• Aucun résultat trouvé

Section I: L’avènement de la société westphalienne 1 Contexte historique

Section 1: Une société westphalienne en crise

5. La société westphalienne au XIX e siècle

Au lendemain de la chute de Napoléon, les Grandes puissances victorieuses n’ont- elles pas cherché à reproduire l’Europe de la fin du XVIIIe siècle, en tentant de réintroduire et de remodeler l'ordre sociétal, en l’ajustant aux réalités du XIXe siècle?

5.1 L’Europe de cette époque, une société des États?

Malgré la persistance de guerres interétatiques et le degré de violence interne qui accompagna la répression des révoltes nationalistes au cours de cette longue période historique, le système européen n’a jamais cessé d’afficher et d’exercer des mécanismes d’autorégulation. Une dynamique antihégémonique a toujours été à l’œuvre, qu’elle ait été voulue ou accidentelle. En effet, une société des États, aux caractéristiques variables, fut maintenue sous les traits de divers régimes sociétaux. Ces derniers se succédèrent selon la nature des rapports qui animaient la dynamique d’interaction entre les Grandes puissances européennes. L’ordre sociétal était ainsi le reflet des ambitions de la coalition en place ou, selon le cas, de celles de sa principale puissance.

Trois facteurs ont agi sur l’ordre européen. Premièrement, la présence d’une certaine volonté commune de maintenir le régime sociétal hérité des traités de Westphalie, dont les mécanismes furent renouvelés par les principales conférences du XVIIIe siècle. Le système européen perpétuait ainsi une société des États aux allures oligarchiques, dont les rivalités incessantes entre Grandes puissances garantissaient la survie131. En effet, les interactions entre ces dernières, maintenaient un environnement antihégémonique, dans le contexte de la modernité engendrée par l’intensification du commerce132 et les avancées technologiques133.

131 Adam Watson, The evolution of International Society, op. cit., p. 201. 132 Paul Kennedy, Naissance et déclin des grandes puissances, op. cit., p. 109. 133 Benoît Pellistrandi, op. cit., p. 6.

De tous les traits qui caractérisent les grandes puissances après 1660, le plus important est la maturation d’une structure profondément multipolaire dans laquelle chacun des États européens tend à décider de la guerre ou de la paix en fonction d’ «intérêts nationaux» plutôt que d’une cause transnationale et religieuse. […] Les fluctuations inhérentes à la diplomatie et à la guerre dans ce système multipolaire instable sont rendues plus complexes encore par un phénomène qui est de toutes les époques: l’ascension de certains États et le déclin de certains autres134.

À ce constat, il faut ajouter l’impact de l’expansionnisme territorial du système européen et le rôle direct que jouait l’Empire ottoman sur l’équilibre de la société des États européens.

Le deuxième facteur, de loin le plus imprévisible et le plus déstabilisant, fut sans doute l’avènement des mouvements populaires. Leur influence se fit sentir de diverses façons, notamment par l’affaiblissement de la monarchie au profit d’une représentation populaire ou celui de la progression d’un sentiment national au sein d’un territoire ethniquement homogène135. La Révolution française marque le point de départ de ce renouveau qui perturbera l’Europe pendant plus de 80 ans et annoncera la fin des monarchies d’Ancien Régime.

Le dernier facteur concerne l’apparition d’une super Grande puissance qui ne peut être tenue en échec par le jeu de l’équilibre, et qui représente une sérieuse menace à l’ordre antihégémonique européen. En effet, Napoléon parvient à déstabiliser l’équilibre continental et, même s’il n’a pas réussi à étendre son empire à l’ensemble du territoire européen, son passage bouleversa les mœurs politiques de l’Europe entière. Les ambitions de l’Empire français, tout au long de son existence, dominèrent les mécanismes de l’ordre sociétal européen. Certes, la défaite de Napoléon engendra le besoin de rétablir l’environnement géopolitique du XVIIIe siècle par la mise en place d’un nouveau mécanisme d’ordre sociétal oligarchique afin d’empêcher tout retour à l’hégémonie. De plus, les leaders politiques maintinrent un certain statu quo, en contrant toutes formes de mouvements populaires révolutionnaires, en légitimant l’interventionnisme intraétatique. À partir du milieu du XIXe siècle, l’insuccès du Concert européen donna naissance à de

134 Paul Kennedy, op. cit., p. 106-107. Voir aussi Jean-Pierre Bois, op. cit., p. 27 et 113. 135 Serge Berstein et Pierre Milza, op. cit., p. 23-24.

nouvelles Grandes puissances qui transformèrent la dynamique de l’ordre sociétal sur les bases du nationalisme.

On peut, sans aucun doute, qualifier le système européen de cette époque de société des États, tout en reconnaissant que plusieurs types de régimes sociétaux s’y sont succédé. Leur nature varie selon l’intensité de l’autonomie des unités principales. Adam Watson les représente par un modèle linéaire, dans lequel ces unités fluctuent entre une indépendance absolue et leur totale subordination à un système impérial136. De plus, les efforts pour créer et maintenir l’ordre engendrèrent le progrès sociétal, qui transforma progressivement la nature des activités humaines et leurs rapports avec l’État.

With the demand for more efficient and representatives government went a wider reaction, by no means limited to France, against the artificiality of the eighteenth- century court life and art, court politics and warfare, and less consciously against cold autocratic reason in favour of warm popular passion137.

5.2 Le progrès sociétal, facteur de déséquilibre?

Le maintien d’un contexte antihégémonique au XVIIIe siècle engendra un environnement compétitif entre Grandes puissances, créant un besoin incessant de ressources et d’optimisation de leur emploi138. Ce qui transforma graduellement la dynamique sociale, sous l’action d’une croissance économique soutenue et d’un accroissement démographique constant. Cette conjecture et des circonstances particulières139 accélérèrent la transformation du tissu social français et incitèrent le peuple à revendiquer le pouvoir140. La Révolution française bouleversa ainsi les mœurs sociales de l’Europe, en introduisant une idéologie populaire et nationaliste141, que Napoléon

exploitera à ses propres fins.

Le Congrès de Vienne mettrait un terme à cette forme de progrès sociétal, qui avait pratiquement renversé les institutions d’Ancien Régime. Mais les germes de la Révolution

136 Adam Watson, op. cit., p. 13. 137 Ibid., p. 229-30.

138 Paul Kennedy, op. cit., p. 109.

139 Robert Gilpin, War & Change in World Politics, op. cit., p. 188. 140 Adam Watson, op. cit., p. 228-230.

française avaient déjà été disséminés parmi les élites populaires européennes, lesquelles ne tarderaient pas à décrier l’illégitimité des instances politiques, contribuant à intensifier la désuétude institutionnelle. En effet, malgré des mécanismes d’intervention cruels, pour ne pas dire sanglants, le Concert européen ne pourra empêcher l’appel des peuples à la transformation interne des États, et la disparition progressive des empires.

Le changement, amorcé par la Révolution française et réprimé par le système de Metternich, connaît finalement son dénouement par la transformation progressive des États d’Ancien Régime142. Ce processus se poursuivra jusqu’au XXe siècle se distinguant, entre autres, par l’émergence du nationalisme populaire, dont les formes dépendent des élites qui les ont insufflées143. Notre modèle de transformation systémique se prête bien à l’analyse de cette période historique. Rappelons qu’il associe l’intensification du progrès sociétal à l’apparition de la désuétude institutionnelle. N’est-ce pas le progrès, engendré par les transformations sociales de la fin du XVIIIe siècle, qui fut à la source de déséquilibres sociaux et sociétaux, et qui donna naissance à une période de turbulences systémiques? N’est-ce pas aussi ce même progrès sociétal qui parvint à affaiblir et à transformer la dynamique conservatrice qui prévalait dans la société westphalienne de la fin du XVIIIe siècle?

Nous observons, par ailleurs, que la période de turbulences systémiques, engendrée par la Révolution française, ne fut pas suivie par un renouveau sociétal aussi tranchant que celui qui a fait suite aux traités de Westphalie. En effet, l'ordre antihégémonique fut rétabli par la victoire des forces conservatrices. De plus, celles-ci furent en mesure, pendant près d'un siècle et moyennant d’importants changements dans la dynamique des Grandes puissances, de freiner le processus de libération nationale et d'accession à la souveraineté étatique. Certes, le retour d’une France révolutionnaire et républicaine, au milieu du XIXe siècle, représenta une sérieuse entorse au conservatisme de Vienne. Mais elle fut contrée par l’indépendance de l’Allemagne, qui allait rétablir une certaine forme de conservatisme jusqu’à la fin du siècle. Malgré tout, c’est ce même progrès sociétal qui fut à l’origine des

142 «The second period, from 1848 to 1871, was one of an upsurge of popular nationalism, of a revolution

against the established political order and of wars of adjustment between the great powers.» Adam Watson,

op. cit., p. 244. 143 Ibid., p. 244-245.

régimes sociétaux qui se sont succédé, dont les mécanismes furent remodelés selon les intérêts et les rapports de force qui animaient leurs Grandes puissances.

6. Les institutions retenues pour l’époque napoléonienne