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L’institution de valeurs conservatrices : Le processus de criminalisation et ses effets

Chapitre 6 – Les changements législatifs et leurs effets

6.4 Les grands effets des réformes analysées

6.4.2 L’institution de valeurs conservatrices : Le processus de criminalisation et ses effets

Les analyses réalisées dans ce mémoire suggèrent qu’un des effets centraux des politiques pénales analysées est l’institution de valeurs morales promouvant des mœurs plus strictes. En d’autres termes, il appert que l’utilisation du processus de criminalisation, par le gouvernement Harper, a pour effet de promouvoir les valeurs morales animant ladite administration. S’appuyant sur leur statut de gouvernement élu, les députés conservateurs n’ont cessé de répéter, dans les débats analysés, que leurs valeurs morales représentaient celles de la majorité des Canadiens, légitimant ainsi l’utilisation du droit pénal pour protéger et renforcer lesdites valeurs. Or, dans les sociétés plurielles, telles que le Canada d’aujourd’hui, il semble impossible de délimiter la « majorité » et ainsi affirmer la prédominance de leurs valeurs morales. Dès lors, lorsque le gouvernement prétend défendre les valeurs de la majorité par l’usage du droit pénal, il tend davantage à imposer les valeurs de sa base électorale, ou des groupes d’intérêts qu’il défend. Pour contextualiser une telle approche, il importe de rappeler que le conservatisme harperien, notamment influencé par le néoconservatisme américain, est traversé par un désir de renforcer les fondements moraux de la société canadienne dans la mesure où cette formation politique affirme qu’un « nihilisme moral » gangrène, depuis plusieurs décennies, les valeurs et les mœurs canadiennes (Cros, 2015 : 13).

Face à cette conception du Canada, telle une société en perdition dans laquelle les valeurs morales sont régulièrement sapées, le gouvernement Harper institue, par le biais des politiques analysées, des valeurs morales et de mœurs plus conservatrices, notamment en matière de sexualité et de consommation de stupéfiants. Soulignons toutefois que l’imposition de valeurs morales est rarement mentionnée de manière formelle par les politiciens. Par voie de conséquence, les aspects touchant la fonction moralisante du processus de criminalisation ne se retrouvent pas expressément dans les débats parlementaires analysés, ils émergent plutôt à l’aide de plus fines analyses des portées et des incidences inhérentes à certaines dispositions législatives145. En considération des subtilités d’une telle finalité, la section ci-dessous exemplifie la fonction moralisante des politiques pénales à l’aide de dispositions législatives sur la hausse de l’âge du consentement sexuel146.

145 Sous cet angle, il est possible d’envisager que la subtilité de la fonction moralisante des politiques répond à

la stratégie de l’incrémentalisme qui serait, selon Cros (2015), utilisée par Stephen Harper afin de réorienter progressivement le Canada vers la droite

146 Remarquons qu’il ne s’agit que d’une présentation sommaire de l’exemple de la hausse du consentement

6.4.2.1 L’exemple de la hausse de l’âge de consentement sexuel

L’institution de valeurs morales promouvant des mœurs sexuelles plus strictes s’est, principalement, matérialisée par l’entremise d’une réforme pénale qui aborde les relations sexuelles entre adultes et adolescents147, indépendamment de leur nature, à titre de relation exploitante, relevant ainsi indubitablement de la criminalité. Pour y arriver, les députés conservateurs opposent systématiquement les termes « prédateurs » et « victimes », tel que dans l’extrait suivant : « Soyons bien clairs: ce projet de loi a pour effet d’empêcher les prédateurs sexuels d’âge adulte de prétendre que leurs jeunes victimes ont été consentantes. Là encore, ces réformes ont été bien accueillies par les défenseurs des droits des enfants et elles ont été appuyées » (Rob Moore, Parti conservateur du Canada, C-10, 2e lecture). Ils ne parlent jamais d’adultes ou d’adolescents consentants. Dès lors, cette négation de l’existence de relations non exploitantes entre un adulte et un adolescent tend à diaboliser la sexualité entre ces derniers, donnant par le même fait une lecture morale à celle-ci. Cette réforme peut donc être perçue comme une entreprise de rappel à l’ordre moral strict puisqu’elle stipule, au nom des valeurs conservatrices, qu’il existe de « bonnes » et de « mauvaises » formes de sexualité.

Ne se limitant pas uniquement au critère central de la hausse de l’âge du consentement, la fonction moralisatrice de la réforme du consentement sexuel s’avère encore plus évidente avec l’analyse des technicalités législatives supplétives de ladite réforme. Bien qu’aucun député conservateur n’aborde ces détails législatifs lors des débats parlementaires, une analyse approfondie du projet de loi permet de faire ressortir que le mariage s’avère un critère d’exemption qui permet d’avaliser légalement le consentement sexuel pour tout adolescent âgé de 14 ans et plus. D’une manière spécifique, sous le joug de la nouvelle loi, tout adolescent de 14 ans et plus peut consentir à des rapports sexuels complets du moment où il est marié à son partenaire, et ce, indépendamment de la différence d’âge. Ainsi, la nouvelle loi criminalise les contacts sexuels, tels qu’un simple baiser, entre un adolescent de 15 ans et une personne de 21 ans, mais permet à un adolescent de 14 ans de consentir à des rapports sexuels complets avec un adulte de 45 ans, du moment où les deux partis sont mariés. À la lumière de ces analyses, il semble donc apparent que la présente réforme renforce les positions conservatrices sur la société traditionnelle par le truchement du renforcement du caractère sacré du mariage et de la famille. Qui plus est, l’interdiction de consentir à des relations sexuelles anales avant l’âge de 18 ans semble également s’inscrire dans une perspective qui favorise la conception hétéronormative148 de la

147 Plus précisément, à la suite de la réforme sur le consentement sexuel, les adolescents âgés entre 14 et 16 ans

ne peuvent plus consentir à des activités sexuelles consensuelles avec les personnes qui sont leurs aînés de plus de cinq ans.

148 L’hétéronormativité réfère à la primauté de l’hétérosexualité comme modèle normatif de référence en

sexualité qui, selon Jeffrey (2015), prévalait au sein de la formation politique de Stephen Harper. D’ailleurs, bien que le mariage agisse également à titre d’exemption pour les relations sexuelles anales, le gouvernement conservateur dépose, parallèlement à la réforme de l’âge du consentement sexuel, une motion prévoyant le dépôt d'un projet de loi rétablissant la définition traditionnelle hétéronormative du mariage, mais qui sera toutefois battue (Rayside, et Wilcox, 2011). De cet angle, les dispositions législatives subsidiaires à la hausse du consentement sexuel semblent également constituer une tentative de réguler la sexualité selon la morale conservatrice, c’est-à-dire de légitimer certaines formes de sexualité concordant avec la vision traditionnelle de la société préconisée par la formation politique de Stephen Harper.

6.4.2.2 La fonction moralisante du processus de criminalisation : Moralisation, perpétuation des hiérarchies sociales

Ne se limitant pas aux valeurs morales en matière de sexualité, l’empirie de ce mémoire indique que les politiques pénales analysées ont également pour effet de réaffirmer une certaine mentalité « prohibitionniste » en ce qui a trait à la consommation de drogues illicites. En matière de stupéfiants, le gouvernement Harper mise sur l’accentuation de la répression pénale, délaissant ainsi les retombées efficientes pour les usagers149 et favorisant l’enracinement de valeurs morales conservatrices. D’ailleurs, cette posture en matière de stupéfiants n’est pas sans rappeler l’influence, sur le gouvernement Harper, du néoconservatisme américain qui stipule que la préservation de la moralité commune est nécessaire au soi-disant bien-être commun, justifiant ainsi l’usage de la force pénale contre les consommateurs qui ont choisi le « vice » plutôt que la « vertu ».D’ailleurs, aux États-Unis, les croisades antidrogues, telles que le « Just say no » de Nancy Reagan, furent régulièrement fondées sur une lecture moralisante de la consommation (Levine, 2003).

Nuances essentielles, maintes recherches soulignent que les Wars on Drugs étatsuniennes ne s’attaquent pas vraiment à la consommation, de manière générale, puisqu’elles tendent davantage à se matérialiser en une guerre contre les pauvres et les minorités ethnoculturelles. Se préoccupant peu des pratiques de consommation de la bourgeoisie blanche, les croisades étatsuniennes contre la drogue visent particulièrement l’underclass150 et les Afro-Américains, des catégories sociales qui ne sont pas mutuellement exclusives (Coyle, 2002; Alexander, 2010). Les croisades contre la drogue semblent donc représenter, du point de vue politique, une forme de contrôle social déguisé ayant pour

149 Je m’intéresse à l’inefficacité de la logique prohibitionniste en matière de drogues dans la section 7.4. 150 Aux États-Unis, l’underclass est le groupe social qui occupe la plus basse position dans la hiérarchie sociale,

effet de pérenniser la hiérarchie sociale actuelle. Au Canada, bien que les fractures sociales et les clivages ethniques soient moins prééminents, les divers appendices de la justice restent néanmoins marqués par cette propension à s’attaquer plus régulièrement et plus durement aux groupes sociaux racisés et défavorisés (Roberts et Doob, 1997; Crocker et Johnson, 2010). Conséquemment, le choix du gouvernement Harper de faire de la répression de la drogue une des facettes centrales de son programme de la loi et l’ordre (Mallea, 2011), notamment à travers les projets de loi C-2 et C-10 analysés dans ce mémoire, n’est pas sans rappeler le cadre théorique de ce mémoire qui suggère que les lois sont édifiées, par ceux qui détiennent le pouvoir, afin de pérenniser leur hégémonie sur les classes sociales dites inférieures.

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