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Chapitre 6 – Les changements législatifs et leurs effets

6.4 Les grands effets des réformes analysées

6.4.1 La limitation du pouvoir judiciaire

Dans toutes les étapes d’un procès pénal, les juges disposent d'un pouvoir discrétionnaire qui leur permet de prendre des décisions selon leur appréciation professionnelle de la cause. Au Canada, bien que lors de la détermination de la peine, la latitude du pouvoir discrétionnaire s’avère inconstante, les juges jouissent, du moins avant l’avènement de l’ère Harper, d'un pouvoir discrétionnaire généralement assez élevé (Lemire-Moreau, 2014), et ce, non sans raison. Le pouvoir discrétionnaire de la magistrature permet de répondre au principe fondamental de la proportionnalité de la peine, stipulé à l’article 718.1 du Code criminel, selon lequel la peine se doit d’être adaptée aux circonstances entourant l’acte criminalisé ainsi qu’aux caractéristiques personnelles de la personne condamnée. Dès lors, pour être en mesure d’octroyer une peine proportionnelle à ces conditions, le juge doit disposer d’une marge de manœuvre suffisante afin d’apprécier les différentes nuances de la cause. Or, les réalités à prendre en considération pour une peine adaptée ne peuvent jamais être prédéterminées à l’avance. Ainsi, lorsqu’un gouvernement balise les quantums des peines à travers des barèmes stricts et inflexibles, ledit gouvernement entrave l’application, par la magistrature, de peines adaptées aux particularités des personnes condamnées ainsi qu’au contexte respectif de chaque acte (Roach, 2001). Bien que quelque peu caricatural, l’extrait suivant du député néodémocrate François Lapointe – tiré des débats analysés – illustre bien cette réalité à l’aide des peines minimales qui s’avèrent un des barèmes judiciaires les plus inflexibles : « Qu’arrive-t-il si on dit à un juge que le vol d'une pomme mérite une peine minimale d'une journée de prison. […] Le travail du juge n’est-

il pas de se demander si la pomme en question a été volée simplement par mauvaise foi ou si elle a été volée par quelqu'un qui avait un enfant qui crevait de faim. Le juge qui fera son travail ne donnera pas la même peine » (François Lapointe, Nouveau Parti démocratique, C-10, 2e lecture)142.

À la lumière des analyses de ce mémoire, il appert toutefois que la formation politique de Stephen Harper n’entretient pas cette vision de la justice. La ligne de parti semble plutôt être à l’effet que les juges doivent être tenus d’appliquer les peines qui sont légiférées par le gouvernement élu, comme l’illustre clairement l’extrait suivant, qui constitue l’exemple le plus frappant des critiques repérés à l’égard du pouvoir discrétionnaire: « les juges infligeront les peines que nous leur demanderons d'infliger » (Brian Jean, Parti conservateur du Canada, C-10, 2e lecture). Bien que le Parti libéral endosse les peines minimales, les députés libéraux ainsi que ceux du NPD se sont insurgés contre ces attaques à l’endroit du pouvoir discrétionnaire à plusieurs reprises, dont l’extrait suivant : « Notre système juridique fonctionne si bien notamment parce que les juges ont un pouvoir discrétionnaire. N'oublions jamais que ce sont de vraies personnes et non des dossiers ou des machines qui comparaissent devant les juges. Les juges ont besoin de ce pouvoir discrétionnaire » (John Rafferty, Nouveau Parti démocratique, C-10, 2e lecture).

Les analyses de ce mémoire suggèrent que, indifférent à ces critiques, le gouvernement Harper a réduit, à plusieurs égards, le pouvoir discrétionnaire des juges dans la mesure où la magistrature tend à entraver l’application des mesures répressives concordant avec l’approche Tough on Crime qui anime la formation politique de Stephen Harper. Or, ne se limitant pas strictement au pouvoir discrétionnaire, une fine compréhension du conservatisme harperien permet de dégager que le gouvernement Harper entretient une conception négative du pouvoir judiciaire. Dès lors, avant d’aborder les points de rupture entre l’implantation de mesures répressives et le pouvoir discrétionnaire des juges, il semble nécessaire de replacer les limitations dudit pouvoir discrétionnaire dans cette relation antagonique.

142 Bien que le Parlement offre des transcriptions quotidiennes paginées sur sa plateforme LegisInfo, les débats

parlementaires relatifs à chacun des projets de loi analysés se sont déroulés sur plusieurs mois et se retrouvaient donc dans de multiples documents, dont chacun d’entre eux était d’ailleurs entrecoupé par des débats relatifs à d’autres politiques. De ce fait, pour réaliser le codage à l’aide du logiciel NVivo, j’ai dû colliger les divers débats dans un document personnel et je ne peux donc pas spécifier les pages sur lesquelles se retrouvent les citations retenues. Dans l’éventualité où quelqu’un souhaiterait retracer l’original, il est toutefois possible de procéder par recherche de mots-clés.

6.4.1.1 Le gouvernement Harper et le pouvoir judiciaire

Dans la première partie de ce mémoire, il fut mentionné que le conservatisme du gouvernement Harper prend racine dans les écrits des intellectuels de l’École de Calgary. Une des idées centrales qui est véhiculée par les tenants de cette école de pensée est la critique de la judiciarisation de la politique qui découle de l’avènement de la Charte canadienne des droits et libertés et qui aurait prétendument transformé la Cour suprême en un moteur de changement social. N’approuvant pas la voie du progrès social qui découlerait des décisions de la Cour suprême, le gouvernement Harper, et les tenants de l’École de Calgary, accusent les juges de la Cour suprême d’avoir saisi les occasions offertes par l’avènement de la Charte afin de s’arroger une part disproportionnée de pouvoir, outrepassant ainsi les limites de leur mandat (Boisvert, 2007 ; Gobeille Paré, 2013). De surcroît, selon Ian Brodie, qui fut le chef de cabinet de Stephen Harper, la Cour suprême légitimerait sa présence dans l’arène politique à travers la nécessité de défendre les groupes minoritaires dont les réalités et les droits sont parfois oblitérés ou bafoués dans les systèmes de gouvernement majoritaire (Brodie, 2001). Ainsi, l’École de Calgary perçoit le pouvoir judiciaire comme une menace au pouvoir législatif. Frappé par cette conception antagoniste, le désaveu du gouvernement Harper à l’égard du pouvoir judiciaire semble donc animé par une volonté de réaffirmer la suprématie parlementaire vis- à-vis du soi-disant pouvoir grandissant des juges qui, depuis l’avènement de la Charte, auraient rendu des jugements favorisant les intérêts des groupes minoritaires ne concordant pas avec les intérêts et les valeurs conservatrices du gouvernement Harper (Boisvert, 2007 ; Gobeille Paré, 2013).

Ancré dans cette conception conflictuelle des rapports de pouvoir entre le corps judiciaire et l’organe législatif, le gouvernement Harper a légiféré bon nombre de mesures pour se (ré)approprier une plus grande part du pouvoir par rapport à la Cour suprême143 (Sanschagrin, 2015). En matière de peine, impuissant vis-à-vis du pouvoir d’invalidation que possède la Cour suprême, le gouvernement Harper critique vivement le plus haut tribunal du Canada qui a, rappelons-le, déjà invalidé dix réformes pénales haperiennes lors de l’écriture de ce mémoire. Au-delà des dissensions sur la peine entre le gouvernement Harper et la Cour suprême, rappelons que le gouvernement Harper a déposé à maintes reprises des projets de loi d’intérêt privé qui ont eu comme effet de soustraire lesdits projets aux examens du Département de la Justice, témoignant ainsi d’un possible mépris à l’égard des principes de constitutionnalité et de l’expertise judiciaire. Il s’avère également intéressant de noter qu’avant l’arrivée au pouvoir du gouvernement Harper, une analyse détaillée de la jurisprudence indique que

143 À titre d’exemple, le gouvernement Harper a aboli le Programme de contestation judiciaire du Canadaqui

avait comme objectif de fournir une assistance aux Canadiens qui souhaitent porter devant les tribunaux une cause d’importance nationale liée à certains droits constitutionnels et quasi-constitutionnels en matière de droits de la personne (Sanschagrin, 2015).

la Cour suprême prône une approche « minimaliste constitutionnelle » (Roach, 2001 : 369) lorsqu’il est question de déterminer la constitutionnalité des peines. À titre d’exemple, dans l’arrêt Latimer, la Cour suprême avait maintenu la peine minimale de Robert Latimer et avait affirmé l’importance d’une retenue judiciaire à l’égard « des vues mûrement réfléchies du législateur »144. Or, selon Mockle (2017), une polarisation sans précédent entre le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire se déroule sous la gouverne du gouvernement Harper. La Cour suprême serait d’ailleurs apparue, pour la première fois, comme la gardienne des droits et libertés par rapport au programme politique des Conservateurs, notamment en matière pénale dans la mesure où celle-ci a démantelé, et continue à démanteler, pierre par pierre, le programme de la loi et l’ordre de Stephen Harper.

6.4.1.2 La limitation du pouvoir discrétionnaire : Une lutte pour la prérogative de la punition légale À la lumière de la relation conflictuelle et antagonique qui prévaut entre le gouvernement Harper et le pouvoir judiciaire, il n’est pas étonnant que les analyses entreprises dans ce mémoire soulèvent que le pouvoir discrétionnaire de la magistrature, segment important du pouvoir judiciaire, est réduit de diverses manières dans les trois politiques analysées. Effectivement, pour ne nommer que quelques exemples, le gouvernement Harper circonscrit le pouvoir discrétionnaire des juges par l’entremise de l’instauration de peines minimales, limite l’utilisation de l’emprisonnement avec sursis et il modifie la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents, ce qui astreint, par l’entremise des nouveaux principes de dissuasion et de dénonciation, un climat répressif et punitif dans la justice pour mineurs dont les juges peuvent difficilement déroger. De surcroît, bien que ces réductions soient plus subtiles, les Conservateurs limitent également le pouvoir discrétionnaire des juges à travers la hausse de l’âge du consentement sexuel qui retire des mains du juge le pouvoir d’apprécier la nature de certaines relations adolescents-adultes.

Les restrictions du pouvoir discrétionnaire judiciaire précédemment mentionnées, ainsi que les autres qui seront traitées dans le prochain chapitre ont, selon les analyses de ce mémoire, toutes un point commun, soit qu’elles favorisent l'approche répressive et punitive du gouvernement Harper. Plus précisément, les restrictions du pouvoir discrétionnaire des juges favorisent la mise en place d’un régime de peines plus sévères puisque les juges qui partagent, généralement, des valeurs de justice sociale et une conception réhabilitative de la justice (Landreville, 2007) octroient couramment des peines davantage axées sur la réhabilitation que sur la punition stricte. De ce fait, le pouvoir discrétionnaire des juges semble donc représenter, pour le gouvernement Harper, une pierre d’achoppement faisant obstruction à l’imposition de son approche pénale axée sur la répression et de

ses valeurs morales dans la détermination de la peine. Par voie de conséquence, la réduction du pouvoir discrétionnaire de la magistrature aurait, notamment, comme effet de restructurer le rapport de force entre le pouvoir législatif et le pouvoir judiciaire et aurait permis au gouvernement Harper d’affirmer sa prérogative sur la punition pénale.

Pour étoffer l’idée selon laquelle les restrictions du pouvoir discrétionnaire de la magistrature auraient également comme effet de pérenniser l’approche répressive du gouvernement Harper, il est intéressant de noter que les réformes conservatrices à l’endroit des pouvoirs discrétionnaires en matière pénale ne sont ni unidirectionnelles, ni systématiquement restreignantes. Au contraire, les réformes du gouvernement Harper semblent avoir contribué à l’augmentation du pouvoir discrétionnaire des policiers et des procureurs. À titre d’exemple, une des visées du projet de loi C- 10 est de permettre aux policiers d’arrêter, sans mandat, une personne bénéficiant d’une libération conditionnelle ou d’une libération d’office qui aurait, présumément, violé ses conditions. Selon Gabor et Crutcher (2012), les peines minimales ont comme effet de transférer le pouvoir discrétionnaire des mains des juges à celles de la police et des procureurs de la Couronne. Ces deux exemples de transfert ne semblent pas aléatoires, ils constitueraient une passation de tels pouvoirs à des groupes d’intérêts ou professionnels se rapprochant davantage des valeurs rétributives du gouvernement Harper. Certaines recherches suggèrent, en effet, que les policiers et les avocats de la Couronne sont des acteurs pénaux davantage répressifs que les juges (ex.Fielding, 1991; Leclerc, et Boudreau, 2007).

Étoffant une telle réflexion, les débats analysés permettent de soulever que les positions avancées par l’Association canadienne des policiers et des témoignages de policiers sont régulièrement cités, dans les débats parlementaires analysés, par les députés conservateurs pour justifier la nécessité des réformes conservatrices. Bien que les références aux policiers utilisées, par les Conservateurs, ne mentionnent pas le pouvoir discrétionnaire judiciaire textuellement, le message véhiculé est que les policiers font du bon travail pour prévenir le crime, mais que le laxisme des juges, qui condamneraient plus rarement et moins sévèrement les personnes arrêtées, nourrirait chez les potentiels contrevenants et les récidivistes un sentiment d’impunité qui favoriserait la récidive. En d’autres termes, le gouvernement Harper semble plus enclin à appuyer un pouvoir discrétionnaire lorsque celui-ci souscrit à une conception de la criminalité et de la justice se rapprochant de sa propre approche pénale. Dès lors, les transformations du pouvoir discrétionnaire, qu’il s’agisse de son accroissement pour les policiers et les procureurs ou de sa restriction pour les juges, semblent répondre à un impératif politique, soit le durcissement du climat pénal punitif, indépendamment de ces retombées concrètes sur la criminalité.

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