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L’instrumentalisation de la victime : La figure fantasmée de la victime vindicative

Chapitre 7 – Les politiques pénales du gouvernement Harper : Fondements et stratégies de

7.1 L’instrumentalisation de la victime : La figure fantasmée de la victime vindicative

Tel que l’indique le tableau en exergue de ce chapitre, le point le plus saillant qui ressort des travaux parlementaires analysés est sans conteste la mobilisation des victimes d’actes criminalisés qui a été repérée à près de 300 reprises160 dans les interventions des députés conservateurs. Or, quoique que les victimes soient la thématique la plus récurrente dans les débats parlementaires, rappelons que les politiques analysées allouent, en bout de piste, peu de droits ou de bénéfices concrets aux victimes d’actes criminalisés. À titre de rappel, seule la sixième section du projet de loi C-10 octroie des « privilèges » aux victimes, tels que le droit d’accès aux informations relatives à la peine de la personne

159 Le codage est un processus relativement subjectif inspiré des postures paradigmatique et épistémologique

adoptées par le chercheur. Un autre chercheur pourrait coder les mêmes données à travers les mêmes catégories et arriver à des résultats bien différents. Les nombres entre parenthèses représentent le nombre d’extraits codés dans chaque catégorie.

160 Ce chiffre est une addition de la catégorie « Références aux victimes d’actes criminels » des trois politiques

ayant causé leur victimisation respective ou encore le droit de présenter une déclaration lors des diverses audiences de remise en liberté. En réalité, les examens entrepris dans ce mémoire mettent en évidence que les mobilisations de la victime relèvent presque systématiquement de l’instrumentalisation puisque lesdites mobilisations sont utilisées, à quelques exceptions près161, afin d’introduire et de légitimer un durcissement du régime pénal canadien, sans gain substantiel pour les victimes.

Cette instrumentalisation de la victime correspond à la première dimension du populisme pénal décrite dans le chapitre quatre. Elle est si prééminente qu’elle touche plusieurs facettes de l’ancrage populiste du gouvernement Harper et est donc abordée sous différents angles dans ce chapitre. Pour la présente section, je m’intéresse à la forme particulière d’instrumentalisation de la victime à travers laquelle le gouvernement Harper postule que les attentes des victimes sont indubitablement répressives. Plusieurs extraits repérés dans les débats parlementaires suggèrent que le gouvernement Harper attribue des aspirations invariablement répressives aux victimes, et ce, pour des types de crimes précis : « Les experts de première ligne, comme les victimes, nous disent que les peines doivent être plus sévères pour les personnes qui se livrent à ce genre d'activité [crimes relatifs aux stupéfiants] » (Dave MacKenzie, Parti conservateur du Canada, C-10, 3e lecture), ou encore d’une manière plus générale : « Les victimes, nous disent que les peines doivent être plus sévères » (Dave MacKenzie, Parti conservateur du Canada, C-10, 3e lecture). Plus implicitement, le gouvernement Harper confère également des attentes punitives aux victimes en affirmant que ces dernières appuient ses mesures législatives répressives: « Les victimes et des Canadiens respectueux de la loi partout au pays se réjouissent de cette mesure [nouvelles peines minimales découlant de la section 3 du projet de loi C-10] » (Rob Nicholson, Parti conservateur du Canada, C-10, 3e lecture). Conséquemment, en postulant que les victimes sont animées par des attentes et des intérêts répressifs, cette administration semble prêter une homogénéité idéologique aux victimes, concevant ces dernières tel un bloc monolithique dont les intentions et les désirs sont uniquement tournés vers la punition des coupables. Or, il s’agit d’une conception superficielle et restreinte des victimes d’actes criminalisés. Bien qu’il soit avéré que certaines victimes aientvéritablement des doléances répressives et carcérales (Dubé et Garcia, 2017), un nombre considérable d’entre elles se détournent des demandes de sévérité pénale (Cheliotis et Xenakis, 2016).

161 Des nuances s’imposent puisque des propostraitant des « privilèges » concrets accordés aux victimes ont

été repérés dansneuf interventions de députés conservateurs. Or, lorsqu’ils sont abordés, ces « privilèges » sont dépeints comme un complément à l’intensification de la sévérité pénale, ce qui tend à suggérer que ces privilèges ne constituent, pour le gouvernement Harper, que des variables subsidiaires à la répression.

Dans cette veine, il appert, selon les recherches sur la victimisation, que les attentes et les besoins des victimes sont, en réalité, très complexes et seraient davantage axées sur la reconnaissance, l’accompagnement et la réparation, que sur des châtiments accrus (Cario, 2000; Cheliotis et Xenakis, 2016). Les analyses entreprises dans ce mémoire suggèrent, toutefois, que le gouvernement Harper accorde peu de considération, voire aucune, aux attentes non répressives des victimes. Ainsi, bien que les députés conservateurs répètent mécaniquement que leurs réformes comblent les « attentes » des victimes ou qu’elles sont érigées dans « l’intérêt » de celle-ci, rien ne laisse envisager que les politiques analysées répondent aux attentes ou à des intérêts autres qu’une répression accrue des individus criminalisés. En dépit de tels constats, en utilisant une structure argumentative qui promeut un resserrement de l’étau pénal sous le masque de la défense des victimes, cette mobilisation de la victime est rarement contestée, puisque personne ne peut réalistement se positionner contre la défense des victimes. Seules certaines critiques réussissent à percer cette rhétorique, comme l’extrait suivant du député Valeriote : « Les conservateurs ne cessent de parler des victimes, mais le projet de loi n'est assorti d'aucune disposition visant à aider celles-ci » (Frank Valeriote, Parti libéral du Canada, C-10, 2e lecture).

Au regard des précédentes analyses, il est intéressant de noter que, selon Salas (2005), les politiciens et les gouvernements dont la philosophie pénale revêt un caractère populiste ont tendance à se détourner des réalités complexes et variées des victimes singulières, pour plutôt invoquer une figure fantasmée de « la » victime. Similairement, il semble que le gouvernement Harper mobilise une figure imaginée de la victime vindicative au détriment des victimes singulières. Par voie de conséquence, cette mobilisation non représentative des victimes constitue une forme d’instrumentalisation, ce dont traite la prochaine section.

7.1.1 L’accentuation de la sévérité pénale

Pour exemplifier plus méticuleusement l’instrumentalisation de la figure de la victime vindicative, je m’attarde à la section 8 du projet de loi C-10 qui a comme point de mire le durcissement de la justice pour mineurs, un durcissement qui est, entre autres, appuyé sur la prétendue nécessité de châtier plus sévèrement les adolescents criminalisés au nom des désirs des victimes, tel que l’indique l’extrait suivant qui est représentatif de cinq autres extraits traitant explicitement des doléances vindicatives des victimes à l’endroit des adolescents criminalisés162 : « Des groupes de victimes et des victimes se

162 Les extraitsqui attestent que le gouvernement Harper appesantit le durcissement de la justice pour mineurs

sur les prétendues doléances des victimes sont qualitativement très explicites, mais quantitativement peu nombreux. Dès lors, pour ne pas faire d’inférences sur un nombre restreint d’extraits, j’ai survolé les débats

sont manifestés et ont applaudi le gouvernement pour le projet de loi [ section 8 du projet de loi C- 10] et pour des éléments précis que nous alliions[sic] y intégrer » (Brian Jean, Parti conservateur du Canada, C-10, 3e lecture). Malgré ces assertions des Conservateurs, Wemmers (2003) affirme qu’une portion somme toute importante des personnes ayant été victimisées par des adolescents ne sont pas en faveur d’une répression outrancièrement sévère des adolescents criminalisés163. Au contraire, la plupart des victimes d’adolescents souhaitent que ceux-ci n’aient pas de casier judiciaire (Marshall, 1999; Wemmers, 2003) et sont régulièrement favorables à des peines extrajudiciaires visant la restitution plutôt qu’à des peines répressives (Blanchette 1996 ; Wemmers, 2003). De surcroît, il est intéressant de noter que certaines victimes souhaitent même participer à des rencontres de médiation pénale afin d’aider les adolescents à prendre conscience des conséquences de leurs actes, à se responsabiliser et à se réhabiliter (Lemonne, Van Camp et Vanfraechem, 2007; Charette-Duchesneau, 2009). En somme, les recherches soulignent que les victimes sont, davantage, en faveur d’une justice pour mineurs aux finalités éducatives et réhabilitatives plutôt que répressives (Wemmers, 2003).

Nuançons toutefois en précisant que les crimes jugés les plus graves, tels que les agressions sexuelles et les meurtres, engendrent, bel et bien, des attitudes punitives chez les victimes d’adolescents (Wemmers, 2003). Il s’agit néanmoins de crimes rares pour ce groupe d’âge, et qui concernent peu de victimes. À titre d’exemple, en 2014, près de 101 000 jeunes furent condamnés en vertu de la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents. Seulement 25 d’entre eux avaient été déclarés coupables d’homicides, soit 0,024% (Statistique Canada, 2016).

Soulignons qu’après plusieurs critiques des partis adverses, le gouvernement Harper se ravise en affirmant, à deux reprises, que sa réforme ne cible que les récidivistes et les adolescents ayant commis des crimes violents : « Nous sommes conscients du fait que les jeunes peuvent commettre des erreurs. Nous ne visons pas les simples voleurs, mais les délinquants violents et récidivistes. Je le répète: nous tentons d'établir un équilibre entre la responsabilité envers les victimes et la responsabilité envers les auteurs des crimes » (Dean Allison, Parti conservateur du Canada, C-10, 2e lecture). Or, certaines dispositions de la présente réforme, tel l’ajout de la dénonciation et de la dissuasion au régime de

parlementaires du projet de loi C-4, mort au feuilleton, qui a été repris textuellement pour ériger la réforme de la LSJPA incluse dans le projet de loi C-10. Ce survol a permis de repérer d’autres extraitsqui appuient la présente analyse, tel que le suivant : « Notre gouvernement est à l'écoute des Canadiens, notamment des familles des victimes d’actes criminels. C’est pour cette raison que nous avons présenté le projet de loi [C- 4] » (Daniel Petit, Parti conservateur du Canada, C-4, 2e lecture).

163 Statistiquement, il est plutôt difficile de chiffrer le nombre de victimes en faveur d’une justice pour mineurs

dite « non-répressive ». Toutefois, Roberts (2004) affirme que 77% du public est en faveur de ce type de justice pour les adolescents criminalisés, tandis que Allen (2002) avance qu’il n’existe pas de différence significative entre les victimes et les non-victimes concernant les attitudes envers la justice pour mineurs.

détermination de la peine, ne se limitent pas aux crimes de nature violente, mais peuvent être invoquées par n’importe quel juge à l’endroit de n’importe quel mineur déclaré coupable de n’importe quel crime164.

Sans affirmer que l’ensemble des victimes s’oppose aux peines répressives pour les adolescents criminalisés, il appert que les transfigurations de la justice pour mineurs ne concordent pas, en tous points, avec les attentes générales des victimes comme peut l’affirmer le gouvernement Harper. Sous un autre angle, si le gouvernement Harper semble répondre aux attentes de certaines victimes en s’attaquant aux adolescents ayant commis des crimes graves, ses réponses ont toutefois pour effet de généraliser le durcissement de la justice pour l’ensemble des mineurs, ce qui ne correspond pas aux attentes générales d’autres victimes. Conséquemment, pour le gouvernement Harper, la mobilisation des attentes des victimes constitue, du moins en grande partie, bien plus un plaidoyer politique pouvant permettre de légitimer ses réformes répressives, qu’un réel souci de combler les attentes de l’ensemble des victimes.

Dans cette foulée, la victime semble également représenter un plaidoyer politique qui a permis au gouvernement Harper d’éviter les critiques des partis adverses. En guise d’exemple, l’instrumentalisation de la victime a permis à cette administration de se soustraire aux questions et aux critiques des partis adverses, notamment en ce qui concerne les coûts de ses réformes répressives : « J’ignore pourquoi les députés d'en face [opposition] veulent savoir combien couteront les mesures que nous prenons à cette fin. Je me souviens d'une discussion que j'ai eue avec une victime d'un crime grave. Elle ne pensait pas au coût, elle. Elle voulait que justice soit faite (Dave MacKenzie, Parti conservateur du Canada, C-10, 2e lecture). Un autre exemple est la critique en regard de la constitutionnalité des réformes répressives harperiennes : « Chaque fois que notre gouvernement propose un projet de loi qui luttera contre la criminalité au Canada et rendra nos rues et nos collectivités plus sures, la réponse typique du NPD, c’est que nous sommes en train de bafouer les droits des criminels, des accusés. Il y a un mot que le NPD ne prononce jamais... Victime » (Ed Fast, Parti conservateur du Canada, C-2, 3e lecture).

Somme toute, il appert que le gouvernement Harper mobilise la figure fantasmée de la « victime en quête de sévérité pénale » dans une optique instrumentale. L’utilisation de doléances de la victime prétendument vindicative impose et légitime, ici, une vision répressive de la justice, ce qui illustre que la victime constitue une ressource politique pour le gouvernement Harper. La mobilisation de la

victime, qu’elle ait une portée instrumentale ou non, s’avère d’ailleurs généralement profitable sur le plan politique (Roberts et coll., 2003; Pratt, 2007). Par voie de conséquence, l’instrumentalisation de la victime, systématiquement évoquée dans les écrits traitant du populisme pénal (Salas, 2005; Pratt, 2007), constitue la première facette de l’ancrage populiste du gouvernement Harper. Loin de se limiter aux précédentes analyses, la mobilisation de la victime est également analysée sous un autre prisme dans la prochaine section, soit à travers la logique binaire de la dyade victime-coupable qui traverse le programme politique du gouvernement Harper.

7.2 La conception manichéenne de la dyade victime-coupable : Punir et honnir les

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