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LE REFUS DU FABLISME

3. El retablo de Eldorado : une dramaturgie des tableaux

3.2. La création d’un horizon d’attente

Le premier acte du Retablo de Eldorado forme une sorte de prélude, d’étape préparatoire au spectacle lui-même. L’action théâtrale est repoussée et le spectateur placé en situation d’attente. Ce phénomène de retardement, repérable au niveau de la structure même de la pièce, a également son pendant dans la stratégie discursive, qui consiste à générer un horizon d’attente à partir d’une suite d’énigmes dont la résolution est constamment remise à plus tard. Une telle stratégie n’est pas sans rappeler les conceptions théoriques développées par Umberto Eco dans Lector in Fabula. « Un texte, écrit-il, est un tissu d’espaces blancs, d’interstices à remplir, et celui qui l’a émis prévoyait qu’ils seraient remplis et les a laissés en blanc »109. C’est précisément sur le mode de cette discontinuité textuelle que fonctionne le premier acte du Retablo de

Eldorado. Au lieu de régler la progression de la pièce sur l’enchaînement des faits,

José Sanchis privilégie l’ambivalence, l’implicite, le non-dit, jouant sur l’équivoque et le mystère. Ainsi, dès la première scène, l’attention de Chirinos et Chanfalla est attirée par la bourse de Don Rodrigo :

CHIRINOS.— Y en lo tocante a la bolsa, no es mi intención despojarle de ella, sino saber qué guarda.

CHANFALLA.— Muy segura estás tú que son perlas o esmeraldas o zafiros o pepitas de oro...

CHIRINOS.— ¿Tú no? ¿Pues, por qué tanto celo y afán en ocultarlas? Dime.

CHANFALLA.— Antes dime tú a mí : si tal tesoro hubiera, ¿cómo y por qué vivir en tantas estrechuras? ¿Fuérale menester andar hecho estafermo con gentecilla tal como nosotros? (RED, p.258)

Plus loin dans la pièce, un nouvel échange entre Don Rodrigo et les deux comédiens sur le mode du quiproquo laisse entendre que la bourse pourrait bien contenir de l’or.

109 Umberto Eco, Lector in fabula. Le rôle du lecteur ou la coopération interprétative dans les textes

narratifs, Paris, Le Livre de Poche, 1985, p. 63. Nous verrons plus loin (§ III.1.2.232) que les théories

de la réception inspirées de l’école de Constance occupent une place centrale dans la réflexion dramaturgique de José Sanchis, notamment à partir des années 90.

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Puis, lorsque Chirinos met enfin la main sur celle-ci, juste avant que la sombra ne la lui reprenne, elle s’exclame : «Parecen perlas finas... o pepitas de oro muy chicas » (RED, p. 298). Ce n’est qu’à la fin du deuxième acte que les deux comédiens découvriront qu’en réalité la bourse ne contenait ni or ni pierres précieuses mais des graines venimeuses, avec lesquelles Don Rodrigo finira par se donner la mort.

C’est également dans ce premier acte que les deux comédiens expliquent leur stratagème pour duper Don Rodrigo en représentant le spectacle devant un public qui n’est aucunement composé de notables mais de bandits :

CHIRINOS.— Pues no mucho más alcanza [a ver] nuestro don Rodrigo con todas sus potencias.

CHANFALLA.— ¿Qué quieres decir? CHIRINOS.— ¿Aún no lo adivinas? CHANFALLA.— No, por mi fe.

CHIRINOS.— Pues abre los ojos y agudirás los oídos : por unos pocos reales podemos hacer que acudan a este corrincho no menos de cincuenta ganapanes y pencurrias que aposentados allí en lo oscuro y vistos desde aquí por ese viejo...

CHANFALLA.– No prosigas, Chirinos, que ya toda tu industria se me aclara. Y vive Dios que es tan buena como si fuera mía... ¿Pero, tan cierta estás de que no ha de advertir el trueque? (RED, p. 262)

La duperie fonctionnera-t-elle ? Le vieux conquistador sera-t-il assez naïf pour se laisser berner par les deux saltimbanques ? La tension dramatique est d’autant plus forte qu’à la fin du premier acte, Don Rodrigo fait le serment de se donner la mort s’il ne parvient pas à lever les fonds nécessaires pour rejoindre l’Amérique :

RODRIGO.— […] Y juro a Vuestras Excelencias, debajo del Creador de todas las cosas, que si, no obstante haber condescendido a resolver mi limpia y noble empresa con este trampantojo y trapicheo, no se consuman hoy mis esperanzas...!

CHIRINOS.— (Asustada) ¡Válgame Dios, don Rodrigo, y no jure tan recio! RODRIGO.— … ¡Hoy en fin sin tardanzas daré fin a mis días!

CHIRINOS.— (Espantada) ¡Jesús, y que prisas mortales! ¿Por qué hoy mismamente? ¡Un día tan modorro!

RODRIGOR.— Hoy ha de ser. Que es el quinto día de la quincuagésima luna del año del Jaguar. (Sale.) (RED, p. 300).

Le spectateur, qui connaît la machination ourdie par les deux comédiens, comprend alors que Don Rodrigo court à sa perte. Mais se donnera-t-il vraiment la mort ? Quel est le sens de cette dernière réplique pour le moins mystérieuse ?

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discrètes de la sombra, personnage marqué au seau du mutisme et de l’étrangeté, qui entretient avec Don Rodrigo des rapports on ne peut plus secrets. Lorsque Chanfalla interroge le conquistador sur les liens qui les unissent, celui-ci reste très évasif :

CHANFALLA.— Así pues, ella es vuestra manceba…

RODRIGO.— (Subítamente furioso, le zarandea) ¡Manceba, manceba! ¿Y por qué no mi esposa sacramentada? ¿Como tú y como Chirinos? (Cambio súbito, amable y confidencial) Por cierto, Chanfalla, amigo : ¿Es esa Chirinos tan remilgada como dices? (RED, p. 297)

Et finalement, au vu des moyens techniques précaires dont disposent les comédiens pour mettre en scène un spectacle qui prétend rendre compte de « las mil peregrinas andaduras del conquistador Don Rodrigo Díaz de Contreras » (RED, p. 318), la performance théâtrale prend la forme d’un véritable défi : comment ces pauvres saltimbanques vont-ils s’y prendre pour représenter ni plus ni moins que l’histoire de la Conquête des Amériques ?

Cette série de questions, laissées en suspens jusqu’au moment de la représentation du spectacle, finit par se substituer au développement linéaire de l’action. Ce que le texte met alors en jeu, c’est l’élaboration d’un l’horizon de lecture à partir des attentes du spectateur. C’est d’ailleurs en ces termes que José Sanchis, dans la lignée des réflexions d’Umberto Eco, décrit sa stratégie discursive :

Las preguntas abiertas por el texto son respondidas o reemplazadas por nuevas preguntas, con lo que se produce esa combinación de lo esperado y lo inesperado, de la permanencia u del cambio, de la repetición y la variación, que genera lo que llamamos accion dramática110.

Dans le premier acte du Retablo de Eldorado, le dramaturge évite ainsi le recours au

fablisme au profit d’une écriture de l’attente et du retardement, où les événements

scéniques se succèdent afin d’orienter le spectateur dans ce dédale de questions ouvertes.

Le choix réitéré de la situation métathéâtrale permet également le passage d’un drame premier à ce que Jean-Pierre Sarrazac nomme un drame par prétérition, où « le conflit, la collision, tout ce qui faisait la spécificité du dramatique de l’œuvre […] se trouve relativisé par cet autre mouvement de reprise, de répétition, de retour sur le drame »111. En somme, tout se passe comme si la tension autoréférentielle de la

110 José Sanchis Sinisterra, « Un receptor más que implícito (Nus, de Joan Casas) », in José Sanchis Sinisterra, La escena sin límites, fragmentos de un discurso teatral, op. cit, p. 256-257.

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représentation, qui devient dès lors son propre sujet, reléguait à un second plan l’action dramatique, c’est-à-dire le récit des aventures de Don Rodrigo. Le rôle structurant de la fable au sein de l’œuvre s’en trouve ainsi invalidé car celle-ci est remise à plus tard, retardée jusqu’au deuxième acte, où la représentation du spectacle débute enfin.