• Aucun résultat trouvé

L’écriture fragmentaire comme résistance à la fable

LE REFUS DU FABLISME

2. L’esthétique des miscellanées dans Ñaque

2.2. L’écriture fragmentaire comme résistance à la fable

L’écriture par miscellanées s’oppose au principe de la construction dramatique classique qui veut que le déploiement de l’action obéisse à la progression d’une fable. En effet, dans le montage dramatique, l’organisation interne de la pièce relève de l’assemblage des différents éléments préformés, c’est-à-dire d’un critère discursif premier, induisant l’hétérogénéité et la rupture. Cette écriture fragmentaire est indissociable d’une conception baroque de l’œuvre d’art qui, comme le souligne Jean-Pierre Ryngaert, fait appel « au pluriel, au simultané, au divergent pour rendre compte d’un univers opaque et instable dont la complexité gît dans les chemins de traverse, dans les volutes indépendantes et les développements improbables »99. José Sanchis rappelle, pour sa part, que dans le montage dramatique « el efecto de variedad prima sobre el de unidad »100 puisqu’il s’agit « de integrar las partes en el todo, sin anular plenamente sus diferencias originarias, su natural diversidad, pero somentiéndolas a las leyes de funcionamieno y sentido del nuevo texto y de su nuevo contexto ».101 Précisément, dans Ñaque, ce mode de fonctionnement est régi par quatre principes majeurs : l’illusion d’improvisation, la fonction poétique du langage, le principe d’inventaire et la démultiplication des enchâssements.

2.2.1. L’illusion d’improvisation

L’illusion d’improvisation contrevient sans cesse à la linéarité de l’intrigue. L’enjeu esthétique de la pièce repose, comme on l’a vu, sur un trompe-l’œil : en apparence –et en apparence seulement–, Ríos et Solano ne re-présentent pas une œuvre

98 José Sanchis Sinisterra, « Ñaque o de piojos y actores », art. cit., p. 63.

99 Jean-Pierre Ryngaert, « Le fragment en question », in Études théâtrales, n° 24-25, 2002, p. 14.

100 José Sanchis Sinisterra, « Ñaque o de piojos y actores », art. cit., p. 63.

Première intercession. Retour sur le baroque populaire : la théâtralité en question

70

dans le sens où cette dernière n’apparaît pas comme la transcription scénique d’un texte écrit à l’avance, mais ils la créent à mesure qu’elle se déploie sous le regard du public.

Pour ce faire, les deux interprètes –qui selon l’illusion de la pièce en sont aussi les metteurs en scène– puisent dans leur répertoire de comédiens expérimentés une série de textes qu’ils agencent tant bien que mal. Les registres les plus hétéroclites se côtoient, on passe sans transition du religieux au scatologique, de l’auto à l’histoire drôle. Quant aux différentes thématiques, elles changent, se répètent, s’entrecroisent, favorisant ainsi l’éclatement de l’intrigue au profit d’un montage qui joue sur les effets de discontinuité, de contraste et de renversement.

L’impression d’improvisation est d’autant plus grande que le spectacle est constamment interrompu par les longues digressions des deux comédiens sur la pratique de leur art. Il faut tout de même remarquer que, dans cet exercice scénique, un canevas permet d’orienter le jeu des comédiens. En effet, le récit des aventures de Ríos et Solano introduit dans la pièce un fil narratif mais celui-ci reste tout à fait secondaire par rapport à un cadre dramaturgique qui, comme on vient de le voir, fonctionne sur le modèle des miscellanées, propice à l’improvisation.

2.2.2. La fonction poétique du langage théâtral

Ce n’est donc pas un hasard si Ríos et Solano rappellent Vladimir et Estragon, les deux héros d’En attendant Godot de Samuel Beckett. Manuel Aznar Soler a d’ailleurs repéré dans la première scène de la pièce un subtil renvoi intertextuel lorsque Ríos tente d’ôter sa chaussure. Cette situation théâtrale rappelle l’une des premières didascalies du texte beckettien102. À cela s’ajoutent les références à la faim ainsi que la présence d’une carotte, accessoire scénique que l’on retrouve également dans la pièce de Beckett. Par ce jeu de mimétisme, il s’agit, pour José Sanchis, de rendre hommage à Beckett, influence cruciale de son théâtre, mais aussi de souligner que

102 C’est ainsi que se présente Estragon dans En attendant Godot : « (Estragon assis sur une pierre,

essaie d’enlever sa chaussure) » (Samuel Beckett, En attendant Godot, Paris, Éditions de Minuit, 1952,

p. 7). À propos de l’influence beckettienne dans Ñaque, Manuel Aznar Soler fait la remarque suivante « Hay […] una deliberada influencia, confesada por el propio dramaturgo, del Beckett de Esperando a

Godot sobre Ñaque, que atañe también la propia noción de personaje a esa encarnación de la fragilidad

de la condición humana que se sostiene en pie gracias sobre todo a su memoria » (Manuel Aznar Soler, « Introducción », art. cit., p. 47).

Première intercession. Retour sur le baroque populaire : la théâtralité en question

71

l’écriture de Ñaque n’est pas sans rapport avec la poétique de celui-ci. On remarque, à ce titre, qu’à l’instar du verbiage beckettien, projection théâtrale d’un langage sclérosé, déserté par le signifié, l’échange de Ríos et Solano est lui aussi constamment vidé de contenu informatif, entraîné vers des zones d’inconstance, où la parole semble tourner à vide, comme déconnectée de l’action théâtrale. Considérons le dialogue suivant, où les deux comédiens, pris dans une joute verbale délirante, communiquent par proverbes interposés sur le thème de la faim :

SOLANO.— Sólo dos bocados para engañar el hambre…

RÍOS.— Eso es porque de casada y ensalada, dos bocados y dejála. SOLANO.— Y duelos con pan son menos.

RÍOS.— Y al que es de la vida, el comer es medicina.

SOLANO.— (Saca un cuenco.) A chico manjarete, chico pucherete.

RÍOS.— (Saca una bota de vino.) A buen o mal comer, tres veces beber. (Le da tres tientos y se la pasa a Solano.)

SOLANO.— (Saca tocino.) El vino y el tocino añejo son como el amigo viejo. (Bebe.) RÍOS.— (Saca queso.) Pues el melón y el queso, tómalos a pesos (Ñ, p. 145-146). Chaque proverbe, on le voit, s’accouple à un autre, selon un jeu langagier où ce qui importe, c’est la fonction poétique du langage et non sa fonction référentielle. La relance se fait par analogie d’idées, à travers des éléments thématiques communs et répétés. Il se produit alors une disjonction, un décrochage du dialogue par rapport à la fable qui se trouve comme empêchée dans son déploiement, prise dans une logique discursive qui la fait filer vers une voie du garage où plus rien ne progresse linéairement. Dans la pièce, l’agencement discursif prend donc le pas sur le développement ordonné et unifié d’un fil narratif au profit d’une combinatoire situationnelle chaotique qui repose en apparence sur l’urgence à improviser. On est également très proche des considérations sur le langage dramatique de Ionesco :

Tout comme une symphonie, tout comme un édifice, une œuvre de théâtre est tout simplement un monument, un monde vivant ; elle est une combinaison de situations, de mots, de personnages ; elle est une construction dynamique ayant sa logique, sa cohérence, sa forme propres. Elle est une construction dynamique dont les éléments s’équilibrent en s’opposant103.

Première intercession. Retour sur le baroque populaire : la théâtralité en question

72

À travers ses réflexions sur l’action dramatique, José Sanchis rejoint donc les inquiétudes des auteurs dit de l’absurde, considérant que la fable ne permet pas de rendre compte du mouvement complexe de la vie et que le travail dramaturgique consiste précisément à développer des schémas alternatifs, où la logique discursive l’emporte sur le déploiement fabulaire.

2.2.3. Le principe d’inventaire

Le principe d’inventaire constitue une autre constante de la pièce. En plus des proverbes, il faut également citer les nombreux recensements auxquels se livrent Ríos et Solano, les séries de noms d’auteurs, d’histoires drôles, de types de compagnies théâtrales, etc. Autant de variations discursives, de suites combinatoires qui entraînent la pièce hors des sillons de la fable. L’accumulatif, signe majeur de l’esthétique baroque, remplace le progressif. La pléthore des mots et les excroissances verbales se substituent à l’enchaînement diachronique des évènements. Bernadette Bost remarque à ce titre que l’usage des listes et inventaires dans le théâtre contemporain est en rapport avec leur irruption dans d’autres champs de création, notamment les arts plastiques :

Christian Boltanski s’est affirmé comme l’expert en la matière avec ses ensembles de photos et d’objets, [ces derniers apparaissant tels] des documents au service d’un art sociologique, bien que des subjectivités s’y lisent. (…) On pourrait rapprocher des inventaires boltanskiniens de ceux qu’un André Benedetto glissait dans ses pièces, vers 1975104.

Sans doute existe-t-il aussi un lien entre l’usage des inventaires dans les textes contemporains et le théâtre documentaire de Peter Weiss qui envisage des œuvres produites à partir des procès-verbaux, des dossiers, des lettres, des tableaux statistiques, des communiqués de la Bourse. À la différence près que le théâtre documentaire suppose un principe de montage de tout ce matériau, tandis que l’usage des listes dans le théâtre actuel, tel qu’on le retrouve dans les œuvres de Valère Novarina ou Rodrigo García, repose davantage sur un principe de déconstruction de la fable afin de susciter une théâtralité reposant sur des paradigmes rythmiques. C’est bien sûr l’éraillement du langage, avec ses sentences, ses stéréotypes, ses lieux

104 Bernadette Bost, « Listes et inventaires dans les textes dramatiques contemporains : faillite ou relance de la théâtralité ? », in Études théâtrales, n° 24-25, 2002, p. 19.

Première intercession. Retour sur le baroque populaire : la théâtralité en question

73

communs, qui est ici pointé. Mais paradoxalement, c’est aussi la capacité du langage à combler, par l’excroissance des inventaires, le vide de la scène en suscitant l’imagination du spectateur. Comme le souligne Bernadette Bost, l’inventaire constitue une alternative au déploiement classique de l’œuvre théâtrale :

[Il permet de] créer des dramaturgies hors de la représentation –hors de la fable, des personnages, des dialogues– […] qui passent essentiellement par le rythme, mais c’est aussi une affaire de tonalités, de volumes ; on peut jouer sur une grande variété de formes, sur des différentiels d’incarnation et d’adresse, sur des manières particulières d’affecter les corps ; créer des ruptures, des trous d’air, des accélérations, des suspensions, des dérives105.

C’est précisément cette double mission que poursuit José Sanchis dans Ñaque en privilégiant la profusion des listes : il y développe un théâtre de la parole évocatrice face à la tentation de la surenchère technique et, dans le même temps, il libère l’action dramatique du déploiement fabulaire de sorte que cette logique accumulative, propre à l’esthétique baroque, ouvre la voie à une conception élargie de la théâtralité.

2.2.4. La multiplication des enchâssements

Dans Ñaque, la principale modalité d’assemblage des hypotextes est l’enchâssement, selon un modèle d’inspiration baroque. Il y a tout d’abord la situation-cadre : l’apparition soudaine de Ríos et Solano sur la scène d’un théâtre contemporain. Vient ensuite le récit que les deux comédiens font de leurs aventures puis, intercalées dans celui-ci, les pièces qu’ils ont jouées jadis. L’une d’entre elles, El Auto del

sacrificio de Abrahman, est également entrecoupée par un intermède, El entremés del bobo y del capeador, qui constitue un nouveau niveau discursif à l’intérieur de la pièce.

Contrairement à la progression dramatique classique, où chaque partie engendre la suivante, le texte est donc inlassablement ramené à des commencements successifs qui ont comme effet un retardement constant dans le développement de la fable. Cette dernière paraît alors retenue dans une situation stagnante, sans amplitude réelle, incapable de se déployer diachroniquement. À l’instar des inventaires, la mise en abyme démultipliée fonctionne ainsi à la fois comme un nouvel élément de résistance face à l’ordre fabulaire et un principe alternatif d’organisation du matériau théâtral qui, comme nous le verrons plus loin, situe le spectateur au sein d’un jeu de

Première intercession. Retour sur le baroque populaire : la théâtralité en question

74

miroirs complexe rappelant le goût des peintres baroques pour le trompe-l’œil et les perspectives pluridimensionnelles. Contre une conception rassurante de l’action dramatique, suivant une logique linéaire, José Sanchis propose donc dans Ñaque une expérience théâtrale fondée sur le vertige de la désorientation, qui entraîne le spectateur en un immense labyrinthe où l’illusion et la réalité s’enchevêtrent. L’enchâssement démultiplié est ainsi mis au service d’un dédoublement on ne peut plus baroque, fonctionnant à la fois comme procédé dramaturgique et dénonciation du simulacre sur lequel se fonde l’illusion théâtrale.

Dans Ñaque, la logique accumulative des miscellanées inspirée de la tradition du théâtre baroque populaire offre donc une alternative au fablisme. Le recours à cette esthétique et sa nécessaire actualisation permettent à José Sanchis d’explorer une nouvelle approche de l’action dramatique en favorisant une esthétique du montage au détriment d’un déploiement linéaire et continu. Il s’agit aussi de revendiquer une certaine idée de la création théâtrale qui se donne pour ce qu’elle est : non pas une image calquée de la réalité mais une production de formes mettant en jeu un regard sur le monde.