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La prise en compte des décisions juridictionnelles antérieures

Dans le document Le tiers dans le contentieux international (Page 101-106)

Section I – La construction d’une jurisprudence internationale cohérente

A- La prise en compte des décisions juridictionnelles antérieures

Une décision juridictionnelle comporte d’une part les motifs, et d’autre part le

dispositif. Le dispositif, en tant qu’énoncé normatif individuel, ne contient pas l’exposé du

raisonnement des juges et n’est pas généralisable. Les motifs, en revanche, correspondent aux raisons de fait et de droit qui fondent la décision. Les juges sont susceptibles d’y avoir recours ultérieurement, et ainsi leur attribuer la qualité de précédent. Selon les termes de G. ABI-SAAB,

« [u]ne décision judiciaire comporte deux éléments : le dispositif, ou la décision proprement dite, qui tranche l’affaire en reconnaissant ou en établissant les droits et les obligations respectifs des parties, et qui bénéficie de l’autorité de la chose jugée ; autorité définitive bien que relative aux parties en cause. Mais pour y arriver, le juge doit établir quelles sont les règles générales applicables et comment elles s’appliquent concrètement en

      

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l’espèce. C’est ce raisonnement, le ratio decidendi, reliant la règle générale, ou le droit objectif, par une sorte de fil d’Ariane logique, aux situations subjectives, qui constituent la seconde composante de la décision judiciaire, les motifs. Et ce sont les motifs qui créent le précédent, en apportant un éclairage particulier sur la teneur des règles en général et au- delà des limites de la res judicata en l’espèce »324.

Les motifs contiennent donc des énoncés plus ou moins généraux quant au droit applicable, qui pourront être ultérieurement repris dans une future décision. Cela permet aux parties à un litige de s’appuyer sur des motifs rendus à l’occasion d’une affaire antérieure, y compris si elles avaient la qualité de tiers à cette instance. Ces motifs de droit (2) peuvent être formulés dans n’importe quel type de décision juridictionnelle (1).

1- La diversité des actes juridictionnels à l’origine des précédents

Les énoncés généraux susceptibles de faire autorité se retrouvent dans l’ensemble des affaires traitées par les juges. Il importe peu, à cet égard, qu’il s’agisse de la procédure contentieuse ou consultative, que les décisions soient des arrêts, des avis consultatifs325, ou encore des ordonnances326.

Ainsi, pour établir sa compétence dans l’affaire des Concessions Mavrommatis en

Palestine, la CPJI se réfère à l’avis consultatif qu’elle a rendu concernant les Décrets de nationalité en Tunisie et au Maroc327. Dans l’affaire Avena, sur des questions portant sur l’interprétation de la Convention de Vienne de 1963 sur les relations consulaires, la CIJ se réfère à son arrêt rendu en l’affaire LaGrand328 ainsi qu’à l’ordonnance en indications de

mesures conservatoires qu’elle a rendue en l’affaire du Personnel diplomatique et

consulaire des Etats-Unis à Téhéran329. Dans son mémoire, le Mexique basait l’essentiel de son argumentation sur l’arrêt LaGrand rendu dans le cadre d’une instance ayant opposé       

324ABI-SAAB G., « De la jurisprudence : quelques réflexions sur son rôle dans le développement du droit international », op. cit., p. 19-20.

325 Comme l’écrit C. DE VISSCHER à propos de la CIJ, « [t]out comme les arrêts, les avis consultatifs contribuent à la formation d’un corps de jurisprudence homogène ; la Cour y puise librement ; elle fait référence à ses avis tout comme à ses arrêts, utilisant les uns comme les autres dans ses rédactions » (DE VISSCHER C., « La chose jugée devant la Cour internationale de La Haye », op. cit., p. 11).

326 Que des précédents soient dégagés sur la base de motifs formulés dans des ordonnances est certes « moins fréquent » (SALMON J., « L’autorité des prononcés de la Cour internationale de La Haye », op. cit., p. 41). 327 CPJI, Concessions Mavrommatis en Palestine, arrêt (exception d’incompétence), op. cit., p. 16.

328 CIJ, Avena et autres ressortissants mexicains (Mexique c. Etats-Unis d’Amérique), arrêt, 31 mars 2004, p. 33, §34, 39-40, §50, p. 56-57, §111-112.

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les Etats-Unis d’Amérique à l’Allemagne330. C’est à l’arrêt de la CIJ rendu dans l’affaire

Gabčikovo-Nagymaros que le TIDM se réfère dans l’affaire Saïga, pour apprécier

l’argument guinéen fondé sur l’état de nécessité ayant conduit à arraisonner et à immobiliser le navire331. Dans l’affaire Virginia G, le Tribunal fait également référence, pour rappeler le caractère coutumier de certaines dispositions du Projet de la CDI de 2001 sur la responsabilité internationale de l’Etat, à l’avis consultatif rendu en 2011 par la Chambre pour le règlement des différends relatifs aux fonds marins332. Le TIDM se réfère en outre, dans sa décision relative aux Travaux de poldérisation à l’intérieur et à proximité

du détroit de Johor, aux ordonnances qu’il a rendues dans les affaires du Thon à nageoire bleue et de l’Usine MOX, dans lesquelles il a considéré qu’un Etat n’est pas tenu à la

poursuite des procédures de règlement des différends prévues par la section 1 de la partie XV de la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer s’il estime que les possibilités de régler le différend sont épuisées333. Le Tribunal suit en cela l’argumentation contenue dans la réponse de Singapour à la demande malaisienne en indication de mesures conservatoires, qui s’appuyait également sur ces affaires ayant respectivement concerné le Royaume-Uni et l’Irlande, et l’Australie, le Japon, et la Nouvelle-Zélande334.

      

330 Ibid., Memorial of Mexico, 20 June 2003 (v. notamment p. 3, §§9 et 12 ; p. 4, §15 ; p. 6, §23 ; p. 10, §32). Les Etats-Unis reconnaissent également que « [i]f the factual issues involved in this case are complex, the

legal issues are not. They are, indeed, relatively straightforward because they are, for the most part, identical to those recently adressed by the Court in the LaGrand case (Germany v. United States of America) » (Ibid., Counter-Memorial of the United States of America, 3 November 2003, p. 3, §1.7).

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TIDM, Affaire du navire « Saïga » (No. 2) (Saint-Vincent-et-les-Grenadines c. Guinée), arrêt, 1er juillet 1999, p. 56, §133.

332 TIDM, Affaire du navire « Virginia G » (Panama / Guinée-Bissau), arrêt, 14 avril 2014, p. 117, §430. 333 TIDM, Affaire relative aux travaux de poldérisation par Singapour à l’intérieur et à proximité du détroit

de Johor (Malaisie c. Singapour), ordonnance (mesures conservatoires), 8 octobre 2003, p. 19-20, §47. Dans

l’affaire Hoshinmaru, le Tribunal se réfère également à l’ordonnance en indication de mesures conservatoires rendue par la CIJ dans l’affaire du Mandat d’arrêt (TIDM, Affaire du « Hoshinmaru » (Japon c. Fédération de Russie), arrêt, 6 août 2007, p. 42, §64).

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TIDM, Affaire relative aux travaux de poldérisation par Singapour à l’intérieur et à proximité du détroit

de Johor, op. cit., Réponse de Singapour, 20 septembre 2003, p. 28, §70 et p. 34, §83. Singapour fait

également référence, notamment, à l’affaire des Zones franches de Haute-Savoie et du Pays de Gex tranchée par la CPJI (Ibid., p. 28, §69), ainsi qu’à la jurisprudence de la CIJ en matière de mesures conservatoires en s’appuyant sur les affaires Bréard, LaGrand et Avena (Ibid., p. 34, §83).

La question de savoir si les opinions séparées335 peuvent avoir une valeur de précédent a été davantage débattue en doctrine. Pour G. ABI-SAAB, les opinions séparées

peuvent avoir des effets indésirables et affaiblir l’autorité du jugement lui-même336. Selon N. ALOUPI et C. KLEINER, une opinion séparée a une nature doctrinale, elle est donc « abstraite [et] s’oppose en cela à la situation concrète, berceau du précédent »337. Doutant que l’opinion séparée « p[uisse], en soi, créer un “précédent” »338, il est estimé qu’elle « pourrait toutefois, peut-être, atténuer la valeur du précédent créé par la décision de laquelle l’opinion se détache »339.C’est également la position de C. KESSEDJIAN,qui relève

que « l’expression de désaccords sur une décision donnée permet aux signataires de se désolidariser de la majorité et ne manque pas d’amoindrir la portée de précédent de la décision rendue dans ces circonstances »340. Il semble admis qu’une opinion séparée exprimant son désaccord avec la décision et en exposant les raisons est susceptible d’en diminuer la valeur en termes d’autorité du précédent. A contrario, il est possible de considérer qu’une opinion séparée exprimant son accord avec la décision et insistant sur

      

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Terme générique pour désigner l’ensemble des opinions jointes par les juges ayant participé à la décision, qu’il s’agisse d’opinions dissidentes (visant à exprimer un désaccord avec la majorité sur tout ou partie du dispositif de l’arrêt et à en expliquer les raisons), d’opinions individuelles (visant à exprimer un désaccord à l’égard des motifs retenus par la décision (ou souhaitant en compléter l’exposé) tout en soutenant le dispositif), de déclarations (pouvant contenir des remarques additionnelles diverses), etc. A l’exception des textes régissant la procédure de la CJUE, les documents de base des juridictions internationales autorisent les juges à formuler des opinions séparées (v. par exemple l’article 57 du Statut de la CIJ et l’article 95, §2 de son Règlement ; l’article 30, §3 du Statut du TIDM et les articles 125, §2 et 135, §3 du Règlement du Tribunal ; l’article 45, §2 de la Convention européenne des droits de l’Homme et l’article 74, §2 du Règlement de la CEDH ; les articles 23, §2 du Statut du TPIY et 22, §2 du Statut du TPIR ; les articles 74, §5 et 83, §4 du Statut de la CPI ; l’article 48, §4 de la Convention de Washington instituant le CIRDI.

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« [L]a tendance néfaste, qui revêt des proportions alarmantes chez certains juges, d’annexer des “contre- jugements” plus longs et plus détaillés que le jugement lui-même, en guise d’opinion individuelle ou dissidente [mine] l’autorité du jugement et de la C[IJ] en général » (ABI-SAAB G., « De la jurisprudence : quelques réflexions sur son rôle dans le développement du droit international », op. cit., p. 26).

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ALOUPI N., KLEINER C., « Le précédent en droit international : technique pré-normative ou acte normatif ? », op. cit., p. 30. v. également KESSEDJIAN C., « Les opinions séparées des juges et arbitres comme précédent », in SFDI, Le précédent en droit international. Colloque de Strasbourg, op. cit., p. 139 : « [p]our un certain nombre d’auteurs, les opinions séparées revêtent la même nature que la doctrine et, dès lors, ne participent pas de la décision au sens propre du terme, si bien qu’elles ne peuvent avoir de réelle influence sur la portée de la décision » (L’auteure se réfère à TUNC A., « L’importance de la doctrine dans le droit des Etats-Unis », Droits, 1994, p. 77 ; LAMBERT P., « Les opinions séparées de Monsieur le Juge Pettiti », in AUJOL J.-L. (Dir.), Mélanges en hommage à Louis Edmond Pettiti, Bruxelles, Bruylant, 1998, p. 28 ; LAURIN Y., « L’opinion séparée des juges de la Cour européenne des droits de l’Homme », La Gazette du

Palais, 5 janvier 1993, p. 13 ; VAILHE J., Les opinions séparées individuelles des juges de la Cour européenne des droits de l’Homme – Lecture de la jurisprudence sur le cumul des fonctions judiciaires,

Thèse, Paris, 2002, p. 169 ; ORAISON A., « L’influence des forces doctrinales académiques sur les prononcés de la CPJI et de la CIJ », RBDI, 1999, p. 207).

338 ALOUPI N., KLEINER C., « Le précédent en droit international : technique pré-normative ou acte normatif ? », op. cit., p. 30.

339 Id. 340

certains aspects développés par celle-ci n’est pas de nature à en diminuer l’autorité, et qu’elle peut même contribuer à en faire un précédent341.

L’acte juridictionnel susceptible de donner naissance à un précédent peut ainsi être de toute nature. Au sein de celui-ci, ce sont les énoncés généraux faisant état du droit applicable qui pourront, le cas échéant, « faire jurisprudence » en raison de l’autorité de

facto dont ils jouissent.

2- L’autorité de facto des motifs de droit

L’analyse d’une décision juridictionnelle nécessite dans un premier temps de distinguer les motifs du dispositif. Les motifs sont les « [r]aisons de fait ou de droit sur lesquelles est fondé le dispositif de la décision »342. Ainsi, au sein des motifs, deux catégories peuvent être identifiées : les motifs de droit et les motifs de fait. Les motifs de fait constituent les raisons factuelles, les motifs de droit correspondent aux raisons juridiques, qui amènent à la décision juridictionnelle et fondent son dispositif. Les distinguer présente un intérêt pour comprendre la technique du recours au précédent : les motifs de droit contiennent des énoncés généraux quant au droit international applicable, ils sont le socle du précédent éventuel ; les motifs de fait représentent l’analyse factuelle de l’espèce, sur laquelle repose le raisonnement par analogie.

Une nouvelle subdivision peut être opérée au sein des motifs de droit. Ceux-ci peuvent supporter directement le dispositif (ratio decidendi) ou n’être pas directement liés à celui-ci, et constituer une forme de digression (obiter dictum). Dans un cas comme dans l’autre, les motifs ne sont pas formellement obligatoires, en raison de la non-application du principe du stare decisis en droit international. Selon G. ABI-SAAB,l’absence de stare

decisis est une « solution qui prévaut en droit international, par nécessité et non par choix,

étant donné la structure particulière de ce droit, notamment l’absence d’un pouvoir

judiciaire à proprement parler qui s’impose à tous les Etats et qui puisse leur imposer les

      

341 v. en ce sens CHAEVA N., « Les opinions dissidentes des arbitres CIRDI et la production normative en droit international des investissements », in SFDI, Le précédent en droit international. Colloque de

Strasbourg, op. cit., p. 361.

342

précédents comme obligatoires, et d’un système judiciaire intégrant et établissant une hiérarchie entre les juridictions »343.

Les motifs de droit ont cependant une grande autorité de fait, ils sont susceptibles de « faire jurisprudence »344. Les énoncés juridiques généraux formulés dans les motifs de droit dégagés des décisions juridictionnelles antérieures peuvent en effet être utilisés dans des affaires ultérieures. Le raisonnement par analogie sur lequel s’appuie la technique du précédent suppose une similitude factuelle entre les affaires, mais ne nécessite pas une identité de parties entre les instances : les motifs de droit concernent également les tiers qui pourront les utiliser dans les éventuels litiges futurs auxquels ils seront parties.

B- L’application d’une solution antérieurement dégagée à une situation nouvelle

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