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L’encadrement des revirements de jurisprudence

Dans le document Le tiers dans le contentieux international (Page 126-131)

Section I – La construction d’une jurisprudence internationale cohérente

B- L’encadrement des revirements de jurisprudence

Les nouvelles parties à un litige qui souhaitent obtenir un revirement de jurisprudence doivent mettre en exergue les « raisons impérieuses » (sic.) de nature à justifier qu’une juridiction s’écarte des décisions antérieures rendues dans des affaires semblables.

Dans l’affaire du Génocide, la CIJ rappelle en effet qu’elle « ne [s’écarte] pas de sa jurisprudence établie, sauf si elle estime avoir pour cela des raisons très particulières »463. En d’autres termes, « [s]eules des raisons impérieuses pourraient conduire la Cour à s’écarter des solutions retenues dans ses décisions antérieures »464. Les revirements, dans la jurisprudence de la Cour, sont extrêmement rares. Le renoncement à une application systématique de la règle de l’équidistance en matière de délimitation maritime465 s’analyse

davantage comme une évolution jurisprudentielle qui va dans le sens, non d’un désaveu de cette règle, mais d’une adaptation de la méthode de délimitation maritime à chaque

      

462 TREVES T., « Cross-fertilization between different international courts and tribunals : the Mangouras Case », op. cit., p. 1787.

463 CIJ, Application de la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide (Croatie c. Serbie), arrêt (exceptions préliminaires), 18 novembre 2008, p. 428, §53. Les italiques sont de nous.

464 Ibid., p. 429, §54. Les italiques sont de nous. 465

différend frontalier particulier466. H. LAUTERPACHT note cependant un revirement de

jurisprudence dans le cadre des affaires du Sud-Ouest africain : en 1966, la Cour décide différemment qu’en 1962, sur la question du rôle des travaux préparatoires comme moyen d’interprétation des traités467.

Le TIDM évoque, dans l’affaire du navire Louisa, d’éventuelles « circonstances particulières [de] l’espèce » pour justifier de s’écarter de la jurisprudence internationale, en citant à l’appui des décisions antérieures rendues par la CPJI et la CIJ sur la question de l’objet du différend468.

Dans l’affaire concernant l’Acier inoxydable, l’Organe d’appel énonce qu’« [a]ssurer “la sécurité et la prévisibilité” du système de règlement des différends (…) suppose que, en l’absence de raisons impérieuses, un organisme juridictionnel tranchera la même question juridique de la même façon dans une affaire ultérieure »469.

Après avoir considéré, dans l’arrêt Cossey c. Royaume-Uni précité, qu’il fallait des « raisons impérieuses »470 pour qu’elle envisage de modifier sa jurisprudence, la CEDH énonce plus souplement une dizaine d’années plus tard qu’elle « ne s’écarte pas sans motif

valable des précédents »471. Bien que la formulation ait changé, le critère d’évolution jurisprudentielle semble rester le même. Dans l’affaire Cossey c. Royaume-Uni, la Cour expliquait qu’un revirement de jurisprudence pouvait se justifier « s’il servait à garantir que l’interprétation de la Convention cadre avec l’évolution de la société »472. C’est le même motif qui est évoqué dans l’arrêt Bayatyan c. Arménie, lorsque la Cour déclare       

466 v. CIJ, Plateau continental (Tunisie / Jamahiriya arabe libyenne), arrêt, 24 février 1982, p. 78-79, §109- 110 ; CIJ, Plateau continental (Jamahiriya arabe libyenne / Malte), op. cit., p. 37, §43, p. 44-45, §56-57, p. 55-56, §77 ; CIJ, Délimitation de la frontière maritime dans la région du Golfe du Maine (Canada / Etats- Unis d’Amérique), arrêt, 12 octobre 1984, p. 297-298, §106-107 et p. 321, §180. v. également BRANT L. N. C., L’autorité de la chose jugée en droit international public, op. cit., p. 152 ; et GUILLAUME G., « Le précédent dans la justice et l’arbitrage international », JDI, 2010, p. 691-692.

467

v. l’interprétation du Mandat de l’Afrique du Sud sur le Sud-ouest africain : CIJ, Sud-Ouest africain (Libéria et Ethiopie c. Afrique du Sud), arrêt (exceptions préliminaires), 21 décembre 1962, p. 330-332, et p. 336-342 (la Cour s’appuie essentiellement sur le sens ordinaire des mots, la pratique et les comportements des Etats et des organisations en cause, mais pas sur les travaux préparatoires) ; CIJ, Sud-Ouest africain (Libéria et Ethiopie c. Afrique du Sud), arrêt (deuxième phase), 18 juillet 1966, p. 23-30, §16-36, spéc. p. 23, §17 et p. 28-29, §33 (la Cour prend en considération les « textes et instruments pertinents » de l’époque à laquelle le système des mandats a été institué). v. également BRANT L. N. C., L’autorité de la chose jugée en

droit international public, op. cit., p. 152, citant LAUTERPACHT H., The development of International Law by International Courts, op. cit., p. 18-19 ; et RÖBEN V., « Le précédent dans la jurisprudence de la Cour internationale », op. cit., p. 395-398.

468 TIDM, Affaire du navire « Louisa », op. cit., p. 34-45, §95-147, spéc. p. 45, §147.

469 Etats-Unis – Mesures antidumping finales visant l’acier inoxydable en provenance du Mexique, op. cit., p. 73, §160. Les italiques sont de nous.

470 CEDH, Cossey c. Royaume-Uni, op. cit., §35. Les italiques sont de nous.

471 CEDH, Chapman c. Royaume-Uni, arrêt, Grande Chambre, 18 janvier 2001, §70. Les italiques sont de nous.

472

« [qu’il] est certes dans l’intérêt de la sécurité juridique, de la prévisibilité du droit et de l’égalité devant la loi que la Cour ne s’écarte pas sans motif valable de ses précédents »473, et qu’un de ces « motifs valables » réside notamment dans la nécessité de mettre en œuvre une interprétation « dynamique et évolutive de la Convention » afin que celle-ci s’adapte au contexte social dans lequel il convient d’en faire application474. Le revirement de jurisprudence remplit ici une fonction « actualisatrice »475. Dans cette affaire, la Cour procède à un revirement de jurisprudence, en revenant sur des décisions antérieures de la Commission européenne des droits de l’Homme, dans lesquelles cette dernière avait considéré que la Convention ne garantissait pas le droit d’invoquer une objection de conscience fondée sur des convictions religieuses pour se soustraire à l’obligation de service militaire476. Se fondant sur la théorie de « l’instrument vivant »477, après avoir constaté l’évolution du droit interne des Etats membres du Conseil de l’Europe et s’être référée au droit et à la pratique internationales pertinentes, la Cour décide que :

« l’opposition au service militaire, lorsqu’elle est motivée par un conflit grave et insurmontable entre l’obligation de servir dans l’armée et la conscience d’une personne ou ses convictions sincères et profondes, de nature religieuse ou autre, constitue une conviction atteignant un degré suffisant de force, de sérieux, de cohérence et d’importance pour entraîner l’application des garanties de l’article 9 »478.

Dans l’affaire Mamatkoulov et Askarov c. Turquie, la Cour revient également sur sa jurisprudence antérieure sur la question du caractère obligatoire des mesures provisoires479. Ayant précédemment affirmé que le « pouvoir d’ordonner des mesures provisoires ayant un caractère obligatoire » ne « pouvait se déduire ni de l’article 34 [de la Convention] ni d’autres sources »480, la Cour va examiner la pratique ultérieure « d’autres instances internationales »481. Elle se fonde notamment sur l’arrêt LaGrand à l’occasion duquel la       

473 CEDH, Bayatyan c. Arménie, arrêt, Grande Chambre, 7 juillet 2011, §98.

474 Id. v. également CEDH, Vilho Eskelinen et autres c. Finlande, arrêt, Grande Chambre, 19 avril 2007, §56 ; CEDH, Sabri Güneş c. Turquie, arrêt, Grande Chambre, 29 juin 2012, §50.

475 LUCAS-ALBERNI K., « La possible contribution du revirement de jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme à la sécurité juridique », Cahiers de droit européen, 2007, p. 487 (v. plus largement p. 486-497).

476

Il s’agit principalement des décisions Grandrath c. Allemagne, G. Z. c. Autriche, X c. Allemagne (v. l’exposé de l’état de la jurisprudence antérieure : CEDH, Bayatyan c. Arménie, op. cit., §92-97).

477 Ibid., §109. 478 Ibid., §110. 479

CEDH, Mamatkoulov et Askarov c. Turquie, arrêt, Grande Chambre, 4 février 2005, §99-129, spéc. §124-

125.

480 Ibid., §109. La Cour se réfère à ses arrêts antérieurs rendus dans les affaires Cruz Varas et autres c. Suède et Čonka c. Belgique.

481

CIJ affirme le caractère obligatoire des mesures conservatoires prises en vertu de l’article 41 de son Statut482 et procède ainsi à un « revirement d’alignement »483.

Dans l’affaire Le Procureur c. Momčilo Perišić, la Chambre d’appel du TPIY rappelle que « the Appeals Chamber should follow its previous decisions, but should be

free to depart from them for cogent reasons in the interests of justice »484.

Selon les tribunaux CIRDI, ce sont des « justifications impérieuses »485, des « strong reasons »486, des « compelling reasons »487 qui, seules, autorisent à s’écarter des précédents.

Ainsi, comme le souligne A. HAMANN, « [c]ette exigence pour la juridiction de justifier qu’elle s’écarte d’un jugement antérieur est omniprésente dans les motivations des décisions juridictionnelles quelle que soit au demeurant la formulation qu’elle prend »488.

      

482

Ibid., §117.

483 LUCAS-ALBERNI K., « La possible contribution du revirement de jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme à la sécurité juridique », op. cit., p. 496.

484

TPIY, Le Procureur c. Momčilo Perišić, Chambre d’appel, décision du 20 mars 2014, IT-04-81-A, p. 2. Nous soulignons. v. également TPIR, Laurent Semanza c. Le Procureur, Chambre d’appel, arrêt du 20 mai 2005, op. cit., p. 153-154, §377 ; et LA ROSA A.-M., Juridictions pénales internationales : la procédure et la preuve, op. cit., p. 429-432.

485

Tribunal CIRDI, Victor Pey Casado et Fondation « Président Allende » c. Chili, Sentence, 8 mai 2008, ARB/98/2, §119.

486 Tribunal CIRDI, Suez, Sociedad General de Aguas de Barcelona S. A. et InterAgua Servicios Integrales

de Agua S. A. c. Argentine, Décision sur la responsabilité, 30 juillet 2010, ARB/03/17, §182 et Tribunal

CIRDI, Suez, Sociedad General de Aguas de Barcelona S. A. et Vivendi Universal S. A. c. Argentine, Décision sur la responsabilité, 30 juillet 2010, ARB/03/19, §189.

487 Tribunal CIRDI, Bayindir Insaat Turizm Ticaret ve Sanayi A. S. c. Pakistan, Sentence, 27 août 2009, ARB/03/19, §145 et Tribunal CIRDI, Bosh International, Inc. et B&P Ltd. Foreign Investments Enterprise c.

Ukraine, Sentence, 25 octobre 2012, ARB/08/11, §211.

488 HAMANN A., « L’autorité du précédent », op. cit., p. 188. Seule la CJUE semble ne pas s’embarrasser de justifications particulières, ainsi que l’illustre sa décision dans l’affaire Keck et Mithouard. Au paragraphe 17 de l’arrêt, la Cour énonce : « il y a lieu de considérer que, contrairement à ce qui a été jugé jusqu’ici, n’est pas apte à entraver directement ou indirectement, actuellement ou potentiellement le commerce entre les Etats membres (…) l’application à des produits en provenance d’autres Etats membres de dispositions nationales qui limitent ou interdisent certaines modalités de vente, pourvu qu’elles s’appliquent à tous les opérateurs concernés exerçant leur activité sur le territoire national, et pourvu qu’elles affectent de la même manière, en droit comme en fait, la commercialisation des produits nationaux et de ceux en provenance d’autres Etats membres » (CJUE, Procédure pénale contre Bernard Keck et Daniel Mithouard, arrêt, 24 novembre 1993, affaires jointes C-267/91 et C-268/91, §17. Les italiques sont de nous). Contra. : dans l’arrêt

Fantask en revanche, c’est avec un « art consommé de la litote » que la Cour revient sur la jurisprudence

dégagée dans l’arrêt Emmott (MEHDI R., « Le revirement jurisprudentiel en droit communautaire », in BERR C. J. et al., L’intégration européenne au XXIème siècle : en hommage à Jacques Bourrinet, Paris, La Documentation française, 2004, p. 116-117 ; v. CJUE, Theresa Emmott c. Minister for Social Welfare et

Attorney General, arrêt, 25 juillet 1991, C-208/90, §23 et CJUE, Fantask A / S e. a. c. Industriministeriet (Erhvervministeriet), arrêt, 2 décembre 1997, C-188/95, §45-52).

Pour M. FORTEAU,

« [l]es critères du revirement de jurisprudence sont assez clairement identifiés aujourd’hui par les tribunaux internationaux. Ils offrent d’ailleurs l’avantage de bien cibler ce qui est en réalité en jeu : non pas vraiment un “revirement de jurisprudence”, mais plutôt un changement de précédent pour tenir compte du fait que les circonstances ont changé depuis l’adoption de la précédente solution »489.

De fait, les revirements de jurisprudence sont assez rares et s’analysent plus volontiers sous l’angle du « changement de précédent », soit, une évolution de la jurisprudence pour s’adapter à un changement de circonstances juridique ou social. Lorsque le droit international change, il est attendu que les décisions de justice rendues par des tribunaux chargés « de régler, conformément au droit international, les différends qui [leur] sont soumis »490 changent adéquatement. Il en va également ainsi lorsque, dans l’exercice de son pouvoir d’interprétation du droit applicable au litige, le juge « se décide à tenir compte des aspirations profondes (et éventuellement nouvelles) du corps social »491. L’« évolution du droit et de la pratique » comme « changement de circonstances », ainsi que de « nouveaux arguments avancés par les parties » sont également présentés dans le cadre de la jurisprudence arbitrale pour expliquer qu’un précédent soit délaissé492.

Les juridictions internationales, en opérant des références systématiques à des décisions juridictionnelles antérieures (les leurs ou celles d’autres cours et tribunaux), et en en faisant application dans des cas similaires, procèdent à l’établissement d’une jurisprudence constante et cohérente à une échelle contentieuse globale. Les raisons d’être d’une pratique qui n’est nullement commandée par une règle du stare decisis contraignante, ainsi que ses conséquences sur les justiciables doivent être analysées.

      

489 FORTEAU M., « Les décisions juridictionnelles comme précédent », op. cit., p. 110. 490

Expression empruntée à l’article 38 du Statut de la CIJ.

491 MEHDI R., « Le revirement jurisprudentiel en droit communautaire », op. cit., p. 116.

492 Tribunal CIRDI, Daimler Financial Services AG c. Argentine, Sentence, 22 août 2012, ARB/05/1,

v. l’opinion séparée de l’arbitre D. BELLO JANEIRO, 16 août 2012 ; v. en outre l’analyse de RICHE D., « Ne pas suivre les précédents dans l’arbitrage international », op. cit., p. 386.

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