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La prévisibilité juridique permise par l’autorité des précédents

Dans le document Le tiers dans le contentieux international (Page 139-148)

Section II- La cohérence de la jurisprudence au service de la sécurité juridique

II- La prévisibilité juridique permise par l’autorité des précédents

L’autorité des précédents permet à l’ensemble de la communauté internationale de connaître l’état du droit international tel qu’il est interprété par les cours et tribunaux. Les Etats, les organisations internationales, les personnes privées physiques et morales qui prennent connaissance du droit positif ainsi « éclairé » par l’interprétation qu’en donnent et l’application qu’en font les juridictions compétentes peuvent ainsi mieux s’y conformer. C’est notamment ce que souligne G. COHEN-JONATHAN en analysant l’autorité des arrêts de la CEDH à l’égard d’Etats tiers à un litige mais signataires de la Convention : « n’est-il pas logique qu’un Etat contractant tienne compte de la Convention telle qu’elle est interprétée par la Cour, même si cette interprétation a été donnée à l’occasion de litiges concernant d’autres Etats Parties ? La jurisprudence bien établie de la Cour fait corps avec le texte du traité »528. L’autorité du précédent permet également d’élaborer stratégiquement l’argumentation processuelle des parties à un nouveau litige. Sur un point donné, le demandeur s’appuiera sur divers précédents pour démontrer l’existence ou la formation d’une jurisprudence constante et inciter la juridiction à s’y conformer. Au contraire, le défendeur s’emploiera à distinguer le cas d’espèce des précédents invoqués ou attaquera ces derniers, arguant de l’évolution du droit international sur les questions litigieuses ou démontrant l’incohérence de leur ratio decidendi.

Ainsi, dans l’affaire du Différend territorial et maritime opposant le Nicaragua à la Colombie, chacune des parties invoque différemment le paragraphe 63 de l’arrêt rendu en       

527 CONDORELLI L., « L’autorité de la décision des juridictions internationales permanentes », in SFDI, La

juridiction internationale permanente. Colloque de Lyon, op. cit., p. 312.

528 COHEN-JONATHAN G., « Quelques considérations sur l’autorité des arrêts de la Cour européenne des droits de l’Homme », op. cit., p. 53.

l’affaire du Différend frontalier (Burkina Faso / Mali)529 sur le point de savoir lequel des deux Etats détient la souveraineté sur certaines îles et rochers dans la mer des Caraïbes. A l’audience, le Nicaragua déclare : « [a]insi que la Cour l’a indiqué dans l’affaire du

Différend frontalier entre le Burkina Faso et la République du Mali, dans l’éventualité où il

existe un conflit entre effectivités et titre, il y a lieu de préférer le titre »530. La Colombie, elle, cite le paragraphe 63 et affirme que les effectivités ont « un rôle essentiel pour indiquer comment le titre est interprété dans la pratique »531. L’arrêt de la Cour ne revient pas sur cette utilisation contradictoire d’un même précédent par les parties et s’appuie sur le paragraphe 54 de l’arrêt de 1986, qui énonce que les titres, en l’espèce des cartes, « ne constituent jamais – à elles seules et du seul fait de leur existence – un titre territorial, c’est-à-dire un document auquel le droit international confère une valeur juridique intrinsèque aux fins de l’établissement des droits territoriaux »532.

Par ailleurs, les opinions séparées présentent un intérêt stratégique précieux. En effet, elles sont assez fréquemment utilisées par les parties dans de nouvelles affaires similaires afin d’obtenir un revirement (ou du moins une évolution) de la jurisprudence533. Comme l’écrit N. CHAEVA qui étudie la normativité des opinions dissidentes dans

l’arbitrage CIRDI,

« [e]n présence d’une sentence et d’une opinion dissidente, il n’est pas difficile d’imaginer que si une partie invoque la sentence, la partie adverse s’appuiera sur l’opinion dissidente. Il reviendra donc au tribunal arbitral de choisir entre la sentence et l’opinion. Son choix sera dicté essentiellement par les affinités doctrinales, mais aussi par la qualité de l’opinion dissidente mesurée à sa proximité au principe juridique en cause et au contexte juridique donné »534.

Ou encore, selon les termes de J. VAILHE, les opinions individuelles et particulièrement les opinions dissidentes « permettent d’entrevoir les résistances au sein d’une collégialité et les rapports de force entre les juges. A ce titre, elles permettent bien       

529 CIJ, Différend frontalier (Burkina Faso / République du Mali), arrêt, op. cit., p. 586-587, §63. 530

CIJ, Différend territorial et maritime (Nicaragua c. Colombie), op. cit., CR 2012/8, p. 48, §79. 531

Ibid., CR 2012/16, p. 29, §36.

532 CIJ, Différend territorial et maritime (Nicaragua c. Colombie), arrêt, op. cit., p. 661, §100 (citant CIJ,

Différend frontalier (Burkina Faso / République du Mali), arrêt, op. cit., p. 582, §54).

533

KESSEDJIAN C., « Les opinions séparées des juges et arbitres comme précédent », op. cit., p. 143 : « [l]’opinion séparée, quand elle est bien faite, charpentée et convaincante, va préparer un revirement de jurisprudence ou au moins une évolution ».

534 CHAEVA N., « Les opinions dissidentes des arbitres CIRDI et la production normative en droit international des investissements », op. cit., p. 368.

souvent de préfigurer les revirements jurisprudentiels et d’expliquer leur construction »535. Les opinions séparées s’imposent ainsi comme un « réservoir d’arguments » pour les tiers qui deviendraient des futures parties à un différend et qui souhaiteraient faire évoluer la jurisprudence. Il apparaîtrait même que les opinions dissidentes soient « rédigées d’une manière plus logique et plus convaincante que la sentence elle-même, parce qu’elles sont le fait d’un seul juge ou d’une petite minorité et qu’elles n’ont nécessité aucun compromis »536. Dans certains cas alors, « [l]a dissidence d’un jour devient la majorité du lendemain »537.

Ainsi, dans l’affaire sur l’Application de la Convention internationale sur

l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale, la Russie, qui obtiendra gain

de cause sur ce point538, s’appuie sur l’opinion individuelle que le Juge FITZMAURICE a jointe à l’affaire du Cameroun septentrional s’agissant du « seuil à partir duquel on peut conclure à l’existence de négociations » préalables au règlement d’un différend entre Etats539. De même, dans l’affaire indo-pakistanaise de l’Incident aérien du 10 août 1999, le Pakistan se réfère à la déclaration commune signée des Juges BENGZON, ONYEAMA,

DILLARD,JIMENEZ DE ARECHAGA et WALDOCK dans l’affaire des Essais nucléaires,sur le

point de savoir si l’Acte général pour le règlement pacifique des différends internationaux du 26 septembre 1928, invoqué comme base de compétence de la Cour, est toujours en vigueur540. La Cour, qui finit par se déclarer incompétente pour connaître de l’affaire, ne se prononce pas sur cet argument541. Egalement, dans l’affaire Gabčikovo-Nagymaros, la Slovaquie invoque le principe de « l’application par approximation » des conventions internationales, exprimé dans l’opinion individuelle du Juge LAUTERPACHT jointe à

      

535 VAILHE J., « Les opinions individuelles des juges devant les Tribunaux internationaux », in DELMAS- MARTY M., FRONZA E., LAMBERT-ABDELGAWAD E. (Dir.), Les sources du droit international pénal :

l’expérience des tribunaux pénaux internationaux et le statut de la Cour pénale internationale, op. cit.,

p. 445.

536 SERENI A. P., « Les opinions individuelles et dissidentes des juges des tribunaux internationaux », RGDIP, 1964, p. 853.

537

KESSEDJIAN C., « Les opinions séparées des juges et arbitres comme précédent », op. cit., p. 144. 538

CIJ, Application de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination

raciale (Géorgie c. Fédération de Russie), arrêt, op. cit., p. 132-140, §156-184.

539 Ibid., p. 131, §151. v. également CIJ, Cameroun septentrional (Cameroun c. Royaume-Uni), arrêt (exceptions préliminaires), op. cit., opinion individuelle du Juge FITZMAURICE, p. 122-123.

540 CIJ, Incident aérien du 10 août 1999, op. cit., p. 19, §15. v. également CIJ, Essais nucléaires (Australie c. France), arrêt (compétence et recevabilité), 20 décembre 1974, déclaration commune des Juges BENGZON, ONYEAMA, DILLARD, JIMENEZ DE ARECHAGA et WALDOCK, p. 273.

541

l’affaire de l’Admissibilité de l’audition de pétitionnaires par le Comité du Sud-Ouest

africain542. L’argument est écarté par la Cour543.

En outre, dans l’affaire Rompetrol c. Roumanie portée devant le CIRDI, la Roumanie s’appuie essentiellement sur l’opinion dissidente émise par P. WEIL dans l’affaire Tokios Tokelès c. Ukraine pour tenter, en vain, de faire échec à la compétence du Tribunal pour connaître de l’affaire considérant la double nationalité du demandeur, néerlandaise et roumaine, cette dernière étant la nationalité effective selon la Roumanie544. Dans l’affaire Kiliç c. Turkménistan, c’est le Tribunal qui s’appuie directement sur l’opinion dissidente de l’arbitre G. ABI-SAAB dans l’affaire Abaclat et al. c. Argentine,

s’agissant du droit des Etats de conditionner la compétence du tribunal arbitral à la soumission préalable obligatoire du différend aux tribunaux internes545.

      

542

CIJ, Projet Gabčikovo-Nagymaros (Hongrie / Slovaquie), arrêt, 25 septembre 1997, p. 53, §75.

v. également CIJ, Admissibilité de l’audition de pétitionnaires par le Comité du Sud-Ouest africain, avis

consultatif, op. cit., opinion individuelle du Juge LAUTERPACHT, p. 46.

543 CIJ, Projet Gabčikovo-Nagymaros (Hongrie / Slovaquie), arrêt, op. cit., p. 53, §76. 544

Tribunal CIRDI, The Rompetrol Group N. V. v. Romania, Decision on Respondent’s Preliminary Objections on Jurisdiction and Admissibility, 18 avril 2008, ARB/06/3, p. 16, §52, p. 27-28, §85 et Tribunal CIRDI, Tokios Tokelès v. Ukraine, Decision on Jurisdiction, 29 avril 2004, ARB/02/18, Dissenting Opinion Attached to the Decision on Jurisdiction, 29 avril 2004, spéc. p. 248-258, §10-30.

545

Tribunal CIRDI, Kiliç Insaat Ithalat Iharacat Sanayi ve Ticaret Anonim Sirketi c. Turkménistan, Sentence, 2 juillet 2013, ARB/10/1, p. 70-71, §6.3.4 ; et Tribunal CIRDI, Abaclat et al. c. Argentine, Décision sur la compétence et la recevabilité, 4 août 2011, ARB/07/05, opinion dissidente du Juge ABI-SAAB, 4 août 2011, spéc. p. 46-49, §120-127, particulièrement p. 48, §126. v. également, pour d’autres exemples, PELLET A., « The Case Law of the ICJ in Investment Arbitration », op. cit., p. 237-239.

Conclusion du Chapitre II

Au-delà du caractère obligatoire que la décision de justice revêt à l’égard des parties, l’autorité qui s’attache au précédent juridictionnel en droit international offre une protection contre l’arbitraire et l’imprévisibilité juridique aux tiers, entendus ici comme l’ensemble de la communauté internationale, et particulièrement, au sein de celle-ci, des justiciables.

En effet, d’un point de vue strictement formel, les cours et tribunaux internationaux ne sont pas liés par les décisions juridictionnelles antérieures : le principe du stare decisis n’est pas reconnu dans le contentieux international. Force est cependant de constater un phénomène global de références systématiques aux décisions juridictionnelles antérieures dans le cadre de litiges nouveaux. Les juridictions internationales se réfèrent à leurs propres décisions antérieures (endoprécédent) mais également à celles de leurs semblables (exoprécédent). Ces références répétées de manière systématique forgent une jurisprudence internationale constante, ce qui emporte pour conséquence la rareté des revirements jurisprudentiels qui s’avèrent, le cas échéant, justifiés.

Construire et veiller au respect de cette jurisprudence internationale s’explique par le besoin de sécurité juridique des justiciables. Afin de favoriser le recours (volontaire) au règlement pacifique des différends internationaux, il se révèle nécessaire de satisfaire leurs attentes légitimes et de préserver leur confiance dans la justice internationale. Sans être une contrainte juridique imposée par les textes, le respect du précédent devient cependant une « contrainte sociale »546 vis-à-vis des tiers. La prévisibilité juridique permise par l’existence d’une jurisprudence constante permet de clarifier l’état du droit positif ainsi que de favoriser sa bonne application. Au contentieux, le cas échéant, la valeur accordée aux précédents oriente l’argumentation processuelle des parties, qui peuvent s’appuyer sur les décisions antérieures rendues dans des instances diverses, y compris lorsqu’elles n’y ont pas participé. L’Organe d’appel de l’OMC explique très clairement l’importance que revêtent les décisions de justice à l’égard de l’ensemble des Membres de l’Organisation, y compris, donc, les tiers à l’instance :

      

546

« [l]a pratique de règlement des différends montre que les Membres de l’OMC attachent de l’importance au raisonnement exposé dans les rapports antérieurs de groupes spéciaux et de l’Organe d’appel. Les rapports de groupes spéciaux et de l’Organe d'appel adoptés sont souvent cités par les parties à l’appui de leurs arguments juridiques dans les procédures de règlement des différends, et sont invoqués par les groupes spéciaux et l’Organe d’appel dans les différends ultérieurs. En outre, lorsqu’ils adoptent ou modifient des lois et règlementations nationales touchant à des questions de commerce international, les Membres de l’OMC tiennent compte de l’interprétation juridique des accords visés donnée dans les rapports de groupes spéciaux et de l’Organe d’appel adoptés. Ainsi, l’interprétation du droit consignée dans les rapports de groupes spéciaux et de l’Organe d’appel adoptés devient partie intégrante de l’acquis du système de règlement des différends de l’OMC »547.

      

547 Etats-Unis – Mesures antidumping finales visant l’acier inoxydable en provenance du Mexique, Rapport de l’Organe d’appel, op. cit., p. 72-73, §160.

Conclusion du Titre I

Le dispositif d’une décision de justice constitue un énoncé normatif individuel qui n’est obligatoire qu’à l’égard des parties au litige et uniquement dans le cas qui a été décidé. Négativement, ce principe de l’autorité relative de la chose jugée signifie qu’une décision de justice ne peut avoir d’effet, ni favorable ni défavorable, à l’égard des tiers à l’instance. Ces derniers sont alors protégés par ce principe général du contentieux international qui revêt une importance d’autant plus fondamentale que la justice internationale demeure volontariste, c’est-à-dire fondée sur le consentement de l’Etat à être jugé (ou à permettre que des personnes privées placées sous sa juridiction le soient).

La protection offerte par ce principe, que les juges doivent s’efforcer de mettre en œuvre de manière effective, ne permet cependant aucunement d’affirmer que les tiers à l’instance ne sont pas concernés par les décisions de justice. En effet, les motifs, c’est-à- dire les raisons de droit ou de fait qui motivent la décision de justice et permettent d’en adopter le dispositif, jouissent d’une autorité de la chose interprétée et produisent ainsi des effets qui s’étendent au-delà de la sphère, généralement bilatérale, des parties au différend.

En effet, à l’occasion d’un litige factuellement similaire, ou soulevant des questions de droit semblables, le raisonnement contenu dans tout ou partie des motifs d’une décision antérieure peut, par analogie, être à nouveau utilisé. Cette technique du recours au précédent juridictionnel n’est nullement imposée (tout au plus est-elle suggérée) par les textes régissant la procédure des cours et tribunaux internationaux. Le contentieux international ne se voit pas appliquer la règle du stare decisis que connaissent les systèmes de droit interne dits de common law. La pratique de l’ensemble des juridictions internationales étudiées témoigne cependant d’un recours systématique au précédent, établi par le constat de références répétées aux décisions juridictionnelles antérieures. Les cours s’appuient sur les précédents qu’elles ont elles-mêmes formulé (endoprécédent) ainsi que sur les précédents établis par leurs pairs (exoprécédents) et ne s’écartent de la jurisprudence établie qu’en cas de « raisons impérieuses » (sic.).

Le souci d’une protection des parties, mais également des tiers (et particulièrement des potentiels justiciables) anime la préservation de la jurisprudence cohérente qui naît de

ce recours systématique aux précédents. Celle-ci est ainsi fondée sur le besoin social de sécurité juridique et de prévisibilité du droit. Les justiciables ne peuvent consentir à la juridiction internationale s’ils n’ont pas confiance dans le respect de leurs « attentes légitimes ». Le respect du précédent bénéficie dès lors à l’ensemble de la communauté internationale, et favorise le recours aux modes juridictionnels de règlement pacifique des différends, préservant une justice internationale qui ne peut être que consensuelle. Avoir connaissance de cette jurisprudence internationale constante et prévisible permet alors une meilleure appréhension de la teneur du droit positif, permet aux justiciables de construire une argumentation processuelle fondée sur l’invocation des précédents.

Ces développements ont abordé la protection complémentaire offerte aux tiers par les principes de l’autorité relative de la chose jugée, d’une part, et de l’autorité du précédent, d’autre part. Il est maintenant opportun d’aborder un autre aspect de la protection des tiers dans le contentieux international, en s’interrogeant sur les procédures contentieuses interétatiques à l’occasion desquelles l’Etat demandeur prend fait et cause pour une personne privée ; autorisant une protection des tiers par le contentieux international.

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