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Chapitre 2 – Les tendances pénales canadiennes : De l’idéal de réhabilitation au populisme

2.5 Les Conservateurs et la justice pénale

2.5.3 Le transfert de la légitimité de la production législative vers le peuple

La troisième composante qui atteste que l’administration Harper a propulsé et imbriqué la répression pénale dans la sphère sociale est le transfert, vers le peuple, de la légitimité de la production législative en matière pénale. Rappelons d’abord que le gouvernement Harper a adopté une conception vindicative de la justice engendrant une hyperactivité législative Tough on Crime presque exclusivement tournée vers une accentuation des principes de rétribution, de neutralisation et de dissuasion (Mallea, 2011). Se rajoute à cette volonté de punir un rejet de toute considération des dimensions sociales sous-tendant la criminalité (Lawrence, 2010). Une telle conception de la criminalité n’était d’ailleurs pas étrangère à sa vision de l’économie néolibérale44. Découlant de ces principes du conservatisme harperien, les mesures à connotation purement répressive ont pullulé : peines minimales obligatoires pour une variété d’illégalismes, augmentation du quantum des peines pour plusieurs infractions, suppression de la compensation pour le temps alloué en détention préventive dans le calcul de la peine, restriction du champ d’application du sursis, diminution des pratiques de libertés préventives, etc. (Mallea, 2015).

44 Le néolibéralisme promeut une économie de marché, à savoir la libre circulation des biens sur la base d’un

marché qui n’est pas ou peu régulé par l’État. De cette croyance en l’autorégulation du marché découle la mise en place de politiques sociales et pénales qui produisent et encouragent des attitudes d’exclusion face aux personnes jugées déviantes ou marginales. En ce sens, sous le joug du néolibéralisme, la pénalisation est un instrument d’invisibilisationde la marginalité et des problèmes sociaux, telle que la criminalité, la prison étant en quelque sorte le lieu où sont jetés les « déchets humains » de la société de marché (Mucchielli, 2008 : 16). En somme, au lieu de s’attarder aux causes provoquant la marginalité et les inégalités sociales, l’État s’attaque aux individus qui en sont les porteurs, et ce, de la même manière qu’il ne sévit qu’à l’endroit des contrevenants en ne s’attardant pas aux contextes entourant la commission d’un acte criminalisé.

Face à ce concert punitif, de nombreux experts et praticiens ont tenté de riposter en produisant des recherches, des rapports et des articles scientifiques notant l’inefficacité des mesures pénales punitives. Pour illustrer ce propos, en 2008, Stephen Harper fit campagne en promettant d’imposer des peines obligatoires plus sévères aux jeunes qui contreviennent à la loi. Face à cette promesse électorale, un regroupement de plus de 50 spécialistes, présidé par le professeur Jean-Paul Brodeur qui agissait à l’époque à titre de directeur du Centre international de criminologie comparée de l’Université de Montréal, va signer un billet journalistique exposant que les écrits scientifiques attestent que les interventions strictement basées sur la punition et la dissuasion s’avèrent inopérantes et inefficaces pour ce type de clientèle (Brodeur et coll., 2008). Sans considération pour ces dires, les Conservateurs ont, pour des considérations idéologiques, marginalisé, rejeté et disgracié presque systématiquement les experts et les savoirs scientifiques (Doob et Webster, 2006; Lawrence, 2010; Jeffrey, 2015).

Il importe également de noter que les membres du gouvernement Harper ont aussi proposé, plus que n’importe quel autre gouvernement du dernier siècle, des réformes pénales sous la forme de projets de loi d’intérêt privé45. Historiquement, depuis 1910, 33 de projets de loi d’intérêt privé portant sur la justice pénale ont été adoptés par le Parlement. Vingt sont survenus durant les années Harper. De surcroît, 17 de ces projets de loi furent parrainés par des ministres ou des sénateurs conservateurs, ce qui témoigne du rôle important joué par le caucus du parti dans les projets de loi retenus (Kelly et Puddister, 2017). En outre, le rôle du caucus conservateur dans ces projets de loi d’intérêt privé est d’autant plus intéressant que plusieurs anciens membres du parti affirment que Stephen Harper régentait d’une main de fer ses députés. À titre d’exemple, dans son ouvrage caricaturalement appelé « Sheeple », Garth Turner, ancien membre du caucus conservateur, affirme que sous la gouverne de Stephen Harper « nobody asked you to have any ideas » (Turner, 2009 : 121). Dès lors, il n’est pas fallacieux d’avancer l’hypothèse que les idéaux à la base des projets de loi d’intérêt privé de nature pénale déposés par le gouvernement Harper émanaient de la haute direction du parti et n’étaient déposés par des députés d’arrière-ban que dans le but de marginaliser la préséance du ministère de la Justice en tant que contrepoids constitutionnel.

Dans ces conditions, lors des années Harper, dix causes reliées aux modifications législatives de ce gouvernement en matière pénale se sont retrouvées face à la Cour suprême et furent déboutées à

45 En vertu des règles parlementaires, un projet de loi d’intérêt privé est déposé par un député d’arrière-ban et

chaque reprise46. D’ailleurs, selon l’avocat Michael Dineen, plusieurs autres réformes pénales du gouvernement Harper pourraient engendrer dans un futur rapproché d’autres requêtes à la Cour suprême au motif qu’elles imposent dans certains cas de figure une peine cruelle et inusitée (Buzzeti, 2015).

Ainsi, au lieu de fonder leurs réformes pénales sur les acquis scientifiques et les principes constitutionnels, Stephen Harper et sa formation politique ont plutôt clamé haut et fort que leurs politiques en matière pénale se fondaient sur les opinions et les désirs de monsieur et madame Tout- le-monde (Breton, 2008). À titre d’exemple, en 2006, le ministre de la Justice et procureur général du Canada, Vic Toews, référait, dans une conférence de presse, explicitement au peuple pour justifier la position de son gouvernement en matière pénale : « Notre priorité de s’attaquer [sic] au crime est ancrée dans les valeurs canadiennes. C’est une priorité pour notre nouveau gouvernement, car c’est une priorité pour chaque membre de la population canadienne » (Bernheim, 2013 : 12).

Sans aborder, pour l’instant, le fait qu’il est fallacieux de dire que la répression de la criminalité est une priorité pour chaque Canadien, il semble apparent qu’en ce qui à trait la production législative des réformes pénales, l’ère Harper fut marquée par un fléchissement de la légitimité scientifique au profit d’une nouvelle légitimité accordée au peuple. Non seulement le gouvernement Harper mésestima les savoirs scientifiques, mais cette administration tabla, dans une optique électoraliste, sur la faible déférence de la population à l’égard des « scientifiques », un fait que reconnut Ian Brodie, chef du cabinet de Stephen Harper entre 2006 et 2008, lors d’une conférence à l’Université McGill : « Every time we proposed amendements to the Criminal Code, sociologists, criminologists, defence lawyers and Liberals attacked us for proposing measures that the evidence apparently showed did not work. That was a good thing for us politically » (Gutstein, 2014 : 174). Dès lors, puisqu’il semble que les divers spécialistes de la criminalité soient tenus en faible estime par la population, les attaques du gouvernement Harper contre ceux-ci auraient engendré, selon Brodie, un capital politique pour

46 Pour ne nommer que quelques exemples, mentionnons que le plus haut tribunal du Canada a conclu que la

réforme pénale du gouvernement Harper qui visait à imposer une peine minimale obligatoire d’un an de prison pour toute personne accusée de trafic de drogue ayant déjà été reconnue coupable d’une infraction en matière de drogue au cours des 10 dernières années contrevenait à l’article 12 de la Chartecanadienne des droits et libertés (art. 12 : « Chacun a droit à la protection contre tous traitements ou peines cruels et

inusités ».)La Cour suprême a également conclu que le fait de retirer le pouvoir discrétionnaire que détiennent les juges de compter en double le temps de détention avant procès lors de la détermination de la peine contrevient aux principes de justice fondamentale (Blais-Morin, 2016).

cette formation politique. Somme toute, pour le gouvernement Harper la question de la criminalité et sa répression semblent avoir été, dans bien des considérations, une simple affaire de votes.

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