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DRAMATUGIE DES TEXTES NARRATIFS : L’ADAPTATION DANS TOUS SES ÉTATS

2. La théâtralité à l’épreuve du roman

2.2. Sélection des œuvres à adapter

Sans doute le choix d’adapter une œuvre est-il avant tout déterminé par un désir qui est le fruit du rapport personnel que l’adaptateur entretient avec certains textes. Chez José Sanchis, ce choix est également commandé par une démarche dramaturgique cohérente :

En mi experiencia particular una propuesta de dramatización de un texto narrativo surge, primero, de esa impresión de teatralidad inmamente en el texto, y luego, de la percepción de una determinada anomalía narrativa, de una peculiaridad que parece conculcar alguna de las leyes o de las reglas del relato y que hace que ese texto produzca determinados sentimientos de extrañeza280.

Certes, tout récit est potentiellement susceptible d’être adapté au théâtre car il existe toujours la possibilité de mettre en scène l’acte discursif lui-même, ne serait-ce que par une lecture orale, qui constitue une sorte de degré zéro de l’adaptation. On sait combien Antoine Vitez a cherché à illustrer cette idée en faisant de la scène le lieu privilégié pour des écritures autres que théâtrales. Plus pragmatique, la démarche adaptative de José Sanchis implique une sélection des hypotextes en fonction de leur

théâtralité immanente et des anomalies narratives qui les éloignent des conventions

du récit traditionnel. Il s’agit moins d’établir des critères restrictifs que de préciser les propriétés générales permettant de définir le degré d’adéquation des textes à la transformation adaptative.

2.2.1. Condition de théâtralité immanente

Il n’est pas ici question de la théâtralité du spectacle, de l’épaisseur des signes de la représentation « moins le texte »281, comme la définit Roland Barthes, mais d’une théâtralité textuelle telle que l’entend la comparatiste Anne Larue : « Par définition, la théâtralité est tout ce qui est réputé être théâtral, mais n’est justement pas théâtre »282.

280 José Sanchis Sinisterra, Dramaturgia de textos narrativos, op. cit., p. 24.

281 Roland Barthes, Essais critiques, Paris, Seuil, 1964, p. 179.

282 Anne Larue, « Introduction », in Anne Larue (éd.), Théâtralité et genres littéraires, Poitiers, Publication de la Licorne,1995, p. 2.

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José Sanchis définit, quant à lui, la théâtralité textuelle par une certaine disposition du récit à un devenir scénique concret :

Hablamos de la teatralidad de un texto narrativo –en el sentido inmediato y convencional del término– cuando las situaciones evocadas por su trama, susceptibles de proyectarse en un marco espacio-temporal tendente a la estabilidad, se concretan en relaciones interpersonales caracterizadas por la conflictividad, la progresividad, y manifestadas mediante la dialogicidad y la gestualidad283.

Cette théâtralité immanente relèverait ainsi d’une dimension virtuelle, comme un appel à la représentation qui s’exprime dans le texte. À titre d’exemple, on pourrait citer l’œuvre de Kafka, représentative, selon José Sanchis, d’une théâtralité textuelle :

Si el mundo kafkiano se inscribe en nosotros con tan indeleble precisión, si es capaz de desplegarse entorno nuestro con un Universo paralelo, tan real como eso que llamamos realidad, es porque está configurado con la misma sustancia que el teatro, ese corpóreo simulacro de la vida y de los sueños284.

C’est précisément cette étrange réalité de l’univers kafkaïen, à la fois figuratif et onirique, qui détermine son haut degré d’adéquation à la pratique adaptative. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, comme nous le verrons plus loin285, les textes de Kafka ont donné lieu à de nombreuses adaptations théâtrales tout au long du XXe siècle.

Dans le prologue de La carta de la Maga a Bebé Rocamadour, adaptation-montage d’après Rayuela de Julio Cortázar, José Sanchis met également en lumière la théâtralité inscrite dans l’écriture cortazarienne. « Rayuela, souligne-t-il, es un largo discurso pulsional, un enorme monólogo polifónico en el que la palabra vive, la frase modula, el período arrastra y la lectura se convierte en una tensa escucha fascinada »286. Cette mise en scène du discours trouve son expression la plus aboutie dans la profusion des dialogues et des monologues dont le dramaturge tirera d’ailleurs partie dans son adaptation pour créer les conditions d’un texte éminemment théâtral. Il en va de même avec la théâtralité immanente que José Sanchis décèle dans l’écriture de Joyce : « [Su] ideal […] literario consiste, en último término, en reducir al mínimo la función mediadora del autor-narrador, que debe limitarse a describir lo que se hace, y en restituir al lenguaje escrito su oralidad originaria, su corporeidad, su

283 José Sanchis Sinisterra, « Kafka y el teatro », in José Sanchis Sinisterra, La escena sin límites, op.

cit., p. 103.

284 Ibid., p. 103-104.

285 Pour une étude plus approfondie des rapports entre Kafka et José Sanchis, cf. § II.2.

286 José Sanchis Sinisterra, « Prólogo », in José Sanchis Sinisterra, Tres dramaturgias. La noche de

Molly Bloom, Bartleby el escribiente, Carta de la Maga a Bebé Rocamadour, Madrid, Fundamentos,

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materialidad »287. Le monologue intérieur de Molly Bloom apparaît, lui aussi, comme l’expression d’une oralité affranchie de l’instance narratrice, où le langage ne cesse de convoquer le corps. C’est du reste sur cet appel au jeu, inhérent au récit joycien, que repose le travail adaptatif de José Sanchis.

Mais la recherche de cette théâtralité immanente, si elle constitue un préalable à l’adaptation d’un texte, n’est pas pour autant le signe d’une facilité. Bien qu’elles répondent toutes à cette première exigence, les œuvres adaptées par José Sanchis constituent souvent un véritable défi en termes de réécriture. Le dramaturge s’est notamment confronté à des textes majeurs de la littérature du XXe siècle qui se caractérisent précisément par une grande complexité formelle. On pense notamment à des œuvres aussi denses que Ulysse de James Joyce, Moby Dick de Melville ou encore

Sobre héroes y tumbas de Sábato. Dans le prologue de La noche de Molly Bloom, le

dramaturge expose ainsi les difficultés auxquelles il a été confronté :

Transformar las –aproximativamente– veinticinco mil palabras impuntuadas del original en un texto dramático, y más aún, en la materia verbal de un espectáculo, puede parecer una tarea irrealizable e incluso injustificada. ¿Cómo y por qué trasladar al espacio multisensorial de la escena un objeto artístico tan sustancialmente literario? ¿Cómo y por qué exiliar de las páginas del libro un monótono flujo verbal que, de una manera deliberada, se instituye en el territorio autónomo y específico de la escritura, de la tipografía incluso?288

On peut donc affirmer que la théâtralité immanente d’un récit constitue une condition nécessaire mais non suffisante au travail adaptatif. Ce dernier n’a d’intérêt que par le défi dramaturgique qu’il suppose, sans quoi l’adaptation serait un acte purement itératif. L’œuvre choisie doit, ce faisant, répondre à la double exigence contradictoire de représentabilité –dans le sens d’une possible projection scénique– et d’irreprésentabilité au regard des codes de la théâtralité en vigueur. D’où la nécessité pour José Sanchis d’établir un second critère, permettant de sélectionner les œuvres selon leur capacité à s’affranchir des conventions romanesques.

2.2.2. Le choix de la littérature mineure

Qu’il s’agisse de Kafka, Melville, Joyce, Sábato ou encore Cortázar, on remarque que José Sanchis s’intéresse essentiellement à des auteurs ayant exploré les

287 José Sanchis Sinisterra, « La noche de Molly Bloom », art. cit., p. 59.

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limites du roman traditionnel. Il se plaît à souligner que ses adaptations portent sur des textes mettant en jeu des formes a-canoniques :

Por una parte, no prefiguran una representación convencional y, por otra parte, se sitúan en zonas particularmente refractarias a la domesticación cultural burguesa: textos excéntricos, o excesivos, o extemporáneos, o exteriores en relación con el discurso dominante289.

Sans doute est-il excessif d’affirmer que la pratique adaptative de José Sanchis porte sur des œuvres aux antipodes de la tradition littéraire et de la culture bourgeoise. Moins intéressé par la littérature d’avant-garde que par le roman moderne, le dramaturge a essentiellement favorisé des textes inaugurant une conception fragmentaire et incomplète du monde, en rupture avec la dimension totalisatrice du roman réaliste. On retrouve également dans ses adaptations un goût prononcé pour ce qu’il nomme « los géneros híbridos, las estructuras fluidas, las formas menores, los textos liminares, los autores apátridas, la literatura nómada, errática, transterrada »290.

Les textes adaptés se distinguent donc par cette déconstruction des conventions littéraires. Gilles Deleuze et Félix Guattari qualifient de « mineures » les œuvres capables d’un tel mouvement : « Une littérature mineure n’est pas celle d’une langue mineure mais plutôt celle qu’une minorité fait dans la langue majeure. Mais le caractère premier est de toute façon que la langue y est affectée d’un fort coefficient de déterritorialisation »291. Pour Deleuze et Guattari, cet usage est notamment celui que Kafka (Tchèque écrivant en allemand) fait de la langue « majeure » allemande, mais c’est aussi celui que la communauté soumise à un processus de colonisation (politique ou culturelle) peut faire de la langue dominante. En somme, comme le souligne Manola Antonioli, « le problème posé par une littérature mineure n’est pas celui de l’écriture d’une minorité face au caractère majeur d’une autre littérature, ni simplement celui soulevé par le bilinguisme ou le multilinguisme »292. Il s’agit d’une condition beaucoup plus générale, propre à toute langue, fût-elle unique. Deleuze et Guattari rappellent à ce titre que « mineur ne qualifie pas certaines littératures, mais les conditions révolutionnaires de toute littérature au sein de celle qu’on appelle grande (ou établie) »293. Les œuvres « mineures » sont donc celles qui, suivant un processus

289 José Sanchis Sinisterra, « El Teatro Fronterizo, taller de dramaturgia », art. cit. p. 191.

290 Gilles Deleuze et Félix Guattari, Kafka, pour une littérature mineure, Paris, Éditions de Minuit, 1975, p. 29.

291 Ibid., p. 29.

292 Manola Antonioli, Géophilosophie de Deleuze et Guattari, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 75.

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déterritorialisant, s’éloignent des canons de l’institution littéraire, brisent les formes établies, enfreignent les conventions de l’écriture et finissent par entraîner la langue vers un devenir inédit que son présent ne préfigure pas. Ulysse de James Joyce en constitue peut-être l’un des exemples les plus remarquables. L’auteur irlandais y développe un langage aux antipodes des conventions romanesques, usant notamment des techniques du courant de conscience pour explorer des formes inédites dénuées de tout patronage narratif prédéterminé. Dans le domaine hispanique, on retiendra aussi le dérèglement littéraire à l’œuvre dans Rayuela de Julio Cortázar, parfait exemple de « contranovela », où l’écriture s’invente un devenir jazzique.

Ce sont notamment ces œuvres mineures qui intéressent José Sanchis en cela qu’elles permettent l’émergence d’une théâtralité en rupture avec le Système théâtral

bourgeois. En pratiquant l’adaptation, il cherche ainsi à exporter dans le champ théâtral

le potentiel révolutionnaire de cette littérature mineure pour rendre possible la constitution de nouveaux paradigmes théâtraux. Cette visée pourrait sembler bien abstraite si elle n’avait donné lieu dans le même temps à une praxis de l’écriture adaptative que le dramaturge n’aura cessé de développer pour répondre aux enjeux de la déconstruction théâtrale qui traverse l’ensemble de son œuvre.