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EN MARGE DU LOGOCENTRISME

3. Hypertextualité et montage dramatique

Le théâtre frontalier tel que le conçoit José Sanchis, c’est-à-dire comme recherche de voies praticables entre les dualismes qui traversent le champ théâtral, débouche nécessairement sur une redéfinition du rapport texte-représentation. Le dramaturge insiste sur la nécessité de « reducir el divorcio entre la escritura y puesta

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en escena »200 afin d’éviter le double écueil d’un spectacle « que se limita a una mera ilustración del texto escrito, o bien lo repudia ostensiblemente para proclamar la autosuficiencia de los lenguajes no verbales »201. Il s’agit de délaisser une conception antinomique du rapport texte-représentation pour parvenir ainsi à « escribir desde la escena y escenificar desde la escritura » tout en développant un « cuestionamiento recíproco de la textualidad y la teatralidad »202.

3.1. Une conception secondarisée de l’acte de création

En envisageant le texte dramatique comme élément constitutif de la sémiologie du spectacle, le théâtre baroque populaire s’avère un intercesseur de premier ordre pour explorer les frontières entre textualité et théâtralité. D’ailleurs, le modus operandi des personnages comédiens de Ñaque et El retablo de Eldorado fait écho aux conceptions théoriques de José Sanchis :

En el quehacer de El Teatro Fronterizo, [textualidad y teatralidad] coinciden desde el inicio o, cuando menos, se desarrollan al unísono, configurándose mutuamente a lo largo del trayecto creador. La elección y manipulación del texto comporta una propuesta de espectáculo o un conjunto de problemas escénicos que, en su gradual resolución, incidirán sobre el texto de partida para ajustarlo y modificarlo203.

Cette manipulation du texte dramatique se décline sous des formes diverses. Elle est est particulièrement évidente dans les pièces qui relèvent du montage dramatique car celui-ci implique nécessairement le recours à un matériau hypotextuel qui, une fois sélectionné, fait l’objet de différentes transformations afin d’intégrer le cadre dramaturgique de la pièce. José Sanchis décrit en ces termes le processus de réécriture à l’œuvre dans Ñaque :

[Los hypotextos] han sido en mayor o menos grado manipulados y « adulterados » con casi la misma desconsideración con que los artistas populares han tratado siempre sus tradiciones. Desprovisto de cualquier sentido de admiración a la herencia cultural, el actor ambulante –como antaño el juglar– no teme deteriorar, voluntaria o involutariamente, un heterogéneo repertorio de reminiscencias literarias que para él son meros recursos profesionales, no reliquias204.

Tout comme Ríos et Solano agencent des bribes textuelles pour confectionner leur

200 José Sanchis Sinisterra, « El Teatro Fronterizo. Taller de dramaturgia », in José Sanchis Sinisterra,

La escena sin límites, fragmentos de un discurso teatral, op. cit., p. 188.

201 Ibid., p. 188.

202 Ibid., p. 188.

203 Ibid., p. 188.

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spectacle, José Sanchis a recours à un matériau préexistant, à la différence près que le montage n’est pas conditionné par l’urgence de l’improvisation. Il n’en reste pas moins qu’à l’instar de ses personnages, le dramaturge développe une forme de réécriture, où l’hypotexte est envisagé comme une ressource au service d’une œuvre propre. Ce rapport d’usage rejaillit dans bien d’autres pièces de José Sanchis, notamment dans

Lope de Aguirre, traidor, où la réélaboration formelle de la lettre que le conquistador

envoie au Roi d’Espagne est paradigmatique de cette manipulation textuelle. Comme nous l’avons vu, José Sanchis fait le choix de procéder à une fragmentation de l’hypotexte instaurant une interprétation chorale. Celle-ci se justifie par la volonté de proposer une représentation éclatée de Lope de Aguirre mettant en lumière la polyvocité du personnage.

Par ailleurs, cette esthétique du montage ressortit à une écriture au second degré qui s’inscrit dans une conception artistique placée sous le signe de Brecht. José Sanchis est sensible à la remise en cause de l’originalité artistique sur laquelle se fonde le théâtre épique :

Brecht postula y practica desde sus comienzos una concepción del artista, propia de esta era científica, según la cual éste no solamente crea en equipo, sino que incluso utiliza conscientemente materiales literarios ajenos de origen diverso205.

Au-delà de l’exégèse perspicace du discours brechtien, ces lignes font aussi figure de texte programmatique. Ce que José Sanchis écrit à propos de Brecht est également applicable à ses propres pièces, où abondent les pratiques hypertextuelles, comme le montage, l’adaptation, ou encore l’emprunt littéraire. La proposition d’utiliser un modèle ne peut en aucun cas se confondre avec une quelconque forme de plagiat. Si ce dernier suppose une sujétion absolue à une œuvre première, chez Brecht tout comme chez José Sanchis, il ne s’agit aucunement de se soumettre à un poncif, d’accompagner un mouvement créatif, mais de faire son propre mouvement en mettant le déjà-écrit au service d’une création singulière. La tradition apparaît dès lors non plus comme ce panthéon inviolable que dénonce Artaud, mais une réserve où le créateur puise les éléments à même d’alimenter sa propre réflexion scénique.

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3.2. Écrire à partir du plateau, mettre en scène à partir du texte

Si dans Ñaque et El retablo de Eldorado, l’interprétation des comédiens constitue le principal ressort théâtral, on remarque que José Sanchis place également cette dimension actorale au centre de son travail d’écriture. Il souligne à cet égard l’influence des comédiens sur le processus de création :

Su participación en el montaje es importante […] y ellos son, en definitiva, los primeros destinatarios del texto, integrados incluso en su propria raíz del proyecto dramatúrgico –como es el caso de Magüi Mira en La noche de Molly Bloom y de Luis Miguel Climent y Manuel Dueso en Ñaque– y en ellos se apoya la parte fundamental de su materialización escénica. Los trabajos de El Teatro Fronterizo, en efecto, se caracterizan por prescindir de los recursos espectaculares al uso y reclamar un extremado esfuerzo interpretativo206.

Si, dans les pièces que Ríos et Solano mettent en scène, l’absence de moyens techniques est supplée par le jeu interprétatif qui devient, dès lors, le seul recours dont ils disposent réellement, il en va de même dans les pièces de José Sanchis qui reposent sur le talent des acteurs et leur capacité à créer un univers théâtral foisonnant sur une scène quasiment vide. D’où la nécessité pour le dramaturge de les intégrer au processus de création des œuvres d’une manière plus ou moins directe, faisant ainsi coïncider la construction du personnage avec la personnalité de son interprète. Outre les exemples cités, on peut encore évoquer la présence récurrente dans les dernières pièces de José Sanchis du jeune acteur Marc García Coté207 de telle manière que l’attribution des rôles, antérieure à l’existence de la pièce, oriente le processus d’écriture. Brecht, lui-même, s’inspirait de comédiens pour la composition de ses pièces, comme l’atteste la multitude d’austrianismes dans Mère Courage, dont le rôle principal avait été écrit, comme on le sait, pour l’actrice d’origine autrichienne, Helene Weigel, qui était également son épouse. Par cette orientation du texte, Brecht cherche moins à identifier le personnage à une actrice en chair et en os afin de le rendre plus vraisemblable, qu’à mettre les particularités du jeu d’Helene Weigel au service d’un idiolecte particulier qui fonctionne, dans la pièce, tel un effet de distanciation.

Enfin, il faut rappeler que José Sanchis est le metteur en scène, la plupart du temps, de ses propres textes. Aussi, le passage au plateau est-il vécu comme un prolongement naturel d’un texte qui fait alors l’objet de tous les réajustements

206 José Sanchis Sinisterra, « El Teatro Fronterizo, taller de dramaturgia », art. cit., p. 189.

207 Le comédien Marc Garcia Coté a notamment joué dans Flechas del ángel del olvido (2004), Vagas

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possibles en fonction des paramètres propres à la représentation. Le dramaturge analyse de la sorte le rapport dialectique qui s’établit entre le processus d’écriture et celui de mise en scène :

Dado que el proceso creativo es inacabable, dado que el producto del trabajo teatral no queda nunca definitivamente fijado, la confrontación del espectáculo con públicos diversos es susceptible de generar cambios más o menos significativos, tanto en las formas escénicas como en la propia estructura literaria. Paradójicamente, la versión definitiva del texto coincide con su última representación208.

Une telle approche laisse clairement apparaître la nature essentiellement contingente du texte théâtral qui est conçu et adapté en fonction des paramètres de la représentation, prenant en compte, en dernière instance, la réaction du public. Une telle approche rappelle également celle de Juan Mayorga dont les pièces sont souvent profondément réélaborées suite aux premières représentations, non pas pour tenter de répondre aux attentes du spectateur, mais pour calibrer au mieux les effets du texte et de la mise en scène selon le processus de réception209.

En somme, l’œuvre de José Sanchis s’inscrit dans la tradition du théâtre textuel, puisque le langage constitue le principal élément de ses pièces. Il n’en demeure pas moins que, dans la lignée du théâtre baroque populaire, cette œuvre répond à une conception théâtrale que l’on situera volontiers à la croisée de Brecht et d’Artaud, envisageant le texte comme un élément constitutif du spectacle, en tension avec d’autres systèmes sémiotiques. Il s’agit, pour le dramaturge, de trouver une voie praticable entre textualité et théâtralité pour faire émerger un « territorio fronterizo potencialmente fluctuante, ambiguo, tenso, fecundo de transgresiones y fricciones »210. Du reste, cette redéfinition du rapport entre le texte et la représentation s’accompagne d’une réflexion sur le langage dramatique remettant radicalement en

208 Ibid., p. 189.

209 Dans un entretien accordé à la revue (Pausa) de la Sala Beckett, Juan Mayorga fait le constat suivant : « Procesos de ensayo y puestas en escena con frecuencia me hacen reflexionar sobre el texto, lo que me lleva a reescribirlo. En ocasiones son los actores los que te revelan cosas. Y en ocasiones es la reacción del espectador, o hasta los comentarios críticos, lo que desestabiliza mi visión del texto. Con los espectadores y con ese espectador privilegiado que es el crítico, intento tener una relación precisamente crítica, que consiste en: primero, respeto, porque si alguien se ha molestado en ver tu espectáculo y en comentarlo, has de tener una actitud de gratitud hacia él; y en segundo lugar, uno ha de reflexionar sobre lo que esa persona dice o el modo en que reacciona, por escrito o durante el espectáculo, porque puede ocurrir que el juicio de ese espectador o ese crítico venga de otra visión del teatro. Él puede considerar que el teatro no debe tener una dimensión política o moral, o que en cambio tiene una función que tú no le asignas. No hay que obedecer ni al espectador ni al crítico, pero creo que es necio no escucharlos. En definitiva, yo creo que el teatro es un arte esencialmente dialéctico » (Ruth Vilar et Salva Artesero, « Conversación con Juan Mayorga », in (Pausa), n° 32, p. 75).

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cause une conception logocentrée de la création théâtrale.