valores y en la imagen de los hombres y del mundo que de ella se deriva » (Antonio Maravall, Teatro y literatura en la sociedad barroca, Madrid, Seminarios y ediciones, 1972, pp. 21-22).

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interprétation générale et univoque, véritable poncif du discours critique jusque dans les années 1980, est aujourd’hui remise en question au profit d’une approche plus nuancée qui conteste l’assimilation pure et simple du théâtre baroque à un art réactionnaire. C’est cette idée que reprend José Sanchis dans un article sur « La condición marginal del teatro en el Siglo de Oro » :

Si nuestro teatro barroco constituye un domesticado organismo de domesticación colectiva, ¿cómo explicar que su licitud se encuentre constantemente puesta en entredicho, que su práctica se vea una vez y otra sometida a reformaciones, controles y limitaciones de toda índole, que su misma continuidad resulte amenazada e interrumpida reiteradamente?72

En effet, si la comedia nueva connaît au XVIIe son heure de gloire, à cette même époque, la controverse sur sa licité esthétique et morale bat également son plein.

1.2. Le théâtre face à ses détracteurs

Afin d’en montrer la véhémence, José Sanchis propose dans son article un inventaire des griefs les plus fréquemment imputés au théâtre, en s’appuyant sur la

Bibliografía de las controversias sobre la licitud del teatro d’Emilio Cotarelo y Mori73. Mères de tous les vices, les représentations théâtrales fomenteraient, aux dires de leurs plus fervents contempteurs, moult comportements immoraux, au premier rang desquels la promiscuité, l’oisiveté, ou encore l’efféminement. Loin d’être le fruit de l’ignorance des théâtrophobes, explication fort commode mais peu crédible si l’on en juge par la rigueur intellectuelle de ces derniers, cette aversion à l’endroit du théâtre résulte en réalité d’une clairvoyance extrême quant à ses pouvoirs subversifs. C’est la raison pour laquelle, paradoxalement, José Sanchis voit dans les tenants de la théâtrophobie au Siècle d’Or « los mejores apologistas »74 du théâtre. Au fil de leurs diatribes, se dessine l’image d’un art démoniaque et dangereusement indocile, qui vient non pas contredire la thèse d’un théâtre baroque soumis au pouvoir politique et ecclésiastique, mais qui conteste son univocité. Il ne s’agit pas pour José Sanchis de nier l’existence d’une propagande contre-réformiste orientant la portée idéologique de

72 José Sanchis Sinisterra, « La condición marginal del teatro en el Siglo de Oro », in José sanchis Sinisterra, La escena sin límites, fragmentos de un discurso teatral, op. cit., p. 155. Cet article a été publié pour la première fois dans Primer Acto, n° 186, octobre-novembre 1980, pp. 73-87.

73 Cf. Emilio Cotarelo y Mori, Bibliografía de las controversias sobre la licitud del teatro en España, Madrid, Revista de Archivos, Bibliotecas y Museos, 1904. Les différentes citations que nous reprenons de l’article de José Sanchis sont elles-mêmes tirées de cette édition unique.

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bon nombre de pièces. Les critiques du dramaturge portent sur la généralisation abusive d’une telle interprétation qui n’offre au final qu’une lecture partielle, et qui plus est erronée, de la vie théâtrale à l’âge baroque. Face à un art scénique à vocation doctrinale, il fait ainsi émerger un théâtre de signe opposé, se définissant par un rapport subversif vis-à-vis du pouvoir, un théâtre résolument contestataire :

[…] Se instala en los intersticios de un orden religioso y político tendente a la rigidez y al inmovilismo, subvierte discreta o descadaramente sus cimientos, cuestiona sus principios fundamentales, burla sus sistemas de control y se burla de sus dispositivos primitivos, sobrevive, en fin –hidra de siete abominables cabezas–, a sus tentativas de aniquilación y renace una y otra vez, extendiéndose y propagándose como el fuego o la peste75.

Cette pratique, on le voit, conteste la conformité du théâtre avec le pouvoir, développant face à l’idéologie et aux formes théâtrales dominantes une attitude critique et transgressive.