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Traits de l’imaginaire spatial dans la société indienne

2 Topographie symbolique

2.2 Traits de l’imaginaire spatial dans la société indienne

En Inde, les composantes du milieu naturel, montagnes, eau et forêts renvoient à des représentations elles aussi largement définies par la tradition philosophique hindoue, dans laquelle elles sont des formes du sacré.

2.2.1 La montagne : haut-lieu79 du divin

Quel que soit le système symbolique considéré, la montagne possède une fonction centrale, associée au Centre du Monde. En effet, les nombreuses cosmogonies traditionnelles structurent l’univers selon un mode vertical, un axe qui relie le monde céleste habité par des forces divines et le monde sub-terrestre. Ces deux mondes opposés se recoupent en un point, la montagne, lieu sacré car assurant la communication entre les deux mondes.

La montagne n’est qu’un attribut du divin parmi d’autres. A la fois unique et universelle, elle représente le divin par sa morphologie, sa hauteur, ou par le caractère sacré de ses composantes, dans sa référence au pouvoir et au religieux.

Ainsi, à Udaipur, les collines au sommet desquelles sont érigés des temples à l’exemple de celui qui est dédié à la déesse Neemach Mata, sont autant de lieux de références au divin. Les collines qui entourent la ville représentent des hauts-lieux par excellence, assurant une fonction de repère dans l’espace et dans le temps : dans l’espace essentiellement en raison de leur hauteur et dans le temps car elles évoquent directement le divin.

2.2.2 L’eau, matrice de l’univers

L’eau est source et origine de la vie, symbole de fertilité, de sagesse, de grâce et de vertu. On lui confère aussi le pouvoir de purification, notamment au travers des rites d’immersions ou d’ablutions. Les hymnes du Rig Veda l’associent à la divinité masculine Soma, qui se réfère à la sève, élément liquide : « Soma y nage […] il s’en revêt, […] s’y purifie » (Dowson J., 1903 : 356)

Tous les types d’eau sont sacrés : celle du quotidien, pani, autant que celles des rivières et des lacs artificiels qui possèdent un pouvoir purificateur. Selon l’hindouisme, l’eau que l’on récolte et conserve est la même que l’eau qui a enfanté le monde. La seule présence de cet élément est le signe divin par excellence et au divin sont associés tous les espoirs de la vie et toutes les craintes. L’eau reste un symbole à connotation largement positive : « bien qu’il existe des inondations parmi les catastrophes qui surviennent de temps à autre

79 Le haut-lieu tel qu’il est défini par Bernard Debarbieux est un « lieu érigé délibérément et collectivement au statut de

symbole d’un système de valeurs territoriales » (Debarbieux, 1995 : 8). C’est un ensemble de reconnaissances, internes et/ou externes qui participe à ériger un lieu en haut-lieu à une période donnée. Roger Brunet et ses co-auteurs du dictionnaire critique Les mots de la géographie, précisent que le haut-lieu est « associé à un mérite ou une action particuliers : fait d’armes, lieu de création, lieu de pouvoir, lieu de l’imaginaire, lieu de culte, lieu appartenant au trésor de l’humanité » (Brunet, Ferras et Théry, 1992 : 149)

en Inde, c’est la forme de la pluie attendue, productrice d’abondance, qui donne son caractère spécifique à l’eau » (Mishra A., 2000 :11).

De nombreux traités classiques développent l’idée qu’il existe dans l’hindouisme une esthétique liée à l’eau, qui est par exemple exprimée par le terme sanskrit rasika. Rasika est l’aptitude « à goûter la saveur (ras) de l’art » qui, « selon la tradition, accède à son sens par le partage de l’émotion esthétique, participant, en tant que regardant, à l’objet regardé, dans une opération où s’identifient le sujet, l’objet et l’acte du regard, qu’ont théorisés depuis les siècles les traités classiques » (Mishra A., 2000 : 33).

Dans le contexte spécifique du Rajasthan, cette conception philosophique est d’autant plus forte et partagée au sein des sociétés que cet espace se distingue par la rigueur de son climat et, d’une manière générale, par un faible taux de précipitations. L’eau est alors l’objet d’un profond respect, à toutes les périodes de l’histoire récente de cette région, même dans les zones les plus arrosées de l’État. Annie Montaut, traduisant l’ouvrage d’Anupam Mishra (Ibid.), souligne que la présence d’eau est perçue comme le résultat d’une interaction entre intervention humaine et divine : « Intervention humaine et puissances surnaturelles, avec toute l’éthique qui dérive de cette interaction, sont toujours associées et le mythe fondateur de la culture matérielle de l’eau au Rajasthan met au principe de l’action humaine un don divin » (Mishra A., op. cit :11).

Cet auteur place la relation des hommes avec l’eau comme relevant d’une culture spécifique, résultat des données du milieu naturel et de l’adaptation des hommes à ces conditions :

« De telles traditions, à concevoir comme cultures matérielles au sens fort du terme, ne sont pas séparables de la culture philosophique et religieuse des populations qui les ont forgées ; cette culture propose aussi bien un mode de gestion des ressources naturelles et sociales qu’un mode d’intégration de l’homme à son milieu naturel »

(Ibid.).

L’usage du mot hel, qui en hindi renvoie aux idées d’immensité et de générosité, est l’un des témoins de l’importance historique de l’eau dans ces régions, que de nombreux poèmes chantés et écrits ont contribué à perpétuer jusqu’à aujourd’hui. Cette mémoire collective s’appuie souvent sur des mythes relatés dans le Mahâbhârata.

Krishna, principal héros de ce récit épique, est l’une des plus importante figure divine du Nord-Ouest Rajasthan : il est, pour la population le « prince du désert » et plus largement le souverain divin de l’ensemble du « pays des rois », le Raja-sthan. La tradition orale considère que c’est une offrande de Krishna qui, associé aux traditions perpétuées par les souverains Râjput, a permis de mettre en œuvre un système de collecte et de stockage de l’eau qui revêt une importance de tout premier ordre pour la survie de la population et l’équilibre de la terre rajasthani.

Outre ses références à la mythologie hindoue, l’importance de l’eau est soulignée jusque dans le langage. Annie Montaut précise que le terme bindu qui, en sanskrit, signifie « la goutte », connote aujourd’hui encore la particule d’eau qui se réfère à un point focal, celui « sur lequel se concentre la méditation du croyant et en lequel il se fond à la totalité cosmique […]». Ce terme « allitère et assone avec sindhu, qui renvoie au grand fleuve védique, l’Indus, mais aussi à l’un des noms, classiques, de l’océan et la formulation devenue proverbiale fait immédiatement référence aux grands courants de la dévotion mystique connue sous le nom de bakshi, le partage, la fusion, dans tout le transport extatique avec le principe absolu originel et le tout de l’univers » (Mishra A., 2000 :14).

Les références contenues dans la littérature ou dans la mythologie soulignent une même logique philosophique, des représentations et des symboles communs à toutes les formes de l’eau et à tous les ouvrages liés à cet élément :

« Bandh-bandhâ, tâl-talâî, johar-johârî, nâdî, tâlâb, sarvar, jhîl, deîbandh, dehrî,

khadîn, bhe, barrages, lacs et petits lacs, veinules ou petites veines

(transportant de l’eau en un petit filet), grand lac de retenue, étangs, barrages de la déesse nature, mares, oasis, infimes flaques en plein champs : autant d’océans créés à partir du point focal du poète ». (Ibid.).

Les apparences et les formes de l’eau diffèrent, tout comme les ouvrages qui la contiennent et les noms qui s’y réfèrent. Ceci exprime toute la richesse, l’ancienneté, mais aussi toute l’actualité de la culture de l’eau au Rajasthan, partagée depuis les terres les moins arrosées du désert du Thar et de la région du Shekhawati, jusqu’au sud de l’État, autour d’Udaipur, où les ouvrages liés à l’eau sont aussi très présents et, malgré des terres plus arrosées, où la valeur de l’eau n’est en aucun cas amoindrie.

Le territoire se construit donc en lien avec cette omniprésence de l’eau et avec l’ensemble des significations qui lui sont associées. Ces significations définies dans la tradition hindoue, sont reprises par le pouvoir royal et inscrites aujourd’hui dans la société, sous la forme de cet héritage ou de références populaires à la fois spécifiques et communes à une ressource primordiale aux yeux de tous.

2.2.3 La forêt : espace empreint d’ambiguïté

La forêt est une autre composante importante de l’espace naturel d’Udaipur. Sa proximité avec la ville, la richesse des produits qu’elle contient et l’importance historique des groupes qui s’y sont installés (tribus Bhil essentiellement) en font un espace particulièrement ambiguë, mais assurément inscrit et partie prenante de l’identité de la ville. Elle est, tout autant que les collines et l’eau, empreinte de références symboliques et religieuses qui, sans être directement exprimées par la population aujourd’hui, sont inscrites dans le territoire, la culture et la société d’Udaipur.

Dans la philosophie occidentale, la forêt est considérée comme un véritable sanctuaire à l’état de nature :

« moins ouverte que la montagne, moins fluide que la mer, moins subtile que l’air, moins aride que le désert, moins obscure que la grotte, mais fermée, enracinée, silencieuse, verdoyante, ombreuse, nue et multiple, secrète, la forêt »

(D’Astrog 1963 : 340).

Les représentations qui lui sont associées l’intègrent généralement à l’ensemble des formes du milieu. Dans l’Inde védique, il semble qu’elle ait été considérée comme rassemblant la totalité des éléments naturels, tous étant considérés comme des variantes de ce tout (Malamoud C., 1992 :94).

La forêt est, par ailleurs, inscrite dans une logique avant tout spatiale : elle est perçue et représentée par sa position extérieure au grama, « le village », dont elle représente

l’opposé, l’altérité. Le terme employé pour désigner la forêt, aranya, est le plus souvent traduit par « l’autre du village » (Ibid.). L’auteur souligne que « l’étymologie […] projette une lumière authentique sur la valeur que l’usage vivant de la langue assigne à un vocable » (Ibid.), en précisant qu’aranya, « forêt », dérive de arana qui signifie « étrange » ou encore « externe ». Ces termes sont de même étymologie que les radicaux *al-, *ol-, que l’on retrouve dans les mots latins alius, alter ou ille, (Malamoud C., 1992 :95).

La forêt est donc le lieu dans lequel l’impur se manifeste sous de nombreuses formes, que ce soit par la présence de populations représentant quelque danger ou par les multiples pouvoirs dont peuvent faire usage les animaux et les végétaux de la forêt. Elle est aussi le lieu des renonçants, les samnyasin*, que la tradition hindoue respecte au plus haut point, bien que « l’opposition grhastha80/samnyasin s’ajuste à l’opposition village/forêt »

(Malamoud C., 1992 :52). Ces deux domaines opposés sont rapprochés par l’intermédiaire du rite, car en « déployant les actes rituels », les hommes reconstituent d’une certaine manière la création du monde.

Ainsi peut-on en déduire que dans la tradition hindoue, société et nature participent d’une même dynamique, parts opposées et complémentaires d’un même ensemble, ce que montrent notamment Charles Malamoud et Philippe Cadène dans des travaux consacrés à ce thème (Cadène P., 1990, Malamoud C., 1992).

80 Grhastha se réfère à la vie matérielle que doit, selon la Tradition hindoue, assumer tout maître de maison, (grha signifie le

foyer, le ménage). C’est le second état spirituel (asrama) dans le système des varna. Il est supposé durer entre 25 et 50 ans, période durant laquelle tout chef de famille (masculin) vit avec sa femme et ses enfants, suivant les règles religieuses du dharma, les règles relatives à la vie matérielle (production) situées dans l’artha, vie qui lui procure les plaisirs (kama)

2.3 L’espace pensé : un principe fondamental de l’organisation du

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