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Chapitre 2 – Les tendances pénales canadiennes : De l’idéal de réhabilitation au populisme

2.2 Le concept de virage punitif

2.2.1 Le virage punitif canadien : Réalité ou mythe ?

Dans une perspective générale, Hallsworth (2002) affirme que le virage punitif qui a marqué les États- Unis à la fin des années 1970 imprégna également, d’une manière moins significative, le champ pénal des autres démocraties occidentales, dont le Canada. Son hypothèse se base sur l’abandon globalisé de l’économie pénale moderne au détriment d’une économie de l’excès punitif fondée sur des valeurs (re)légitimant la douleur, les peines viscérales et la punition destructrice. Dans la même lignée, Garland (2001) aborde le virage punitif en traitant de l’effondrement et de la disparition généralisée de la pénalité moderne20. Bien que son analyse se base sur le cas des États-Unis et de la Grande- Bretagne, il va laisser entendre que sa thèse s’applique tout aussi bien aux autres sociétés occidentales.

Se concentrant plus précisément sur la réalité canadienne, Hogeveen (2005) va lui aussi étayer la thèse du virage punitif à la suite d’une étude approfondie de la réforme de la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents de 2003. Plus précisément, selon lui, cette réforme a fortement enraciné, d’un point de vue qualitatif, la justice pour mineurs dans des idéaux punitifs et rétributifs, et ce, à la suite de vives revendications citoyennes. D’un point de vue statistique, Sprott et Snyder

19 Bien que les pays de tradition politique sociale-démocrate s’ancrent dans la rationalité pénale moderne, ils

n’entrent pas dans les démocraties dites « libérales ». Les sociales démocraties, telles que pratiquées dans les pays scandinaves, n’entrevoient pas l’individu criminalisé comme un paria, mais plutôt comme une personne ayant besoin de resocialisation. Or, cette resocialisation ne relève pas seulement de la responsabilité du gouvernement ou des services correctionnels, mais bien de l’ensemble de la collectivité. Ainsi, les sociales démocraties mettent en œuvre des pratiques carcérales novatrices sur le plan de la réhabilitation et utilisent avec parcimonie les peines privatives de liberté. Par conséquent, les sociales démocraties affichent des taux d’incarcération relativement faibles et sont donc étrangères au virage punitif (Shammas, 2014).

20 La pénalité moderne est une perspective de la peine dans laquelle les discours, les législations et les pratiques

(1999) vont, quant à elles, affirmer, malgré la complexité des données21, que le Canada avait recours, à cette époque, à son appareil de justice pour mineurs dans une proportion beaucoup plus importante que les États-Unis. Pour appuyer leur thèse, Sprott et Snyder rapportent qu’entre 1991 et 1995 le taux de mise sous garde a oscillé entre 764 et 820 par 100 000 jeunes canadiens âgés de 10 à 17 ans. Pendant la même période, le taux de mise sous garde étatsunien n’a quant à lui jamais dépassé la barre des 530 (Sprott et Snyder 1999).

D’autres spécialistes vont prétendre que l’avènement d’une pénalité plus répressive fut directement tributaire de la montée des politiques néoconservatrices de l’administration de Brian Mulroney, et ce, même si plusieurs recherches avancent que la philosophie pénale de Mulroney ne fut pas aussi fortement imbriquée dans l’idéologie law and order22 que celle de ses alliés conservateurs de l’époque, Ronald Reagan et Margaret Thatcher. Plus précisément, certains experts affirment que les conditions économiques modulent les niveaux de sévérité pénale et que, par conséquent, la stagnation de l’économie et la montée du taux de chômage, découlant des politiques néoconservatrices de l’époque, ont engendré un accroissement notable des taux d’incarcération (Hatt, Caputo et Perry, 1992). À cet égard, dans le but de documenter les liens entre les conditions économiques et le degré de sévérité pénale, Mandel (1991) a comparé les taux d’incarcération ayant eu cours durant la Grande dépression des années 1930 à ceux de l’ère Mulroney et a conclu que les années 1980 représentaient, en date de 1991, la décennie la plus répressive de l’histoire du Canada.

À l’inverse, Zedner (2002) critique et nie l’existence d’un virage punitif. Plus précisément, elle argue que les criminologues et les sociologues aurait une tendance à amplifier les constats de rupture en matière pénale et à parler avec « nostalgie » de l’évolution des tendances pénales (Zedner, 2002 : 344). Or, pour Zedner, bien que les discours politiques étaient imprégnés d’idéaux pro-réhabilitation dans les années 1950 et 1960, l’application du droit conservait, lors de ces années, une connotation largement répressive. Par voie de conséquence, le concept de « virage » punitif serait donc exagéré.

21 Il s’avère plutôt ardu de comparer les statistiques étatsuniennes et canadiennes en ce qui a trait à la justice

pour mineurs, et ce, pour deux raisons. D’abord, aux États-Unis, chaque État définit l’orientation de sa justice pour mineurs, il y a donc beaucoup plus de variations entre les États américains qu’entre les provinces canadiennes, des variations considérables qui sont largement obscurcies dans les statistiques. De plus, les États-Unis renvoient des mineurs au tribunal pour adultes dans des proportions beaucoup plus élevées que le Canada, des cas qui auraient pu, hypothétiquement, aboutir en une peine de mise sous garde (Sprott et Snyder 1999).

22 Cette idéologie est fondée sur une conception sévère et stricte de la justice pénale, particulièrement pour les

crimes violents et les crimes contre la personne. Par conséquent, cette idéologie valorise un recours accru à l’emprisonnement et même à la peine de mort (Garkawe, 1995).

Dans cette veine, plusieurs experts avancent que la relative stabilité des taux d’incarcération canadiens lors de la deuxième moitié du 20e siècle atteste de l’inexistence d’un virage punitif en sol canadien(Meyer et O’Malley, 2005; Doob et Webster, 2006). De surcroît, d’autres auteurs vont affirmer que le Canada ne fut pas en proie à un déferlement de mesures répressives puisque les robustes théories et pratiques providentialistes, propres au Canada, ont entravé l’ascension des pratiques répressives habituellement associées au virage punitif 23 (Meyer et O’Malley, 2005; Moore et Hannah-Moffat, 2005; Landreville 2007). Dans la même lignée, Landreville (2007) affirme que sur le terrain, le Canada n’a pas connu de vagues punitives grâce à la résistance d’acteurs, tels que des procureurs, des juges et intervenants des milieux correctionnels partageant des valeurs de justice sociale, d’équité, de solidarité et qui croyaient fortement à la réhabilitation.

D’autre part, certains auteurs vont plutôt adopter une position plus nuancée en affirmant que l’archipel pénal canadien fut traversé par une tendance duale, ce qui fait référence à des peines plus sévères à l’égard des crimes jugés comme graves, alors qu’à l’inverse, des mesures peu contraignantes sont préconisées pour les personnes déclarées coupables d’infractions de moindre gravité. En d’autres termes, il s’agit de l’implantation d’une double rationalité pénale, soit la neutralisation à long terme pour les individus jugés dangereux et la réhabilitation pour les individus criminalisés dits primaires (Roberts, 2001a; Prates 2013).

Finalement, sans prendre position, des auteurs tels que Chantraine (2007) et Harcourt (2008) remettent en question les statistiques carcérales qui témoignent des virages punitifs. Pour eux, il est trompeur d’évaluer les fluctuations des taux d’incarcération sans repenser l’appréhension criminologique de la carcéralisation pour y inclure les autres pratiques d’enfermement. Plus précisément, pour ces auteurs, la désinstitutionalisation psychiatrique constitue également une variable explicative de la fluctuation des taux d’incarcération. En ce sens, lorsque les taux d’hospitalisation psychiatrique, de nature involontaire, sont additionnés aux taux d’incarcération, les courbes des taux d’incarcération relatives aux virages punitifs dans divers pays sont beaucoup moins substantielles. Sans affirmer que ce sont les personnes désinstitutionnalisées qui se retrouvent

23 Mentionnons également que l’application des lois n’est pas uniforme sur l’ensemble du territoire canadien.

Le Québec, comparativement aux provinces situées plus à l’ouest, semble moins enclin à mettre en application des mesures démesurément axées sur des principes de sévérité pénale. En guise d’exemple, dans les années 1990, l’Ontario mettait de l’avant l’accentuation de l’emprisonnement, la rétribution et l’allongement des peines privatives de liberté, tandis que le Québec parlait plutôt de fermer des prisons et d’accentuer les mesures alternatives (Lemire, 1996). Bien qu’il soit intéressant sur le plan sociologique et politique d’étudier les disparités d’application de la loi entre les provinces, l’étendue d’un mémoire de maîtrise ne me permet pas de m’y attarder plus en détail.

invariablement incarcérées, ces auteurs invitent à repenser le carcéral à travers le prisme de l’institutionnalisation et ainsi à traiter de l’« incapacitation » institutionnelle, plutôt que de l’incarcération (Harcourt, 2008; 26). D’ailleurs, au Canada, au fur et à mesure que le nombre de lits réservés aux soins psychiatriques a diminué, la capacité des institutions carcérales a, quant à elle, augmenté (Chaimowitz, 2012). Il ne faudrait donc pas rejeter trop rapidement les possibles liens entre ces deux composantes, quoique cette problématique dépasse largement les contours de ce mémoire.

Compte tenu de ce qui précède, il est indéniable qu’il existe bel et bien, à travers la communauté scientifique, un véritable débat quant à l’avènement ou non d’un virage punitif dans le champ pénal canadien. Qui plus est, peu importe la position adoptée, il semble également que chacune de ces positions soit discutable. Face à cette dissension, la thèse défendue dans ce mémoire s’avère plutôt nuancée, rejetant les deux pôles de ces opinions, mais ne réfutant pas l’une ou l’autre des propositions. Plus précisément, ce mémoire soutient qu’entre les années 1980 et 2005, certains changements sont survenus dans l’univers pénal canadien et ont engagé le Canada dans une voie plus répressive, mais d’une manière somme toute limitée. Ainsi, le pays n’aurait pas connu un virage punitif aussi outrancier que celui d’autres démocraties contemporaines. En revanche, l’arrivée au pouvoir du gouvernement Harper semble avoir engendré un véritable impetus de punitivité dans la mesure où plusieurs réformes entérinées par cette administration ont attisé les pratiques et les discours propres au virage punitif qui, à mon sens, n’en était auparavant qu’à ses premiers balbutiements en sol canadien.

Pour étayer cette position, j’ai choisi d’utiliser la thèse de Carrier (2010) qui identifie trois grands symptômes constitutifs du virage punitif. Cette thèse est, à mon avis, plus opérationnelle pour traiter du virage punitif, puisque les critères qu’elle propose sont davantage mesurables empiriquement contrairement aux thèses d’autres auteurs tels que Garland (2001), Salas (2005) et Fassin (2017), pour ne nommer que ceux-ci, qui traitent du virage punitif d’une manière beaucoup plus abstraite et théorique. Selon Carrier (2010), les trois symptômes du virage punitif sont l’accroissement de la population carcérale, l’émergence d’un espace carcéral globalement postdisciplinaire et la mise en place d’une pénalité politisée et expressive. Les prochaines sections sont consacrées à la description et à l’occurrence de ces symptômes à travers les deux époques temporelles précédemment décrites.

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