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Section I: L’avènement de la société westphalienne 1 Contexte historique

Section 1: La mondialisation de la société westphalienne

2. La dynamique de l’ordre européen à compter de

2.3 La marche vers une confrontation mondiale

Notre intention est de retracer le prélude historique, déjà animé par des impérialismes conflictuels, qui allait servir de prétexte pour enflammer de nouveau l’Europe. Nous le ferons en soulignant la conjoncture mondiale qui, pour la première fois dans un conflit systémique européen, allait y jouer un rôle prépondérant.

Or l’Europe, depuis neuf ans, était psychologiquement prête à la guerre. En 1911 Lloyd George, au plus fort de la crise marocaine, affirmait: «La paix à tout prix est une formule inacceptable pour un grand pays»55.

2.3.1 De 1890 à 1907

Entre 1890 et 1907, les rivalités entre Grandes puissances européennes se déroulent principalement à l’extérieur du continent européen. Par contre, leurs desseins impérialistes seront progressivement contrecarrés par l’arrivée de deux Grandes puissances non européennes, annonçant la fin du monopole européen sur la scène internationale.

Entre 1893 et 1899, les Arméniens, Crétois et Macédoniens revendiquent successivement plus d'autonomie de la part de l’Empire ottoman. Les autorités réprimeront brutalement ces velléités d'indépendance. Cette fois, les Grandes puissances européennes ne s'opposeront pas au maintien du statu quo56, la principale intéressée, la Russie57, étant engagée en Extrême-Orient. Par contre, Guillaume II, tout en condamnant la violence des répressions, en profitera pour visiter le Moyen-Orient et conclure des ententes afin de moderniser l’armée du sultan en 189858. En 1903, il obtient la concession du Bagdadbahn (construction de la voie ferrée en Irak)59.

L’impérialisme des Grandes puissances européennes est aussi à l’œuvre en Asie et c’est en Chine qu’il sera confronté à l’arrivée en scène d’une nouvelle Grande puissance.

siècle un nouveau groupement des puissances que l’on va bientôt désigner sous le nom de ‘‘Tripe Entente’’.» Serge Berstein et Pierre Milza, op. cit., p. 254.

55 Louis Bergeron, op. cit., p. 380.

56 En effet, seule l’Angleterre fera pression pour un assouplissement des régimes en place, mais c’est la

Russie qui se déclarera favorable au maintien du statu quo. Pierre Milza, op. cit., p. 84-86.

57 Ibid., p. 86. 58 Ibid.

La convention de Pékin de 1895, à l’initiative allemande, avec l’appui de la Russie et de la France, devait contrer l'expansionnisme militaire du Japon60. La faiblesse de l’Empire chinois allait provoquer une course au partage de son territoire en zones d’influence, avec des baux d’exploitation de 99 ans, entre Grandes puissances.

Le Japon, de son côté, intensifiera sa concurrence avec la Russie, qui tenait pour acquis sa mainmise sur le nord-ouest de l'Empire chinois. Ainsi, à la suite du soulèvement des Boxers en 1900, la Russie signa une convention secrète avec la Chine qui lui permettait d'exploiter la Mandchourie. Le Royaume-Uni, considérant ce nouveau protectorat russe comme menaçant ses intérêts économiques, signa un traité défensif avec l'Empire nippon en 1902. Cette alliance conférait un statut d'égalité à une puissance asiatique et lui reconnaissait la possibilité de jouir d'avantages commerciaux et économiques avec les États du vieux continent61.

Tout en s'industrialisant, le Japon avait modernisé ses armées et doublé ses effectifs en 10 ans. Cette modernisation rapide le pousse à étendre son marché afin d’accéder à de nouvelles ressources, ce que la proximité de la Corée et de la Chine lui permet. En janvier 1904, soit moins de 10 ans après la signature de la Convention de Pékin, l’Empire nippon communique ses exigences territoriales à la Russie. La Russie hésite, ce qui provoquera une offensive navale japonaise, sans déclaration de guerre, sur Port Arthur, les 8 et 9 février 190462. Surprises, les troupes russes seront rapidement défaites; le renfort naval prendra sept mois à atteindre le détroit de Corée et sera complètement écrasé dès son arrivée. Dix-neuf navires seront coulés et cinq capturés, sur une flotte de 39 bâtiments63.

Les hostilités cesseront en Mandchourie faute de moyens, l’effort ayant épuisé économiquement les Japonais, tandis que la Russie est incapable de poursuivre ses ambitions expansionnistes en Chine et est aux prises avec une crise interne qui s’amplifie. Le traité de paix de Portsmouth mettra un terme à ce conflit, en 1905, sous les auspices du

60 L’annihilation rapide des Forces chinoises et le traité de Shimonoseki révèlent la supériorité et les intérêts

grandissants du Japon sur le continent asiatique, qui représentent une menace directe pour les intérêts européens, notamment ceux de la Russie. Pierre Milza, op. cit., p. 98.

61 Ibid., p. 101-102.

62 Louis Bergeron, op. cit., p. 432-433. 63 Pierre Milza, op. cit., p. 113.

président américain, Theodore Roosevelt, inquiet des ambitions japonaises64. Cette défaite humiliante forcera la Russie à recentrer ses intérêts vers les Balkans. Quant au Japon, il sera à même d’étendre sa zone d’influence en sol chinois, sans aucune résistance, jusqu’en 1913.

Entre-temps, à Cuba, la violente répression espagnole de la révolte indigène dégénère en conflit ouvert avec les États-Unis65. En deux mois, les Américains infligent

une cuisante défaite à l’Espagne, détruisant ses deux flottes, l’une aux Antilles et l’autre aux Philippines. Le traité de Paris de 1898 confirme la suprématie américaine dans les Amériques, délogeant les Espagnols de Cuba et leur enlevant leurs possessions aux Philippines et à Porto Rico. Suivirent l’annexion des îles hawaïennes et de l’archipel des Samoa et, en 1901, des ententes sont signées pour la construction d’un canal à Panama, afin de relier le Pacifique et l’Atlantique. En 1903, ces plans sont compromis par le refus de la Colombie, qui dégénère en un bref affrontement66. Le Panama devient un État souverain et s’empresse d’appuyer la demande américaine en ce qui a trait au canal. Les États-Unis montrent ainsi leurs ambitions expansionnistes, et signalent leur entrée comme Grande puissance sur la scène internationale.

2.3.2 De 1907 à 1913

À partir de 1907, le continent européen redevient le centre de gravité des relations internationales et c’est dans les Balkans, à la limite des zones d’influences austro- hongroise et russe, que se situe le point de fracture le plus sensible des puissances.67

C’est ainsi que se présentait la dynamique des enjeux conflictuels entre les Grandes puissances en ce début de l’année 1907. Poursuivant une stratégie d’expansion dans les Balkans, et profitant de la révolution «Jeunes Turcs»68 de 1908, de même que d’une Russie en période de reconstruction après sa défaite de 1905, la double couronne austro-hongroise annexe la Bosnie-Herzégovine à l’automne 1908. La Russie est de nouveau isolée et se prépare à mobiliser ses troupes. La France et le Royaume-Uni proposent d'agir comme

64 Ibid.

65 L’opinion publique américaine, l’explosion du navire de guerre Maine à Cuba, et la tenue prochaine

d’élections présidentielles furent à la source de la déclaration de guerre américaine envers l’Espagne. Ibid., p. 108-109.

66 Ibid., p. 110.

67 Serge Berstein et Pierre Milza, op. cit., p. 254. 68 Ibid.

groupe de médiation, mais le chancelier allemand Bülow refuse, espérant ainsi briser la Triple Entente. L’Autriche en profite pour exercer plus de pressions sur la Turquie, tout en exigeant que la Serbie mette fin à ses projets d’unifier les Slaves du sud. En réponse à l’ultimatum de mars 1909, la Serbie, ne pouvant compter sur la Russie qu'abandonnent la France et l'Angleterre, accepte les exigences austro-hongroises69. La Russie, de nouveau humiliée, est déterminée à regagner son influence dans les Balkans, en forgeant, entre autres, de nouvelles ententes avec la Bulgarie, pendant que l’engagement italien au sein de la Triplice est affaibli, puisqu'elle a été exclue des gains autrichiens70.

Tout au long de cet épisode, la France doit encore intervenir militairement au Maroc, ce qui va profiter à l'Allemagne71. La France acceptera ainsi de partager avec l’Allemagne le marché économique de l’empire chérifien. Mais dès 1910, les Français se désistent et l'Allemagne cherchera à les prendre en faute, selon les termes de l'accord d’Algésiras72. L’occupation française de Fez, en mai 1911, fournira l’incident recherché par le kaiser pour obtenir de nouvelles concessions territoriales. De plus, l'arrivée d’un navire de guerre allemand dans le port d’Agadir, le 1er juillet 1911, accentuera la crise. Elle durera cinq mois et se soldera par un accord franco-allemand en novembre 1911, non sans avoir causé de sérieuses craintes de rupture et avoir été influencé par l’appui britannique à la position française73. De nouveau, les résultats de la crise marocaine ne sont pas ceux escomptés par l'Allemagne74. En plus d’avoir exaspéré tant l’opinion publique française qu’allemande75 en raison des concessions faites, l’Entente cordiale franco-britannique en ressort renforcée. Par contre, le refus de la Russie d’appuyer la France en Afrique n’ébranlera pas l’alliance franco-russe.

En septembre 1911, tirant profit du conflit marocain, l’Italie se voyant refuser d’occuper militairement la Tripolitaine afin de garantir la sécurité à ses citoyens déclare la

69 Pierre Milza, op. cit., p. 131.

70 Serge Berstein et Pierre Milza, op. cit., p. 255. 71 Pierre Milza, op. cit., p. 133.

72 «La conférence internationale sur le Maroc se tient à Algésiras en 1906. La France évita le principe

allemand d’une police de port internationale, mais l’établissement d’un protectorat français lui était aussi écarté.» Louis Bergeron, op. cit., p. 378. Voir aussi Pierre Milza, op. cit., p. 107.

73 Serge Berstein et Pierre Milza, op. cit., p. 256-257, 74 Pierre Milza, op. cit., p. 137.

75 «Peu de temps après la conclusion de l’accord, le cabinet Cailloux fut renversé et remplacé par un

gouvernement Poincaré, la présence de l’homme lorrain à la tête du pays étant considérée comme la garantie d’une attitude résolue en face de l’Allemagne. […] Le secrétaire d’État (allemand) aux Colonies démissionna et la diplomatie de Reich fut sévèrement jugée par les journaux nationalistes.» Ibid.

guerre au gouvernement turc. Les progrès furent rapides sur la côte méditerranéenne, mais les troupes s’enlisèrent à l’intérieur des terres et forcèrent l’Italie à intervenir en mer Égée, en occupant les îles de Crête et de Rhodes. Finalement en octobre 1912, l'Empire ottoman signait un traité à Ouchy76 (Suisse), acceptant les conditions italiennes, et abandonnant la souveraineté de la Tripolitaine et de la Cyrénaïque. L'Italie avait su profiter d’un Empire ottoman aux prises avec de sérieux problèmes de gouvernance et obligé de regrouper ses forces armées dans les Balkans pour circonscrire la révolution qui grondait en Macédoine.

Profitant de la guerre italo-turque, la Ligue balkanique (Serbie, Bulgarie, Monténégro et Grèce) se met graduellement en place au printemps 1912, afin de contrer le régime ottoman en Macédoine; la Russie, non sans hésitation, appuie la coalition. Le 13 octobre 1912, un ultimatum est lancé aux Ottomans et c’est le début des hostilités77. En quelques semaines, l’ensemble des possessions turques dans les Balkans est sous le contrôle de la coalition, et les troupes bulgares sont aux portes de Constantinople78. Le 3 décembre, la Turquie demande l’armistice, à la surprise de l’Allemagne et de l’Autriche- Hongrie qui n’étaient pas intervenues, persuadées du succès de la Turquie79.

L'étendue des demandes serbes provoqua la mobilisation partielle des troupes autrichiennes et russes. L’Angleterre intervient de nouveau comme modérateur auprès de la ces derniers, et malgré l'instauration d’une conférence internationale à Londres entre belligérants et Grandes puissances, les combats reprirent en février, la Turquie ne voulant pas céder Andrinople. En réponse à la deuxième victoire de la Ligue, les discussions préliminaires de la conférence de Londres, du 30 mai 1913, confirmèrent la redistribution des territoires selon les gains et le tracé imposé par les Grandes puissances80. Mais les différends ne tardèrent pas à refaire surface, cette fois-ci au sein de la Ligue balkanique, sur le partage des territoires conquis qui favorisent grandement la Bulgarie.

76 Louis Bergeron, op. cit., p. 379-380 et Pierre Milza, op. cit., p. 139-140.

77 «For the first time in the history of the Eastern question the small states have acquired a position of such

independence of the Great Powers that they feel able to act completely without them and even to take them in tow.» Donald Kagan, On the Origin of War and the Preservation of Peace, New York, Anchor Books, 1996, p. 179.

78 Pierre Milza, op. cit., p. 140-141. 79 Ibid., p. 141.

En quelques semaines, les alliés d’hier devinrent des ennemis et la Bulgarie fut isolée, mais reçut l’appui de l’Autriche qui s’inquiétait des ambitions serbes. Malgré l’arbitrage russe, la Bulgarie, le 27 juin, amorce les hostilités contre la Serbie, sans déclaration de guerre. La Serbie résiste et, en juillet, la Grèce et la Roumanie la rejoignent, tandis que la Turquie se prépare à intervenir avec la coalition antibulgare. Face aux succès serbes et à l’entrée en guerre des autres États, la Bulgarie demande alors l’armistice. Quant à l’Autriche-Hongrie, ne pouvant mobiliser les autres membres de la Triplice, elle ne peut remplir ses engagements et abandonne la Bulgarie à son sort81. Le traité de paix de Bucarest d’août 1913 marque la fin de la deuxième crise balkanique et redistribue les anciens territoires turcs, de façon plus équitable, entre les États balkaniques. La Bulgarie en sort perdante, alors que la Serbie agrandit son territoire et augmente sa population de plus d'un million d'habitants.

Encore une fois, les stratégies allemandes inappropriées affaiblirent l’emprise austro-hongroise dans les Balkans et celle de l’Allemagne au sein de l’Empire ottoman, sans parvenir à fragiliser les liens entre la France, la Russie et l’Angleterre82.

À court terme, ce nouveau statut des Balkans, déterminé par la victoire des Serbes et leurs alliés, avait pour principal effet d’irriter et d’inquiéter l’Autriche. Plus que jamais, les Slaves regroupés derrière la Serbie devenaient des adversaires dangereux pour Vienne. La monarchie bicéphale devait attaquer ou périr83.