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La teneur de l’obligation : que signifie « épuiser les voies de recours internes » ?

Dans le document Le tiers dans le contentieux international (Page 189-194)

Section I – Une recevabilité de l’action conditionnée par des caractéristiques propres au tiers protégé

B- Une exigence certaine dans le cadre de la protection diplomatique

2- La teneur de l’obligation : que signifie « épuiser les voies de recours internes » ?

Il s’agit de se demander ce que doit faire, concrètement, l’individu ou la personne morale lésée sur le territoire de l’Etat hôte : quels types de recours doivent être épuisés ? Jusqu’où faut-il aller dans le processus juridictionnel ? Nos éléments de réponse mettent en exergue le caractère casuistique des solutions retenues par les tribunaux.

Comme l’exprimait le Juge DE VISSCHER dans son opinion individuelle jointe à

l’arrêt rendu en l’affaire de la Compagnie d’électricité de Sofia et de Bulgarie, « il est reconnu que la règle de l’épuisement préalable des recours internes doit être appliquée non d’une manière automatique, mais en tenant compte des circonstances de l’espèce et tout particulièrement des limitations que ces circonstances peuvent opposer à l’efficacité du recours »695. La jurisprudence internationale permet néanmoins de dégager certains critères généraux relatifs à la teneur de la règle. L’affaire de la Compagnie d’électricité de Sofia et

de Bulgarie nous enseigne que tous les recours doivent être épuisés, « y compris ceux

devant la Cour de Cassation, laquelle peut, soit – en cassant la sentence de la cour d’appel – renvoyer l’affaire pour un nouvel examen, soit – en rejetant le pourvoi – rendre la sentence définitive »696. Dans l’affaire du Chemin de fer Panevezys-Saldutiskis, la CPJI limite toutefois les exigences de la règle aux recours disponibles et efficaces en précisant qu’« il ne peut (…) y avoir lieu de recourir aux tribunaux internes, si ceux-ci ne sont pas à       

694 CIJ, Ahmadou Sadio Diallo, op. cit., Requête introductive d’instance, 28 décembre 1998, p. 34.

695 CPJI, Compagnie d’électricité de Sofia et de Bulgarie, arrêt (exception d’incompétence), 4 avril 1939, Série A/B, opinion individuelle du Juge DE VISSCHER, p. 138.

696

même de pouvoir statuer ; il n’est pas non plus nécessaire de recourir encore une fois aux tribunaux internes, si le résultat doit être la répétition d’une décision déjà rendue »697. Dans l’affaire relative aux Forêts du Rhodope Central, l’arbitre a fait application du critère de l’utilité des recours, suivant l’argumentation du Gouvernement hellénique qui estimait que la règle de l’épuisement préalable des moyens internes ne lui était pas opposable, notamment car « l’accès aux tribunaux internes n’offrirait aux réclamants aucune possibilité d’obtenir justice, ces tribunaux étant liés par la législation nationale [litigieuse] »698. L’arbitre ira plus loin, énonçant plus qu’un assouplissement, une véritable exception à la règle, qu’il semble toutefois falloir lier au critère plus classique de la

disponibilité des recours :

« [e]n outre, la règle de l’épuisement des recours locaux ne s’applique pas, en général, lorsque le fait incriminé consiste en des mesures prises par le Gouvernement ou par un membre du Gouvernement, dans l’exercice de ses fonctions officielles. Il est rare qu’il existe des remèdes locaux contre les actes des organes les plus autorisés de l’Etat »699.

Des précisions quant à la teneur de la règle sont également apportées par la jurisprudence de la CIJ. Notamment, dans l’affaire ELSI, la Cour précise que :

« la règle relative aux recours internes n’exige pas et ne saurait exiger qu’une demande soit présentée aux juridictions internes sous une forme et avec des arguments convenant à un tribunal international, celui-ci appliquant un autre droit à d’autres parties : pour qu’une demande internationale soit recevable, il suffit qu’on ait soumis la substance de la demande aux juridictions compétentes et qu’on ait persévéré aussi loin que le permettent les lois et les procédures locales, et ce sans succès »700.

Dans l’affaire Diallo, la Guinée, en sa qualité de demandeur, faisait valoir plusieurs exceptions à la règle pour justifier le non-épuisement des voies de recours internes par son national : les recours étaient inefficaces ou futiles (notamment en raison d’une interférence       

697 CPJI, Chemin de fer Panevezys-Saldutiskis, op. cit., p. 18. Dans l’opinion individuelle qu’il joint à cette même affaire, le Juge ERICH insiste sur le caractère efficace et utile des recours qui doivent être épuisés pour satisfaire à la règle : « du caractère même de la règle, il découle que, pratiquement, l’épuisement peut se trouver accompli bien que la partie intéressée elle-même ne soit pas allée jusqu’à la dernière instance accessible. Il se peut, dans la réalité des choses, soit que le parcours de toutes les instances jusqu’à la dernière ne soit d’aucune utilité réelle ni d’aucune efficacité, soit que les autorités compétentes se soient prononcées, au moins implicitement, sur des points essentiels de l’affaire de telle manière que, au point de vue matériel, il ne reste plus rien à “épuiser” » (Ibid., opinion individuelle de M. ERICH, p. 52-53).

698 Sentence arbitrale, Forêts du Rhodope central (question préalable) (Grèce c. Bulgarie), Décision du 4 novembre 1931, RSA, vol. III, p. 1419.

699 Ibid., p. 1420. 700

de la puissance de l’Etat), les délais d’administration de la justice étaient excessivement longs, l’éloignement du territoire a constitué un obstacle à la poursuite de procédures existantes et à l’introduction de nouveaux recours, et, enfin, la spoliation ne permettait pas à la victime de soutenir des actions judiciaires701. Les exceptions préliminaires congolaises estiment que l’absence du territoire ne constituait pas un obstacle à la poursuite de procédures déjà entamées, et, qu’en pareil cas, il est possible de se faire représenter pour en introduire de nouvelles702. Le Congo considère également que la pauvreté n’est pas une « nouvelle exception au principe fondamental de l’épuisement préalable des voies de recours internes »703. La Cour n’accueillera pas l’argumentation congolaise pour défaut de preuve qu’il existait, dans l’ordre juridique interne congolais, des voies de recours disponibles et efficaces, qui auraient notamment permis au tiers de contester son expulsion du territoire704. Sur l’étendue de l’obligation,

« [l]a Cour [rappelle] que si les recours internes qui doivent être épuisés comprennent tous les recours de nature juridique, aussi bien les recours judiciaires que les recours devant des instances administratives, les recours administratifs ne peuvent être pris en considérations aux fins de la règle de l’épuisement des voies de recours internes que dans la mesure où ils visent à faire valoir un droit et non à obtenir une faveur, à moins qu’ils ne soient une condition préalable essentielle à la recevabilité de la procédure contentieuse ultérieure »705.

La jurisprudence dégagée par les organes du Conseil de l’Europe peut également se révéler précieuse pour déterminer la teneur de la règle de l’épuisement des voies de recours internes706. Selon la Commission européenne des droits de l’Homme, chargée de l’examen de la recevabilité des requêtes dans le système juridictionnel initial du Conseil de l’Europe,       

701

CIJ, Ahmadou Sadio Diallo, op. cit., observations de la République de Guinée sur les exceptions préliminaires de la République démocratique du Congo, Livre I, 7 juillet 2003, p. 61-90.

702 CIJ, Ahmadou Sadio Diallo, op. cit., exceptions préliminaires présentées par la République démocratique du Congo, vol. 1, 1er octobre 2002, p. 113-119.

703

CIJ, Ahmadou Sadio Diallo (République de Guinée c. République démocratique du Congo), arrêt (exceptions préliminaires), op. cit., p. 607 §70.

704 Ibid., p. 601, §48 et p. 609-610, §74-75. 705

Ibid., p. 601, §47 (v. contra : le Juge MAMPUYA, dans son opinion jointe à l’arrêt, estime qu’« [i]l n’est pas vrai (…) que les recours gracieux soient à exclure de l’obligation d’épuiser les voies de recours internes parce qu’ils ne traduiraient qu’une pure pitié ou faveur comme le laisse entendre l’arrêt (…). Cela est important car, si, comme le prétend la Guinée, « la doctrine s’est toujours montrée hostile » au recours gracieux, une autre doctrine, tout aussi crédible, estime que le recours à l’autorité administrative est une voie de recours qui est généralement (…) admise comme l’une des voies de recours efficaces à propos desquelles l’épuisement des voies de recours internes est exigé (…) » (Ibid., opinion individuelle du Juge MAMPUYA, p. 645-646).

706 Dans le système de protection des droits de l’Homme mis en place par le Conseil de l’Europe, c’est le demandeur et non le tiers qui doit satisfaire à l’épuisement des recours locaux, qu’il s’agisse d’une requête

« la règle de l’épuisement exige en principe (…) que soient employées toutes les ressources judiciaires, ordinaires ou non, offertes par la législation nationale, pourvu qu’elles apparaissent capables de fournir un moyen vraisemblablement efficace et suffisant de redresser les griefs articulés, sur le plan international, contre l’Etat mis en cause »707.

Selon la jurisprudence européenne, la satisfaction de la condition de l’épuisement des voies de recours internes requiert l’épuisement de tous les recours prévus par la loi de l’Etat hôte : les recours ordinaires, mais aussi les recours extraordinaires, y compris devant les tribunaux administratifs et pénaux, les cours constitutionnelles, les juridictions spécialisées et les instances internes compétentes. Les recours doivent avoir été introduits valablement c’est-à-dire dans le respect des délais et conditions de forme imposés. L’épuisement des voies de recours internes n’est pas exigible, en revanche, s’il est évident que le recours aurait vraisemblablement été inefficace, insuffisant, ou inutile, ou si l’affaire n’avait, devant les instances nationales, aucune chance de succès, par exemple si elle se heurterait à une jurisprudence bien établie ou si le requérant fait face à des délais indus de procédure708. La CEDH précise en outre que la règle de l’épuisement des voies de recours internes, dans le cadre des recours interétatiques, ne vaut que quand ceux-ci relèvent de la protection diplomatique, et non quand il s’agit d’attaquer une pratique administrative contraire à la Convention709

. La règle de l’épuisement des voies de recours internes permet ainsi de distinguer, parmi les requêtes interétatiques soumises à la CEDH, celles qui relèvent de la protection diplomatique (le demandeur cherchera alors à établir la preuve d’un épuisement des voies de recours internes par le tiers, ou du moins d’une tentative en ce sens) et celles qui relèvent d’un « simple » contentieux interétatique cherchant à faire       

individuelle ou étatique. Un bref examen des critères dégagés par la jurisprudence est toutefois pertinent afin d’apprécier les contours ratione materiae de la règle.

707

GUINAND J., « La règle de l’épuisement des voies de recours internes dans le cadre des systèmes internationaux de protection des droits de l’Homme », RBDI, 1968, p. 480, citant Commission européenne des droits de l’Homme, Décision du 29 septembre 1965 sur la recevabilité de la requête n°1191/61.

708 Pour une analyse détaillée de la jurisprudence de la Commission européenne des droits de l’Homme en la matière, v. WIEBRINGHAUS H., « La règle de l’épuisement préalable des voies de recours internes dans la jurisprudence de la Commission européenne des droits de l’Homme », AFDI, 1959, p. 685-704.

709 Selon les termes de la Cour : « la règle de l’épuisement des voies de recours internes telle que la consacre l’article 35, §1 de la Convention vaut pour les affaires interétatiques (article 33) comme pour les requêtes individuelles (article 34) quand l’Etat demandeur se borne à dénoncer une ou des violations prétendument subies par des particuliers auxquels il se substitue en quelque sorte. En revanche, elle ne s’applique en principe pas s’il attaque une pratique administrative en elle-même, dans le but d’en empêcher la continuation ou le retour sans inviter la Cour à statuer sur chacun des cas qu’il cite à titre de preuves ou exemples de cette pratique » CEDH, Géorgie c. Russie (I), décision sur la recevabilité, 30 juin 2009, p. 20, §40 (v. également p. 20-23, §41-51, notamment p. 22-23, §48-51 ; ainsi que la décision rendue au fond : CEDH, Géorgie c.

Russie (I), arrêt, 3 juillet 2014 (spéc. p. 44, §159)). v. en outre CEDH, Irlande c. Royaume-Uni, op. cit.,

p. 57-58, §159 ; CEDH, Géorgie c. Russie (II), décision sur la recevabilité, 13 décembre 2011, p. 30-31, §84- 85 et p. 32-33, §91-94.

cesser une pratique générale de l’Etat défendeur, contraire aux droits garantis par la Convention.

Ainsi, les recours internes devant être épuisés sont ceux de nature juridictionnelle, à l’exclusion des actions exclusivement diplomatiques, ou politiques, telle que la grâce présidentielle. Les recours visés par la règle sont, en outre, ceux qui sont efficaces et utiles, en d’autres termes ceux qui offrent à la personne lésée une opportunité d’obtenir

effectivement réparation en application du droit interne de l’Etat hôte710. Il est possible de conforter ces conclusions en se référant à l’article 15 du Projet d’articles de la CDI sur la protection diplomatique. Consacré aux exceptions à la règle de l’épuisement des voies de recours internes, il précise que les recours locaux :

« n’ont pas à être épuisés lorsque : a) il n’y a pas de recours internes raisonnablement disponibles pour accorder une réparation efficace, ou les recours internes n’offrent aucune possibilité raisonnable d’obtenir une telle réparation ; b) l’administration du recours subit un retard abusif attribuable à l’Etat prétendument responsable (…) »711.

Les conditions de recevabilité (lien juridique de rattachement unissant l’Etat demandeur au tiers et épuisement des voies de recours internes par ce dernier) sont susceptibles de donner lieu à un examen minutieux de la situation du tiers712. Une fois l’affaire jugée au fond, si la responsabilité de l’Etat hôte est engagée713, le demandeur pourra se voir octroyer réparation. La pratique judiciaire a su démontrer que le dommage effectivement subi par le tiers, personne physique ou morale, est au centre de la détermination de la réparation.

      

710 Cette souplesse tendant à limiter les recours à épuiser à ceux qui sont disponibles et efficaces n’est pas soutenue par tous. Aussi, dans son opinion jointe à l’affaire des Emprunts norvégiens, le Juge LAUTERPACHT considère qu’« une tentative [doit] être faite pour épuiser [l]es recours, si éventuels et théoriques qu’ils [puissent] être » (CIJ, Certains emprunts norvégiens, op. cit., opinion individuelle du Juge LAUTERPACHT, p. 39).

711

v. à cet égard le commentaire 3) sous le projet d’article 15 qui critique le critère de « l’absence de perspective raisonnable de succès de la requête » dégagé par la Commission européenne des droits de l’homme. Considéré comme « trop généreux pour le demandeur » par la CDI, il est remplacé par le critère de « l’absence de perspective raisonnable d’obtenir une réparation efficace ».

712

Cet examen peut être tellement poussé qu’il est alors nécessaire d’opérer une jonction au fond (v. à ce propos, CIJ, Interhandel, op. cit., opinion dissidente du Président KLAESTAD, p. 80-82 et Ibid., opinion dissidente du Juge SPIROPOULOS, p. 124-125).

713 La détermination de l’engagement de la responsabilité de l’Etat hôte se fait selon les règles classiques du droit de la responsabilité internationale : il faut déterminer que la violation d’une obligation internationale, en la personne du ressortissant de l’Etat demandeur, est attribuable à l’Etat défendeur. Le comportement analysé est ici celui de l’Etat, partie au différend, aussi nous ne consacrerons pas de plus amples développements à cette question. Pour plus de précisions, v. AMERASINGHE C.F., « Attribution of Conduct as the Act of the State », in AMERASINGHE C.F., Diplomatic Protection, op. cit., p. 225-281.

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