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L’étendue de la réparation calculée sur la base du préjudice subi par le tiers

Dans le document Le tiers dans le contentieux international (Page 194-200)

Section II Une réparation évaluée sur la base de caractéristiques propres au tiers

A- L’étendue de la réparation calculée sur la base du préjudice subi par le tiers

Le droit international général de la responsabilité prévoit que la réparation du préjudice, qui doit être intégrale et peut être assortie d’intérêts, se fait par restitution, et lorsque cela n’est pas possible ou insuffisant, par indemnisation. Subsidiairement, lorsque le préjudice n’est pas évaluable pécuniairement, la réparation prendra la forme d’une satisfaction. Ces règles générales s’appliquent tant au contentieux de la protection

diplomatique qu’aux réclamations directes. La CIJ, comme la CPJI avant elle, connaît des différends interétatiques. Elle n’est pas compétente pour octroyer directement réparation aux personnes physiques et morales. Dès lors, la réparation à fournir, lorsqu’elle est définie par un arrêt du « Juge des Etats » dans le cadre d’une action en protection diplomatique, est due à l’Etat demandeur. Percevant la réparation, ce dernier pourra ensuite la reverser à la personne ou l’entité dont il a épousé la cause. Ainsi, si les particularités du contentieux interétatique requièrent l’application de la « fiction Mavrommatis » pour la réparation, il convient de remarquer que l’étendue de celle-ci n’en est pas moins déterminée sur la base du préjudice effectivement subi par la personne dont le demandeur épouse la cause. Les comportements des Etats parties à plusieurs affaires le mettent en lumière.

Dans l’affaire du Chemin de fer Panevezys-Saldutiskis, la Cour n’eût pas le loisir de se prononcer sur les questions relatives à la réparation car la demande fut déclarée irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes. Néanmoins, la requête estonienne demandait « [q]ue le Gouvernement lithuanien [soit] tenu à la réparation du préjudice subi (…) par la Société Esimene Juurdeveo Raudteede Selts Venemaal et évalué, à la suite du retrait par ladite société de ses propositions transactionnelles, à la somme de lits-or 14.000.000 avec intérêts à 6% l’an à compter du 1er janvier 1937 »714. Dans l’affaire de l’Usine de Chorzów, le Gouvernement allemand demandait réparation au Gouvernement polonais pour le préjudice souffert par des sociétés allemandes lors de la prise de possession par la Pologne de ladite usine ; comportement jugé contraire à la Convention de Genève germano-polonaise du 15 mai 1922 relative à la Haute-Silésie par la Cour dans son arrêt du 25 mai 1926. La réparation demandée par l’Allemagne se basait sur le préjudice subi par les personnes morales pour lesquelles elle avait pris fait et cause. Selon les conclusions allemandes, « (…) le montant des indemnités à payer par le Gouvernement polonais est de 58.400.000 Reichsmarks pour le dommage causé à l’Oberschlesische Sticksoffwerke A.-G. et de 20.179.000 Reichsmarks pour le dommage causé à la Bayerische Sticksoffwerke A.-G. (…). [À] partir de l’arrêt, des intérêts à raison de 6% l’an seront payés par le Gouvernement polonais ». De surcroît, la modalité de réparation suggérée à titre de locus solutionis correspond à un versement en la faveur des tiers effectivement lésés : « (…) les paiements visés (…) seront effectués sans aucune déduction au compte des deux Sociétés près la Deutsche Bank à Berlin »715.       

714 CPJI, Chemin de fer Panevezys-Saldutiskis, op. cit., p. 5. 715

Si l’Allemagne avait – prudemment – plaidé que la réparation ne doit pas nécessairement consister en un dédommagement des personnes lésées, le calcul de celle-ci n’est pas envisagé indépendamment du préjudice effectivement subi par les tiers protégés par l’action diplomatique :

« [c]’est, en effet, de son propre droit, du droit du Gouvernement allemand, qu’il s’agit. Le Gouvernement allemand n’intervient pas en qualité de représentant des individus qui ont souffert le dommage, mais il peut mesurer le dommage dont il réclame la réparation en son propre nom, d’après l’échelle des pertes subies par les sociétés pour lesquelles il a pris fait et cause »716.

La CPJI ne renie pas ce principe lorsqu’elle considère que, si les réclamations allemandes situées dans les conclusions s’interprétaient comme « visant une indemnisation due directement aux deux Sociétés pour les dommages subies par elles », l’objet de la requête du demandeur, consistant en une réparation pour violation du traité germano- polonais du 15 mai 1922, ne peut viser qu’une réparation due à l’Allemagne « en sa qualité de Partie contractante de la Convention »717. Il s’agit donc bien d’une protection des tiers et non d’une action en représentation. Face au désaccord des parties sur le montant et les modalités de paiement, la Cour considère qu’il lui incombe « d’examiner d’abord s’il y a eu, non seulement pour la Bayerische, mais aussi pour l’Oberschlesische, un dommage susceptible de donner lieu à réparation »718.

Dans l’affaire des Forêts du Rhodope Central, la Grèce prend fait et cause pour ses ressortissants et estime que « les réclamants » possèdent sur les forêts litigieuses des droits de propriété et d’exploitation acquis conformément au droit conventionnel antérieurement à l’annexion à la Bulgarie des territoires où ces forêts sont situées. Le Gouvernement hellénique suggère à titre de locus solutionis la restitution des forêts aux individus dont il a épousé la cause. L’Arbitre n’accueillera ni la théorie de la représentation par mandat, ni la réparation par restitution : « (…) l’attitude du Défendeur à l’égard des réclamants n’a pas été conforme, en ce qui concerne certaines des forêts en question, à l’article 10 du Traité de Constantinople et à l’article 181 du Traité de Neuilly. Vu le préjudice infligé ainsi au

      

716 Ibid., p. 25-26 (les italiques sont de nous). 717 Ibid., p. 26.

718

Demandeur par le Défendeur, celui-ci doit être tenu de payer une indemnité »719, qui sera calculée sur la base du dommage subi par les ressortissants helléniques.

L’affaire ELSI ne donne pas lieu à l’octroi d’une réparation, la CIJ ayant jugé au fond que le défendeur n’avait commis aucune des violations alléguées dans la requête. Néanmoins, les Etats-Unis d’Amérique estimaient que la réparation leur était due (« compensation due to the USA »), pour autant celle-ci était calculée sur la base du préjudice effectivement subi par les tiers (« compensation may be measured by the injury

to Raytheon and Machlett », « all of the injuries suffered by Raytheon and Machlett should be included in the measure of compensation »)720. L’Italie, sans contester cette démarche d’évaluation de la réparation, réfutait sur le fond les allégations américaines tendant à ce qu’elle soit déclarée responsable, et, subsidiairement, l’existence d’un lien de causalité entre sa conduite et le dommage causé aux sociétés721.

Dans l’affaire Diallo, la Guinée, exerçant la protection diplomatique pour son ressortissant incarcéré, spolié et expulsé par les autorités congolaises, demandait réparation à la République démocratique du Congo. Dans sa requête, le demandeur considère que les mêmes faits illicites, attribuables au défendeur, ont été de nature à causer un dommage tant à l’Etat national qu’à l’individu dont il épouse la cause722. La réparation demandée consiste notamment en des excuses publiques d’Etat à Etat, ainsi qu’en une « remise par le Congo à la victime de toute la fortune dont elle disposait avant l’expulsion »723. La Cour, ayant jugé au fond que les obligations violées par la République démocratique du Congo sont des obligations relatives aux droits de l’homme de caractère fondamental (en particulier découlant de la Charte africaine des droits de l’Homme et des peuples), estime que « la réparation due à la Guinée à raison des dommages subis par M. Diallo doit prendre la forme d’une indemnisation »724. A l’issue de son arrêt sur le fond, la Cour, faisant droit à la demande des parties, prévoit de rendre une ultime décision portant sur la réparation si – et       

719 Sentence arbitrale, Forêts du Rhodope Central (fond) (Grèce c. Bulgarie), Décision du 29 mars 1933,

RSA, vol. III, p. 1431-1432 (les italiques sont de nous).

720

CIJ, Elettronica Sicula S.p.A. (ELSI), mémoire des Etats-Unis d’Amérique, op. cit., p. 102-115.

v. également Ibid., réplique des Etats-Unis d’Amérique, p. 392-398.

721 Ibid., duplique de l’Italie, p. 472-479. 722

Selon la requête : « ces différents fait illicites ont causé un dommage réel à M. Ahmadou Sadio Diallo, le dommage est d’abord moral au regard du fait que ledit sieur a été expulsé (…) [et] l’Etat guinéen a ressenti ce préjudice moral que lui ont causé l’injustice et le traitement inhumain et dégradant infligés à son ressortissant, le dommage est aussi matériel au regard des énormes biens et investissements perdus par [l’individu] et partant par la Guinée qui se voit ainsi privée de devises qui auraient pu être injectées dans son secteur productif » (CIJ, Ahmadou Sadio Diallo, requête introductive d’instance, op. cit., p. 30).

723 Ibid., p. 34. 724

seulement si – les parties ne parviennent pas à trouver un accord sur cette question dans les six mois suivant l’arrêt. Ce point du dispositif a été vivement critiqué par le Juge CANÇADO TRINDADE, qui estime, dans son opinion individuelle jointe à l’arrêt, qu’une telle

décision est « particulièrement préoccupante si l’on tient compte du temps qu’il a fallu à la Cour pour examiner cette affaire [douze ans entre le dépôt de la requête et le jugement au fond] »725. Si, au contentieux, l’Etat est demandeur à l’instance et peut, en cette qualité, requérir et obtenir réparation, c’est en réalité l’individu qui est victime d’une violation de ses droits et le véritable titulaire du droit à réparation. Défendant une conception tendant à placer l’Etat en représentant et mandataire de l’individu, le Juge CANÇADO TRINDADE

estime que :

« [l]a Cour ne peut continuer à raisonner dans les paramètres hermétiques de la dimension exclusivement interétatique. La reconnaissance du préjudice subi par l’individu (…) rend indéfendable la vieille théorie de l’affirmation par l’Etat de ses “droits propres”, avec l’approche volontariste qui la sous-tend. Le titulaire du droit à réparation est l’individu qui a subi le préjudice et l’action de l’Etat dans le cadre de la protection diplomatique vise à obtenir la réparation due à l’individu concerné »726.

Lors de la phase contentieuse consacrée à la réparation, la Guinée s’est fondée exclusivement sur les dommages subis par son ressortissant pour évaluer le montant à réclamer. Dans la section 2 de son mémoire, intitulée symptomatiquement « [l]es éléments économiques d’appréciation des préjudices subis par Monsieur Ahmadou Sadio Diallo », elle examine successivement l’indemnisation due pour le préjudice psychologique et le dommage moral résultant de l’emprisonnement de son ressortissant, pour la perte de revenus, pour les autres dommages (expropriation et spoliations de biens matériels parmi lesquels, par exemple « des costumes [émanant] de grands couturiers français »), pour la perte du potentiel de gain727. A l’exception du remboursement des frais de procédure, réclamés pour elle, la République de Guinée demande paiement « pour le compte de son ressortissant »728. Aux fins de l’évaluation d’un montant à même de couvrir l’intégralité du préjudice souffert par celui-ci, le demandeur se livre à un examen détaillé des pertes subies par l’individu, analyse ne pouvant être menée à bien que par une étroite collaboration avec       

725 Ibid., opinion individuelle du Juge CANÇADO TRINDADE, p. 797, §201. 726

Ibid., p. 799, §206.

727 CIJ, Ahmadou Sadio Diallo (indemnisation), mémoire de la République de Guinée du 6 décembre 2011, p. 7-21.

728 Ibid., p. 21. La somme totale réclamée, hors intérêts légaux moratoires, s’élève à 11 590 148 dollars américains.

ce dernier729. Le Congo ne conteste pas la réclamation d’une réparation pour le compte du particulier, et n’argumente dans son contre-mémoire que dans le sens d’une excessivité ou d’un défaut de fondement du montant sollicité730. Pour la CIJ, la réparation, bien que calculée sur la base du préjudice subi par M. DIALLO, est due au demandeur : « [la Cour] [f]ixe à 85.000 dollars des Etats-Unis le montant de l’indemnité due par la République démocratique du Congo à la République de Guinée pour le préjudice immatériel subi par M. Diallo ; [et] à 10.000 dollars des Etats-Unis le montant [dû pour le préjudice matériel] »731. Un montant grandement revu à la baisse par la Cour par rapport à celui sollicité par le demandeur, essentiellement pour défaut ou insuffisance de preuves apportées par ce dernier à l’appui de ses allégations. Cette rigueur dans l’application du « jeu classique de la preuve » a été critiquée par certains membres de la Cour, eu égard à l’objet de l’affaire. Comme l’exprime le Juge GREENWOOD,

« [m]ême si c’est dans l’exercice de sa protection diplomatique que la Guinée a saisi la Cour, la présente espèce concerne essentiellement les droits de l’homme de M. Diallo. Les dommages-intérêts que la Cour a ordonnés à la République démocratique du Congo (RDC) de verser à la Guinée, et dont le montant a été établi en fonction de la perte subie par M. Diallo, sont destinés à indemniser ce dernier, et non l’Etat auquel il ressortit »732.

Il est ainsi démontré que la phase de la réparation est, dans le cadre d’une réclamation indirecte, centrée sur la détermination du préjudice subi par la personne physique ou morale pour le compte de laquelle l’indemnisation est demandée. Le préjudice effectivement subi par un tiers à l’instance sert de base pour le calcul d’une réparation accordée, par la décision rendue, à l’Etat demandeur dont il est le ressortissant. Le caractère central de la place du tiers dans la détermination de l’étendue de la réparation s’illustre aussi par l’influence que peut avoir le comportement préalable de l’individu (ou de la personne morale) sur celle-ci.

      

729

Le demandeur ira jusqu’à mentionner « une montre Cartier comportant 16 petits diamants », « un porte- monnaie de marque Louis Vuitton », « deux tableaux de Salvador Dali » (…), v. Ibid., p. 18-19.

730 CIJ, Ahmadou Sadio Diallo (indemnisation), contre-mémoire de la République démocratique du Congo du 21 février 2012, v. en particulier p. 7-15 et p. 22-38.

731 CIJ, Ahmadou Sadio Diallo, arrêt (indemnisation), op. cit., p. 345, §61.

732 Ibid., déclaration de M. le Juge GREENWOOD, p. 391, §1, v. également p. 392-394, §3-6, et Ibid., opinion individuelle de M. le Juge YUSUF. Contra, v. Ibid., opinion individuelle du Juge MAMPUYA, p. 409-413, §16- 27 et p. 417-420, §40-47.

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