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DRAMATUGIE DES TEXTES NARRATIFS : L’ADAPTATION DANS TOUS SES ÉTATS

2. La théâtralité à l’épreuve du roman

2.1. Dialogisme et romanisation

Le dialogisme désigne le fait, essentiel dans la réflexion de Mikhaïl Bakhtine, que l’être est avant tout sujet et qu’en tant que tel, il n’est saisissable qu’à travers les interrelations humaines. De ce fait, il ne peut être appréhendé que de manière dialogique. Bakhtine montre que ce dialogisme, qui résulte d’une conception philosophique de l’être, puise ses racines dans les genres comico-sérieux de l’Antiquité, notamment dans le dialogue socratique et la satire ménippée. Le premier de ces genres repose sur l’idée que la vérité n’est jamais le fait d’un seul homme, mais qu’elle « naît, comme le souligne Bakhtine, entre les hommes qui la cherchent ensemble, dans le processus de leur communication dialogique »269. Le second, qui

268 Jean-Pierre Sarrazac, L’avenir du drame, op. cit., p. 37.

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tire son nom du poète grec Ménippe de Gadare (IIIe siècle av. J.-C.), accentue les traits caractéristiques du dialogue socratique, pratiquant la fusion entre la recherche philosophique de la vérité et un certain humour désacralisant. Il s’agit essentiellement d’une littérature carnavalesque qui se développe tout au long du Moyen Âge et cultive les contrastes, les paradoxes, la mise en cause des idées reçues, donnant ainsi sa véritable impulsion au courant dialogique dans la littérature européenne.

2.1.1. Le dialogisme, un principe constitutif du roman

Bakhtine montre qu’à partir du XIIIe siècle le dialogisme trouve sa forme de prédilection dans le roman qui, en remettant en cause les diverses traditions et représentations littéraires, devient le lieu par excellence d’une exploration des rapports entre le sujet et son discours. L’œuvre de Dostoïevski représente pour le formaliste russe la quintessence du roman dialogique en cela qu’elle constitue « un mot [discours] sur le mot [discours], s’adressant au mot [discours] »270. Bakhtine situe donc le roman dialogique sur cette brèche du moi que la littérature moderne, à la suite de Dostoïevski, n’a cessé d’explorer et qui se caractérise par la dislocation des voix, la confrontation des discours et des idéologies, des esthétiques de la fragmentation et un goût prononcé pour l’hétérogène.

S’il définit le roman comme forme dialogique, Bakhtine constate également que, mis présence d’autres modes d’expression, il se caractérise par sa capacité à les dialogiser. « Le roman, affirme-t-il, n’est pas un genre parmi les autres, il est unique à évoluer au milieu de genres depuis longtemps formés et partiellement morts »271. Tout se passe donc comme si l’instabilité du roman, sa nature subversive vis-à-vis des conventions littéraires, en constituait le principe originel qui le différencie des autres formes littéraires. Bakhtine fait ainsi le constat d’une tendance à la romanisation de ces dernières à l’époque où le roman vit son âge d’or, notamment au XIXe siècle :

Quand le roman est maître, tous les autres genres ou presque, se romanisent plus ou moins : ainsi en va-t-il du drame ; par exemple, celui d’Ibsen, de Hauptmann ; de tout le drame naturaliste, du poème, par exemple, le Childe Harold et le Don Juan de Byron, et même la poésie lyrique (celle de Henri Heine)272.

270 Ibid., p. 343.

271 Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978, p. 442.

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Devenu dominant dans le paysage de la littérature occidentale, le roman serait donc à même de libérer les autres formes littéraires de leurs propres conventions. Pour ce qui est du théâtre, rappelons que cet essor du roman coïncide avec ce que Peter Szondi nomme la crise du drame, marquée par une véritable sclérose de l’écriture dramatique. Le renouveau du théâtre passe donc, au XIXe siècle, par une remise en question de sa propre tradition, qui suppose le transfert sur la scène des qualités du roman, notamment son désir de rendre compte du monde réel. Ainsi, la romanisation, telle que l’entend Bakhtine est-elle indissociable d’une déconstruction des lois littéraires par dialogisation du drame :

La romanisation de la littérature ne signifie pas l’application aux autres genres de canons d’un genre qui n’est pas le leur. Car le roman ne possède pas le moindre canon ! Par sa nature même il est a-canonique. Il est tout en souplesse […] Aussi, la romanisation des autres genres n’est pas leur soumission à des canons qui ne sont par les leurs. Au contraire, il s’agit de la libération de tout ce qui est conventionnel, nécrosé, ampoulé, amorphe, dans les autres genres, de tout ce qui freine leur propre évolution et les transforme en stylisations de formes périmées273.

Cette approche, aussi suggestive soit-elle, doit néanmoins être nuancée, tant il est vrai qu’à partir du XIXe siècle, émerge une norme romanesque d’inspiration réaliste contre laquelle les avant-gardes ne cesseront de s’insurger. On pense notamment au rejet de la tradition romanesque chez les surréalistes qui, contrairement à Bakhtine, associent le roman à l’avènement d’une littérature sclérosée, irrémédiablement ancrée dans un réalisme des plus étriqués. Du reste, dans son analyse, le formaliste russe semble oublier combien le roman, pour s’affranchir de ses propres lois, s’est lui aussi fortement inspiré de la forme théâtrale, notamment à l’époque moderne, où l’oralité, le poids du dialogue, l’émergence des voix, la mise en scène des corps sont l’expression d’une véritable théâtralisation du roman au service d’une déstabilisation de ses propres règles. Enfin, la conceptualisation bakhtinienne, si elle permet de rendre compte de la force libératrice du roman vis-à-vis des autres formes littéraires, semble s’articuler autour d’une aporie irrésoluble : cette théorie débouche en effet sur l’idée que le principe canonique du roman réside dans sa nature a-canonique. Il n’en reste pas moins que, dans le champ théâtral, le principe de romanisation a constitué historiquement une réponse à la sclérose du drame dont on veut rendre compte ici.

273 Ibid., p. 472.

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2.1.2. La romanisation du théâtre

Si le principe dialogique est propre à la forme romanesque, Bakhtine refuse l’assimilation dialogisme-dialogue, situant ainsi le mode dramatique du côté du monologisme :

Le dialogue dramatique au théâtre, comme le dialogue dramatisé des genres narratifs, se trouvent toujours emprisonnés dans un cadre monologique rigide et immuable. Au théâtre, celui-ci n’est pas directement exprimé par les paroles, bien sûr, mais c’est pourtant là qu’il est le plus monolithique. Les répliques du dialogue dramatique ne disloquent pas l’univers représenté, ne le rendent pas multidimensionnel ; au contraire, pour être vraiment dramatiques elles ont besoin d’un univers le plus monolithique possible. Dans les pièces de théâtre, cet univers doit être taillé dans un seul bloc. Tout affaiblissement de ce monolithisme amène l’affaiblissement de l’intensité dramatique. Les personnages se rejoignent en dialoguant, dans la vision unique de l’auteur, du metteur en scène, du spectateur, sur un fond net et homogène. La conception d’une action dramatique apportant une solution à toutes les oppositions dialogiques, est elle-même totalement monologique. Une véritable multiplicité de plans serait préjudiciable à la pièce : l’action dramatique qui s’appuie normalement sur l’unité de l’univers représenté serait alors incapable de servir de lien et d’apporter des solutions. Dans une pièce dramatique, la combinaison de conceptions du monde autonomes, à l’intérieur d’une unité supraconceptuelle, est impossible, la structure dramatique ne fournissant pas de base pour une telle unité. Par conséquent, dans le roman polyphonique de Dostoïevski, le dialogue dramatique (au sens théâtral) ne peut jouer qu’un rôle tout à fait secondaire274.

Bakhtine défend donc l’idée qu’au théâtre l’intentionnalité propre à toute œuvre est inconciliable avec le dialogisme, parce qu’il manque l’instance du narrateur face à laquelle les personnages ont la possibilité de s’émanciper pour entrer dans une relation égalitaire d’échange. Le croisement narrateur/personnage, qui constitue le principe même du dialogisme romanesque, est donc a priori impossible dans le dialogue théâtral275.

À cela s’ajoute une différence formelle : alors que pour Bakhtine le roman apparaît comme forme littéraire adossée à la réalité contemporaine, suivant les méandres de l’histoire, le théâtre relèverait d’une représentation hautement conventionnelle, issue d’une « stylisation de formes périmées »276. D’où la nécessité d’une romanisation introduisant du dialogisme là où règne le monologisme :

Comment s’exprime la romanisation des autres genres ? Ils deviennent plus libres, plus souples, leur langue se renouvelle aux frais du plurilinguisme extra-littéraire et des strates « romanesques » de la langue littéraire. Ils se dialogisent. De plus, ils

274 Mikhaïl Bakhtine, La Poétique de Dostoïevski, op. cit., pp. 46-47.

275 Il faut souligner que, dans la perspective bakhtinienne, le dialogisme est également inconcevable dans la poésie, qui n’est pas représentation de langages à l’instar du roman, mais création d’un langage nouveau.

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s’imprègnent de rire, d’ironie, d’humour, d’éléments d’auto-parodisation. Enfin, et c’est le plus important, le roman, y introduit une problématique, un inachèvement sémantique spécifique, un contact vivant avec leur époque en devenir277.

À partir du XIXe siècle, nombreux sont les créateurs qui ont cherché à mettre en œuvre ce vaste programme de revitalisation du drame. La révolution brechtienne, par exemple, a accordé une place prépondérante à l’épique, instaurant ainsi une instance nouvelle, celle du commentateur, fort semblable au narrateur. À tel point que dans le théâtre de la seconde moitié du XXe siècle, cette figure finit par se substituer chez certains auteurs au dialogue et à la parole des personnages. C’est notamment le cas des voix off dans l’œuvre de Beckett.

D’autre part, si le dialogue est nécessairement monologique, on peut déceler dans le monologue les marques d’un dialogisme théâtral car, comme le souligne Anne Ubersfeld, « il comporte nécessairement une division interne et la présence, à l’intérieur du discours attribué à tel locuteur, d’un énonciateur autre »278. Devenu une forme de prédilection du théâtre contemporain, le monologue se décline sous des modalités renouvelées pour échapper aux conventions du dialogue dramatique. On pense notamment à l’œuvre de Beckett où, comme nous l’avons déjà vu, le monologue permet de rendre compte de la pluralité des voix qui habitent le sujet parlant.

Pourtant, s’il est possible de faire émerger un dialogisme théâtral, celui-ci prend nécessairement une forme qui n’est pas celle du dialogisme romanesque, excepté peut-être lorsqu’elle introduit la présence d’un récitant. Hormis ce cas, souvent pratiqué dans la dramaturgie brechtienne, il est évident que le dialogisme théâtral fait appel à ses propres intermédiaires, qui sont le metteur en scène et les acteurs, jouant ainsi sur la spécificité de la communication théâtrale, c’est-à-dire sur le système de double énonciation tel que le définit Anne Ubersfeld279.

Il s’agit de théâtraliser le récit pour parvenir à dialogiser la forme théâtrale et inscrire ainsi cette dernière dans un double processus de déconstruction et de renouvellement. Dans une telle conception du travail adaptatif, la phase préliminaire

277 Ibid., p. 444.

278 Anne Ubersfeld, Lire le théâtre III, Paris, Belin, 1996, p. 21.

279 C’est en ces termes qu’Anne Uberfeld décrit le processus de la double énonciation : « L’auteur dramatique affirme au départ : a) ma parole suffit à donner aux praticiens l’ordre de créer les conditions de l’énonciation de mon discours ; elle constitue à elle seule cet ordre, et c’est en cela que réside sa force illocutoire ; b) mon discours n’a de sens que dans le cadre de la représentation ; chacune des phrases de mon texte présuppose l’affirmation qu’elle est dite ou montrée sur scène (que nous sommes au théâtre). Il s’agit bien d’un présupposé au sens que Ducrot donne à ce mot car quelle que soit la phrase (quel que soit son posé), on peut lui faire subir les transformations négatives ou interrogatives, sans rien changer au présupposé » (Anne Ubersfeld, Lire le théâtre I, op. cit., p. 193).

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de sélection des œuvres est d’autant plus importante que la portée du processus dépend nécessairement de leur potentiel dialogisant.