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Chapitre 3 – Posture épistémologique, cadre théorique et notions corrélatives

3.3 Les théories conflictuelles de la criminalité

Dans le cadre limité de ce mémoire, il ne semble pas pertinent de s’attarder davantage au débat entourant le nombre de groupes en conflit forgeant les sociétés ni aux divergences entre la perspective radicale et l’approche marxiste, dans la mesure où ces questions n’ont pas d’incidences sur les visées de la présente recherche. Je tente plutôt de décrire comment, selon les divers postulats des théories conflictuelles de la criminalité, le processus de criminalisation est orienté par le fonctionnement antagoniste et conflictuel des sociétés. Pour y arriver, les sections subséquentes traitent des thèses de trois des plus grands spécialistes des théories conflictuelles de la criminalité, soit George B. Vold, Austin Turk et William Chambliss.

3.3.1 George B. Vold : Conflit et crime

L’ouvrage Theoretical Criminology, publié en 1958 par George B. Vold, représente, en quelque sorte, le point de départ de la quasi-majorité des théories conflictuelles de la criminalité (Bernard et Snipes, 2016). Dans cet ouvrage, Vold érige une théorie fondée sur une perspective simmelienne du conflit selon laquelle les sociétés sont constituées de groupes qui naissent dans des situations où des citoyens ont des intérêts et des besoins communs qui peuvent être favorisés par une action collective. Selon les travaux de Vold, les groupes s’érigent donc à travers les besoins de leurs membres et doivent ainsi servir ces besoins sans quoi ils s’affaiblissent, voire disparaissent. Par voie de conséquence, de nouveaux groupes se forment continuellement quand surgissent de nouveaux intérêts, alors que des groupes déjà existants se dissipent lorsqu’ils n’ont plus de buts à servir (Baratta, 1982; Bernard et Snipes, 2016).

D’après la théorie de Vold, des conflits émergent entre les groupes lorsque, dans la poursuite de leurs propres intérêts et objectifs, les groupes entrent en concurrence sur un même champ d’interaction. Le cas échéant, les groupes tentent généralement d’assujettir ou d’éliminer les groupes concurrents. Pour y arriver, les groupes en conflit vont faire appel à l’intervention de l’État pour défendre leurs droits et sauvegarder leurs intérêts, une intervention qui pourrait prendre la forme de législations pénales. En ce sens, le processus de criminalisation primaire est, aux dires de Vold, un processus au cours duquel les puissants parviennent à influencer les législations pénales pour qu’elles visent et neutralisent certains actes des groupes moins puissants qui sont attentatoires aux intérêts des groupes dominants. Le processus de criminalisation est donc, comme le droit pénal, de nature politique (Baratta, 1982; Bernard et Snipes, 2016). En somme, Vold (1958) affirme qu’il importe peu quels groupes ont « raison » et lesquels ont « tort », ce sont les perdants des conflits qui se retrouvent définis comme des « criminels »56.

3.3.2 Austin Turk et William Chambliss : Crime, pouvoir et processus législatif

Austin Turk est un autre spécialiste des théories conflictuelles de la criminalité. L’ensemble de ses travaux, également ancrés dans une perspective simmelienne du conflit, se base sur la prémisse que la délinquance ne réfère pas à une classe de comportements (ou à une combinaison de classes), mais plutôt à un statut social attribué à quelqu’un par ceux qui ont le pouvoir d’appliquer les définitions légales. Ainsi, pour Turk, le processus de criminalisation primaire est une expression du conflit dans lequel le droit pénal reflète les intérêts des groupes dominants sur le plan politique. La criminalisation

56 La criminalisation de certaines formes de protestation lors des manifestations reliées au mouvement des droits

n’est donc pas un processus neutre; les lois sont plutôt des incarnations des valeurs de ceux qui acquièrent le pouvoir de créer lesdites lois. Par conséquent, les intérêts qui sont à la base de la criminalisation et de son application sont les intérêts des groupes qui ont le pouvoir de diriger le processus de criminalisation. Dès lors, les intérêts protégés à travers le droit pénal ne sont donc pas des intérêts communs à tous les citoyens. En outre, lorsque le groupe dominant réussit à faire reconnaître ses propres valeurs dans la loi, la loi elle-même devient une ressource, car son application va permettre de perpétuer lesdites valeurs et ainsi garder les groupes puissants au pouvoir. Ainsi, selon Turk, non seulement les lois pénales se forment dans la répartition inégale des pouvoirs, mais elles contribuent également à la perpétuation de cette inégalité de pouvoir (Turk, 1969; Baratta, 1982; Hebberecht, 1985; Bernard et Snipes, 2016).

S’intéressant également à la relativité du crime et à la façon dont l’attribution de l’étiquette criminelle semble être le produit d’un conflit social, William Chambliss appuie les prémisses de la thèse de Turk, mais va toutefois s’intéresser davantage aux liens entre les classes sociales et la criminalisation primaire. Dans son ouvrage A sociological analysis of the law of vagrancy (1964), Chambliss explique le rôle, dans l’évolution des lois sur le vagabondage, des classes sociales supérieures et des groupes d’intérêts dominants à travers les époques57, et ce, dans le but de documenter comment la création de ses lois et les changements qui sont apportés peuvent profiter aux classes dirigeantes. Cette analyse va lui permettre d’illustrer que les conflits, qui prennent forme dans les inégalités de propriété, de pouvoir et de prestige entre les classes sociales et les groupes d’intérêts, orientent les législations pénales à la faveur des dominants.

Extrapolant aux autres conflits sociaux, Chambliss illustre, dans ses travaux subséquents, que les conflits vont inévitablement tourner à l’avantage des classes sociales supérieures et des groupes d’intérêts les plus puissants, ce qui va engendrer une panoplie de lois pénales mettant l’accent sur les comportements des classes subalternes. Dès lors, lorsqu’une classe sociale ou un groupe d’intérêts réussit à définir comme illégaux les comportements d’une autre classe sociale, jugés contraires à ses intérêts, le comportement criminalisé et la peine deviennent des instruments qui permettent de « contrôler » les classes inférieures et ainsi maintenir les structures de pouvoir avantageant les intérêts des groupes et des classes dominantes. D’ailleurs, Chambliss suggère que le développement du capitalisme est corrélé à l’augmentation de la fréquence et de la violence des conflits, notamment en

57 Plusieurs groupes de pression se sont succédé pour influencer les lois sur le vagabondage; ce furent d’abord

les communautés religieuses, puis les seigneurs féodaux et finalement les commerçants et les chefs d’entreprises (Chambliss, 1964).

raison de la prolétarisation croissante, et que conséquemment, sous l’effervescence du capitalisme, de plus en plus d’actes sont qualifiés de criminels. En ancrant sa thèse dans des idéaux marxistes, Chambliss va même avancer que les lois pénales sont de simples instruments coercitifs à la disposition de l’État afin de sauvegarder l’ordre économique et social du capitalisme (Chambliss, 1964 et 1969; Hebberecht, 1985; Lilly, Ball et Cullen, 2011).

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