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La personne morale protégée, les actionnaires et salariés négligés

Dans le document Le tiers dans le contentieux international (Page 163-168)

Section I – Une recevabilité de l’action conditionnée par des caractéristiques propres au tiers protégé

A- La nature nationale du lien de rattachement dans le cadre de la protection diplomatique

2- La personne morale protégée, les actionnaires et salariés négligés

Le lien unissant la personne morale protégée et l’Etat demandeur est également un lien de nationalité. La protection diplomatique exercée ici, complexe en raison des difficultés dans la détermination de la nationalité des sociétés, est également insatisfaisante car le voile social empêche de se pencher sur la situation des actionnaires et des salariés, personnes physiques « concrètement » affectées par les difficultés de la société.

      

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Le commentaire sous l’article 8 précise que la définition du terme « apatride » doit être recherchée dans les conventions internationales régissant le statut de ceux-ci. Ainsi selon la Convention de 1954 relative au statut des apatrides, un apatride est « une personne qu’aucun Etat ne considère comme son ressortissant par application de sa législation ». En revanche, la CDI englobe par le terme « réfugié » une catégorie de personnes plus large que celle visée par la Convention de 1951 et son Protocole de 1967, laissant en dernier ressort le droit à l’Etat de considérer quiconque satisfait à des « critères internationalement acceptés » comme un réfugié.

593 Affaire Al Rawi & Others v. Secretary of State for Foreign Affairs, citée par le Commentaire 3) du projet d’article 8, note infrapaginale n°88.

Selon les exceptions préliminaires espagnoles dans l’affaire de la Barcelona

Traction,

« la condition nécessaire de la protection diplomatique d’une personne morale, aussi bien que de celle d’une personne physique, est que la personne morale ait la nationalité de l’Etat réclamant. Ce n’est que pure spéculation que de discuter s’il s’agit ou non d’une “vraie” nationalité et si cette nationalité a ou n’a pas la même nature que celle des personnes physiques. Tout ce qui importe, c’est que par le mot “nationalité”, l’on désigne, pour une personne morale comme pour une personne physique, un lien d’appartenance juridique de la personne à l’Etat, qui constitue pour ce dernier le titre à exiger, au profit de cette personne, un traitement déterminé de la part des autres Etats qui, le cas échéant, l’autorise à en assumer la protection diplomatique. (…) Exactement comme pour une personne physique, c’est par rapport à un Etat donné et sur la base des critères adoptés dans son système de droit, que l’on peut établir si telle personne morale a ou non la nationalité de cet Etat »594.

La Cour consacrera, d’une façon certes plus nuancée, cette position dans son arrêt du 5 février 1970, déclarant que :

« [l]orsqu’il s’agir d’établir un lien entre une société et tel ou tel Etat aux fins de la protection diplomatique, le droit international se fonde, encore que dans une mesure limitée, sur une analogie avec les règles qui régissent la nationalité des individus. La règle traditionnelle attribue le droit d’exercer la protection diplomatique d’une société à l’Etat sous les lois duquel elle s’est constituée et sur le territoire duquel elle a son siège »595.

Ainsi, lorsque le gouvernement belge exerce contre le gouvernement espagnol une action visant à réparer le préjudice qu’ont causé à ses ressortissants – actionnaires de la

Barcelona Traction – les mesures prises par l’Espagne à l’égard de cette société anonyme

de droit canadien, l’Etat espagnol ne lui reconnaît « aucune capacité pour assumer la protection de la “Barcelona Traction” et des intérêts qui y sont intégrés »596. Pour le gouvernement espagnol, la Belgique usurperait au Canada la compétence d’exercice de la       

594 CIJ, Barcelona Traction, Light and Power Company, Limited (nouvelle requête : 1962), exceptions préliminaires présentées par le gouvernement espagnol, 15 mars 1963, p. 186.

595 CIJ, Barcelona Traction, Light and Power Company, Limited (nouvelle requête : 1962), arrêt, 5 février 1970, op. cit., p. 42, §70. Par analogie, il est permis de penser que cette règle s’applique à l’ensemble des personnes morales créées par un Etat ou conformément aux lois de celui-ci (entreprises publiques, universités, associations, organisations non-gouvernementales, etc.). v. à ce propos CPJI, Certains intérêts

allemands en Haute-Silésie polonaise, arrêt (fond), 25 mai 1926, Série A, p. 73-75 : la Cour estime que la

commune de Ratibor fait partie des « nationaux allemands » ; et CPJI, Appel contre une sentence du tribunal

arbitral mixte hungaro-tchécoslovaque (Université Peter Pàzmàny c. Etat Tchécoslovaque), arrêt, 15

décembre 1933, Série A/B, p. 228-232 : pour la Cour, l’Université est un national hongrois. Dans ces deux affaires, la Cour examinait toutefois la qualité de national en interprétant des instruments conventionnels et non en se fondant sur le droit coutumier.

596 CIJ, Barcelona Traction, Light and Power Company, Limited (nouvelle requête : 1962), Mémoires, vol. I., p. 17.

protection diplomatique597. La Belgique, se fondant sur le critère d’effectivité de la nationalité, estime que les intérêts canadiens « [que la Barcelona Traction] recouvre sont insignifiants, ce qui explique que le gouvernement canadien ait cessé d’exercer sa protection diplomatique »598, tandis que « les importants intérêts belges dans la société »599 autorisent la Belgique à agir par la voie diplomatique, y compris sur le plan judiciaire. Pour se prononcer sur la troisième exception préliminaire espagnole, niant le jus standi au gouvernement demandeur, la CIJ, dans son arrêt de 1970, commence par « indiquer les entités en jeu »600, « par souci de clarté »601, et estime que la protection diplomatique exercée par le gouvernement belge l’est « pour le compte de personnes physiques et morales qui seraient ressortissantes belges et actionnaires de la Barcelona Traction »602, et non pour le compte de la Barcelona Traction en tant que personne morale distincte. La Cour n’examinera donc pas la question du droit de la Belgique d’exercer la protection diplomatique au bénéfice d’une société de droit canadien, sur la base d’une nationalité belge « plus effective » acquise en raison d’intérêts belges dans la société, mais bien « la question du droit de la Belgique à exercer la protection diplomatique d’actionnaires belges d’une société, personne morale constituée au Canada, alors que les mesures incriminées ont été prises à l’égard non pas de ressortissants belges mais de la société elle-même »603. Puisque le fondement de la protection diplomatique réside dans le manquement, par le défendeur, à une obligation envers l’Etat national à l’égard de ses ressortissants, la Cour devra rechercher si en l’espèce, les droits des actionnaires d’une société n’ayant pas la nationalité belge ont été enfreints, lésant ainsi la Belgique dans son droit à voir le droit       

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Ainsi consacre-t-il de longs développements dans ses exceptions préliminaires à démontrer, analyse de la pratique arbitrale antérieure à l’appui, que « des actionnaires, même s’ils détiennent la totalité du capital- actions de la société, n’ont nullement le droit de se substituer à la société dans la défense des droits de cette dernière, au moins tant que celle-ci existe et peut assurer elle-même sa défense ; et que, par conséquent, l’Etat national des actionnaires n’a aucun titre, en pareil cas, à présenter une réclamation en faveur de ces derniers » ; et que « la protection des sociétaires par leur Etat national [envisagée] dans le cadre général de la protection diplomatique, est un phénomène exceptionnel (…) [qui] n’a jamais été admis pour les actionnaires d’une société anonyme, du moins tant que la société était elle-même en existence. (…) Finalement (…) on ne trouve pas, dans la jurisprudence et dans la pratique diplomatique, un seul cas où une réclamation ait été (…) seulement formulée en faveur de membres d’une société étrangère, sans que la société en question ait eu la nationalité de l’Etat contre lequel la réclamation était dirigée ». (v. CIJ, Barcelona Traction, Light and Power

Company, Limited (nouvelle requête : 1962), exceptions préliminaires présentées par le gouvernement

espagnol, op. cit., p. 190-235, spéc. p. 209 et p. 220-222).

598 CIJ, Barcelona Traction, Light and Power Company, Limited (nouvelle requête : 1962), Mémoires, vol. I., p. 17.

599 Id.

600 CIJ, Barcelona Traction, Light and Power Company, Limited, arrêt, 5 février 1970, op. cit., p. 31, §28. 601 Id.

602 Id. 603

international respecté en la personne de ses ressortissants. Pour répondre par la négative, la Cour examinera, se référant au droit interne, le statut des sociétés anonymes (forme sociale de la Barcelona Traction), observant que dans ce type de sociétés, un voile social empêche l’actionnaire d’intenter une action en son nom propre ou au nom de la société tant que celle-ci subsiste604. Sur cette base, les actionnaires belges ayant vu leurs intérêts malmenés mais non leurs droits violés, le gouvernement belge n’est pas justifié à présenter une réclamation pour leur compte. Admettant néanmoins que le voile social puisse être levé à titre exceptionnel, par analogie en droit international puisqu’il peut l’être en droit interne lorsque des circonstances spéciales le justifient, la Cour recherchera dans un premier temps si la Barcelona Traction a cessé d’exister en tant que personne morale605, et dans un second temps si l’Etat national de celle-ci a ou non qualité à agir en sa faveur606. Ayant répondu par la négative à cette première question, les juges s’attachent ensuite à déterminer si le Canada est ou non l’Etat national de la société. En cas de prétentions concurrentes quant à l’exercice de la protection diplomatique, la Cour remarque que « sur le plan particulier de la protection diplomatique des personnes morales, aucun critère absolu applicable au lien effectif n’a été accepté de manière générale ». Refusant de s’inspirer directement de l’affaire Nottebohm en raison des différences de fait et de droit entre les deux affaires, la CIJ se borne à examiner la situation de la Barcelona Traction sous le prisme des liens entretenus avec l’Etat canadien. La Cour relève que :

« [n]on seulement la société a été formée (…) en vertu du droit canadien, mais encore elle est restée régie par le droit canadien depuis plus de cinquante ans. Elle a conservé au Canada son siège, sa comptabilité et le registre de ses actionnaires. Des réunions du conseil d’administration s’y sont tenues pendant de nombreuses années. La société figure dans les dossiers du fisc canadien. Ainsi s’est créé un lien étroit et permanent (…) nullement affaibli parce que la société a exercé dès le début des activités commerciales en dehors du Canada, car tel était son objet déclaré »607.

       604 Ibid., p. 34-35, §39-43. 605 Ibid., p. 41-42, §65-68. 606 Ibid., p. 42, §69. 607

Ibid., p. 42, §71 (les italiques sont de nous). En l’espèce, un tel examen de la situation du tiers a toutefois été reproché à la Cour par les Juges PETREN et ONYEAMA dans leur déclaration jointe à l’arrêt. Pour eux, la nationalité canadienne de la société et, donc, le droit de protection du Canada étant reconnus par les deux parties au litige, « [il n’y avait] pas lieu pour la Cour d’aborder en l’espèce la question de savoir si le principe du lien effectif [doit s’appliquer] à la protection diplomatique des personnes morales et encore moins de faire des conjectures pour savoir si, dans l’affirmative, des objections valables auraient pu être faites contre l’exercice par le Canada de la protection diplomatique de la Barcelona Traction » (Ibid., Déclaration des Juges PETREN et ONYEAMA).

La solution retenue par l’affaire de la Barcelona Traction n’est pas satisfaisante vis-à-vis de la protection des tiers. Derrière la société (personne morale n’existant, en droit, qu’à la faveur d’une fiction juridique) se trouvent des individus, personnes physiques « réelles » voyant leurs intérêts directement affectés : les actionnaires que la Belgique a tenté de protéger. Le fait que l’exercice de la protection diplomatique soit à la discrétion de l’Etat national de la personne morale ne peut leur garantir une quelconque forme de protection : si ce dernier ne souhaite pas exercer la protection diplomatique, ou s’il s’avère qu’il ne s’agit pas de l’Etat lié à la société par un lien de nationalité véritablement effectif, le litige ne pourra être traité. En outre, même si l’action est recevable, le tiers protégé sera la personne morale : il est possible que les préjudices causés aux actionnaires par les faits litigieux ne soient pas abordés, ou qu’ils le soient seulement indirectement.

Les travaux de la CDI ne remédient qu’imparfaitement à cette situation. La Commission, dans son projet d’articles, a tranché en faveur de l’application du lien effectif aux personnes morales – sans toutefois employer cette terminologie. Le projet d’article 9 consacre le principe dégagé par la CIJ dans l’affaire de la Barcelona Traction en déclarant qu’« aux fins de la protection diplomatique d’une société, on entend par Etat de nationalité l’Etat sous la loi duquel cette société a été constituée ». La Commission, procédant d’une interprétation a contrario et très extensive du principe dégagé par la Cour en 1970, entend toutefois conférer le droit d’exercer la protection diplomatique à l’Etat qui présente des éléments de rattachement substantiels à la société, lorsque l’Etat sous la loi duquel celle-ci a été constituée en est dépourvu :

« néanmoins, lorsque la société est placée sous la direction de personnes ayant la nationalité d’un autre Etat ou d’autres Etats et n’exerce pas d’activités importantes dans l’Etat où elle a été constituée, et que le siège de l’administration et le contrôle financier de cette société sont tous deux situés dans un autre Etat, ce dernier est considéré comme l’Etat de nationalité ».

Le projet d’article 11 prévoit quant à lui le cas de la protection des actionnaires, autorisant l’Etat de nationalité de ceux-ci à exercer la protection diplomatique en leur faveur si la société a cessé d’exister pour un motif sans rapport avec le préjudice ou, si la société avait, au moment du préjudice, la nationalité de l’Etat réputé en être responsable et que la constitution de la société dans cet Etat était une condition exigée par ce dernier aux

fins d’y exercer les activités sociales608. Ces cas dans lesquels les actionnaires peuvent se voir défendus et protégés par l’exercice de la protection diplomatique sont donc extrêmement restreints et restrictifs. En outre, d’autres personnes physiques potentiellement affectées par les mesures prises à l’encontre d’une société, telles que des salariés, ne sont pas considérées. Afin de remédier à ces difficultés, il serait sans doute pertinent d’envisager l’exercice, au profit de ces personnes morales, de procédures d’endossement inspirées des procédures de prompte mainlevée (v. infra), qui permettraient de considérer la société comme une entité englobant les actionnaires et les salariés.

Plusieurs critères peuvent ainsi caractériser le rattachement juridique d’une société à un Etat et fonder la nationalité de la personne morale ; ni la jurisprudence ni la doctrine ne fournissant de réponse tranchée et unanime quant à cette détermination609. En tout état de cause, les hypothèses d’exercice de la protection diplomatique en faveur des actionnaires sont peu nombreuses, et leurs conditions de mise en œuvre strictes. Une autre incertitude réside dans la nécessité, contestée, d’établir aux fins de la recevabilité que la nationalité a été continue entre la date du préjudice et la date de la réclamation.

3- La règle incertaine de la continuité de la nationalité des personnes physiques

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