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L’application d’une solution antérieurement dégagée à une situation nouvelle similaire

Dans le document Le tiers dans le contentieux international (Page 106-110)

Section I – La construction d’une jurisprudence internationale cohérente

B- L’application d’une solution antérieurement dégagée à une situation nouvelle similaire

« [U]ne affaire antérieure ne peut servir de référence, donc de précédent, que si elle est suffisamment semblable à celle qui est à trancher actuellement »345. Les précédents trouvent en effet application lorsque les nouveaux différends sont fondés sur des motifs de fait semblables, qui autorisent alors une transposition des motifs de droit légitimée par un raisonnement analogique. Ainsi que le déclare le TIDM dans l’affaire Virginia G, « dans l’Affaire du navire « Saïga » (No. 2), confronté à une situation similaire, le Tribunal a procédé à l’examen de la nature des droits qui, selon [le demandeur, avaient été violés par le défendeur]. Le Tribunal suivra ici l’approche adoptée dans l’Affaire du navire « Saïga »

(No. 2) »346.

Afin d’apprécier si les affaires sont suffisamment similaires, il n’est pas nécessaire d’analyser et de comparer les faits et le contexte dans leur entièreté : « [s]euls les faits pertinents ayant été à l’origine de la norme, du principe ou du comportement dégagés dans       

343 ABI-SAAB G., « De la jurisprudence : quelques réflexions sur son rôle dans le développement du droit international », op. cit., p. 20.

344 Ainsi que nous le verrons dans les développements ultérieurs, cette autorité de facto se constate par les références systématiques opérées par les juridictions internationales à leurs propres décisions, ainsi (moins systématiquement mais tout de même fréquemment) qu’à celles des autres cours. Cette autorité est également établie par la rareté, mais surtout par la justification, dont font l’objet les revirements de jurisprudence. Comme l’écrit J. SALMON à propos de la CIJ, « [l’autorité des décisions juridictionnelles] est prouvée par la pratique constante de la Cour consistant à se référer à sa propre jurisprudence (celle de la CIJ ou de sa devancière la CPJI), ou à essayer de justifier qu’elle ne s’en écarte point » (SALMON J., « L’autorité des prononcés de la Cour internationale de La Haye », op. cit., p. 37).

345 RÖBEN V., « Le précédent dans la jurisprudence de la Cour internationale », op. cit., p. 383. 346

l’antécédent doivent être identiques »347. La manière dont les faits sont exposés dans les décisions de justice pourra ainsi rendre plus ou moins complexe le rapprochement des affaires. Comme l’expliquent N. ALOUPI et C. KLEINER,« les faits peuvent être énoncés de

manière laconique (…), ou avec moult détails (…). Ce choix narratif a un impact pour l’éventuelle transformation de la décision judiciaire ou arbitrale en précédent, puisque plus le contexte factuel sera précis, et donc particulier, plus il sera difficile de considérer qu’une situation est similaire au cas à l’origine du précédent »348.

A contrario, la technique dite du distinguishing permet de ne pas appliquer une

solution antérieurement dégagée à une situation nouvelle, en mettant en lumière les éléments, et particulièrement les éléments de fait, qui la distinguent de la situation passée. Cette opération permet au juge de ne pas faire usage d’un précédent sans pour autant procéder à un revirement de jurisprudence. Selon A. HAMMAN,le distinguishing :

« [est] [d]ans les systèmes de common law (…) le corollaire de la règle du précédent, et la question n’est pas de savoir si les précédents en tant que tels ont ou non une autorité légale – cette autorité là est acquise, mais l’enjeu se déplace vers la distinction entre deux situations qui permet, sans priver un précédent de sa force objective, d’en écarter l’application lorsque l’affaire actuelle présente un élément de fait essentiel différent ou que celui-ci fait défaut »349.

Comme l’explique D. RICHE, le distinguishing nécessite de « distinguer les circonstances de l’espèce de celles du ou des précédent(s) invoqué(s) pour les empêcher de produire des effets »350. A titre d’exemple, la différence de nature de l’investissement est invoquée pour distinguer deux affaires en matière d’arbitrage d’investissement351. La méthode semble relativement simple ainsi exposée, cependant aucune réponse précise n’est apportée à la question de savoir « à partir de quel degré de dissimilarité peut-on considérer que le fait de ne pas suivre un précédent est justifié ? Ou au contraire, quel degré de       

347

ALOUPI N., KLEINER C., « Le précédent en droit international : technique pré-normative ou acte normatif ? », op. cit., p. 27.

348 Id.

349 HAMANN A., « L’autorité du précédent », op. cit., p. 188-189. v. également ce qu’explique D. RICHE : le

distinguishing est une technique « consubstantielle à la règle de stare decisis. (…) [Les juges] ne pourront

(…) que distinguer l’affaire dont ils sont saisis des précédents existants pour sortir du cadre de l’obligation et ainsi se permettre de ne pas les suivre » (RICHE D., « Ne pas suivre les précédents dans l’arbitrage international », in SFDI, Le précédent en droit international. Colloque de Strasbourg, op. cit., p. 393). 350

Id. v. plus largement p. 393-395.

351 Dans l’affaire LG&E le tribunal distingue les investissements de nature différente par rapport à l’affaire

Azurix (Tribunal CIRDI, LG&E Energy Corp., LG&E Capital Corp. Et LG&E International, Inc. c. Argentine, Sentence, 25 juillet 2007, ARB/02/1, §39, v. également Tribunal CIRDI, Azurix Corp. c. Argentine, Sentence, 14 juillet 2006, ARB/01/12, §424).

similarité suffit à justifier le fait de suivre un précédent ? »352. La technique du

distinguishing est, par nature, casuistique : il appartient à chaque juge ou arbitre d’analyser

les circonstances de l’espèce pour s’en distinguer ou au contraire affirmer leur similitude, et ainsi choisir de suivre ou de se départir d’un précédent en conséquence. Si cela maintient quelques incertitudes quant à l’issue du procès, la constance de la jurisprudence est en revanche préservée puisque les précédents ne sont pas désavoués.

Les nouvelles parties à un litige pourront ainsi invoquer les précédents dégagés à l’occasion d’affaires antérieures, même si elles ont la qualité de tiers à ces instances. Dans le cadre d’une stratégie contentieuse, il s’agira d’insister sur la similarité, ou de relever les distinctions entre les affaires selon le résultat souhaité : une décision conforme aux précédents ou une décision s’en écartant. Par exemple, dans les affaires du Temple de

Préah Vihéar, de la Barcelona Traction et des Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci, les demandeurs (respectivement, le Cambodge, la Belgique et

le Nicaragua) s’appuient sur l’affaire de l’Incident aérien entre la Bulgarie et Israël353 pour contester la validité des déclarations facultatives de juridiction obligatoire déposées par les défendeurs en vertu de l’article 36, paragraphe 2 du Statut de la Cour354. La Cour rappelle alors l’effet relatif de la chose jugée qui s’attache au précédent invoqué par les parties : « [l’]arrêt de la Cour en l’affaire Israël c. Bulgarie vise évidemment la question particulière de la position de la Bulgarie vis-à-vis de la Cour et en tout état de cause, aux termes de l’article 59 du Statut, il n’est obligatoire, en tant que décision, que pour les parties en litige »355. Malgré l’effet relatif qui s’attache au dispositif de cette décision, la Cour admet qu’elle puisse être considérée « comme un énoncé de ce que la Cour a jugé être la situation juridique exacte »356. Elle s’emploie alors à distinguer le cas d’espèce de ce précédent357 : « [l]a Cour considère en outre qu’il existe entre les deux cas des       

352

RICHE D., « Ne pas suivre les précédents dans l’arbitrage international », op. cit., p. 395. 353 CIJ, Incident aérien du 27 juillet 1955 (Israël c. Bulgarie), arrêt, 26 mai 1959, p. 136-145.

354 CIJ, Temple de Préah Vihéar (Cambodge c. Thaïlande), arrêt (exceptions préliminaires), 26 mai 1961, p. 27 ; CIJ, Barcelona Traction, Light and Power Company, Limited (Belgique c. Espagne) (Nouvelle requête : 1962), arrêt (exceptions préliminaires), 24 juillet 1964, p. 29 ; CIJ, Activités militaires et

paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique), arrêt (compétence de la

Cour et recevabilité de la requête), op. cit., p. 405, §28.

355 CIJ, Temple de Préah Vihéar (Cambodge c. Thaïlande), arrêt (exceptions préliminaires), op. cit., p. 27. 356

Id.

357 Ibid., p. 27-34 ; CIJ, Barcelona Traction, Light and Power Company, Limited (Belgique c. Espagne) (Nouvelle requête : 1962), arrêt (exceptions préliminaires), op. cit., p. 29-39 ; CIJ, Activités militaires et

paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique), arrêt (compétence de la

différences qui exigent que l’affaire actuelle soit traitée de manière indépendante et en elle- même »358 ; et argue du caractère « sui generis »359 du précédent de l’Incident aérien. V. RÖBEN commente à propos de ces affaires :

« [c]e qui est frappant dans cette jurisprudence [concernant la compétence de la Cour] c’est la constance avec laquelle les parties invoquent le précédent de “l’Incident aérien” pour contester la compétence de la Cour. Celle-ci y répond en appliquant une technique juridique semblable à celle dite de distinguishing. Cette technique là joue un grand rôle dans les droits internes qui connaissent le système de “stare decisis”. Dans ces ordres juridiques, les tribunaux écartent un “binding precedent” en soulignant son aspect particulier qui le distingue du précédent. En effet, la CIJ prend tout soin afin de mettre en évidence ce qui différencie le précédent de “l’Incident aérien” des cas suivants. Elle réussit ainsi à écarter ledit précédent tout en évitant de compromettre son autorité. L’emploi de cette technique juridique, empruntée aux ordres juridiques où le précédent est traditionnellement au centre d’intérêt, exprime bien l’attitude très scrupuleuse de la Cour à l’égard de sa jurisprudence »360.

En outre, dans l’affaire du Timor oriental, le demandeur (le Portugal) a essayé de distinguer la situation litigieuse de celle de l’affaire de l’Or monétaire361 ayant opposé

l’Italie à la France, au Royaume-Uni et aux Etats-Unis ; tandis que le défendeur (l’Australie) s’est appuyé avec succès sur les éléments de similitude entre les deux affaires362 dans le but de faire échec à la compétence de la Cour.

La technique du précédent jurisprudentiel signifie se référer à une décision juridictionnelle antérieure dans le cadre d’une situation nouvelle similaire. Le recours, par les juridictions internationales, à leurs propres décisions antérieures est systématique. Le recours, par les juridictions internationales, aux décisions d’autres cours et tribunaux est de       

358

CIJ, Barcelona Traction, Light and Power Company, Limited (Belgique c. Espagne) (Nouvelle requête : 1962), arrêt (exceptions préliminaires), op. cit., p. 29 ; v. également CIJ, Activités militaires et paramilitaires

au Nicaragua et contre celui-ci (Nicaragua c. Etats-Unis d’Amérique), arrêt (compétence de la Cour et

recevabilité de la requête), op. cit., p. 405, §29 : « [d]ans l’affaire de l’Incident aérien du 27 juillet 1955, la question qui se posait était tout autre ».

359 CIJ, Barcelona Traction, Light and Power Company, Limited (Belgique c. Espagne) (Nouvelle requête : 1962), arrêt (exceptions préliminaires), op. cit., p. 29.

360 RÖBEN V., « Le précédent dans la jurisprudence de la Cour internationale », op. cit., p. 389 (v. plus largement p. 388-389).

361

CIJ, Timor oriental, op. cit., Réplique du Gouvernement de la République portugaise, p. 7-9, §1.13-1.16 et p. 201-235, §7.02-7.63. Le Portugal tente en outre de souligner les similitudes entre les affaires Timor

oriental et Certaines terres à phosphates à Nauru : dans le cadre de cette dernière, la Cour avait rejeté

l’exception préliminaire australienne fondée sur le principe de l’Or monétaire.

362 Ibid., Counter-Memorial of the Government of Australia, 1 June 1992, p. 92-97, §191-198 ; et Rejoinder of the Government of Australia, 1 July 1993, p. 40-44, §75-83. L’Australie distingue, de surcroît, la situation en l’affaire du Timor oriental de celle de l’affaire relative à Certaines terres à phosphates à Nauru s’agissant de l’application du principe de l’Or monétaire (Ibid., p. 44-46, §84-87).

plus en plus fréquent. Ce double phénomène (endoprécédent et exoprécédent)363 a pour conséquence l’établissement d’une jurisprudence constante. Cela permet de généraliser les approches stratégiques du recours aux précédents juridictionnels par les nouvelles parties à un litige.

II- L’établissement d’une jurisprudence constante

Bien qu’« une décision p[uisse] servir de précédent de manière très rapide »364, ce sont les références répétées de manière systématique aux décisions juridictionnelles antérieures (A) qui mènent à l’établissement d’une jurisprudence constante. La constance de la jurisprudence rend en outre nécessaire l’encadrement des évolutions et des (rares) revirements jurisprudentiels (B).

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