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Section I: L’avènement de la société westphalienne 1 Contexte historique

Section 2: Analyse institutionnelle

3. La naissance de la société westphalienne

3.1 L’Europe avant et après les traités de Westphalie: sociétés des États?

L'Europe d’avant les traités de Westphalie ne constitue pas une société des États telle que nous l'avons établie, puisque nous sommes loin d'un système où toutes les unités territoriales, que nous associons à un État, se reconnaissent comme légalement égales et partagent volontairement les mêmes mécanismes d’ordre. Les rapports entre ces États sont avant tout gouvernés par des Grandes puissances monarchiques, imprégnées d’un héritage féodal, et dont les ambitions sont souvent à la source des guerres qui y font rage. L’Europe du début du XVIIe siècle nous apparaît plutôt comme un système antihégémonique en transition52, composé d’États aux statuts différents53, même si nous constatons qu'elle comporte plusieurs des caractéristiques d’une société des États. En effet, ces États sont liés par une histoire et une culture communes, un environnement antihégémonique, ainsi que par un mode commun de règlement des conflits. De plus, la nature même du système européen est animée par une dynamique de transformation qui influence l’ensemble des interactions des États.

Au lendemain des conférences de Westphalie, même si les desseins de reconstituer un empire sont définitivement mis en échec, il n’en demeure pas moins que cette conjoncture est plus redevable au concept de raison d’État qu’à une volonté commune d’établir un environnement égalitaire, comme le montre Henri Kissinger:

Raison d’état asserted that the wellbeing of the state justified whatever means were employed to further it; the national interest supplanted the medieval notion of a universal morality. The balance of power replaced the nostalgia for universal

52 «The Westphalian settlement was the charter of a Europe permanently organized on an anti-hegemonial

principle.» Adam Watson, The Evolution of International Society, op. cit., p. 182. Voir aussi Hedley Bull, The

Anarchical Society, op. cit., p. 39-40.

53 «The medieval realms and Renaissance ’statos’ of Christendom had now become a hierarchy of constituted

states, which we can dive into three classes.» Adam Watson, op. cit., p. 187. Il les introduit sous les catégories suivantes : les États souverains, dont le statut était universellement reconnu; les États indépendants, au statut ambigu, jouissaient d’une souveraineté partagée. Entre autres, les États germaniques étaient pratiquement souverains, mais ils perdaient une partie de leur autonomie politique, d’une perspective juridique, lorsque regroupés sous la Diète germanique; finalement, les unités étatiques dont le statut d’autonomie dépendait totalement d’un autre État. Watson y regroupait les colonies du Nouveau Monde et certains États européens, dont les Pays-Bas espagnols et quelques États italiens ainsi que de la région de la mer Baltique.

monarchy with the consolation that each state, in pursuing its own selfish interests, would somehow contribute to the safety and the progress of all others54.

Par exemple, la monarchie française voulait affaiblir la maison des Habsbourg afin de devenir la puissance européenne hégémonique. Comme l'explique encore Kissinger:

Richelieu’s objective was to end what he considered the encirclement of France, to exhaust the Habsburgs, and to prevent the emergence of a major power on the borders of France – especially the German border. […] In this manner, France became the dominant country in Europe and vastly expanded its territory55.

En dépit de la nature transitoire du système européen, les conférences de Westphalie deviennent l’instance suprême en matière de légalité et de légitimité interétatiques. Pour la première fois, on attribuait au consensus obtenu par un regroupement d’États, les plus puissants et représentatifs de l’Europe, une autorité légale et morale supérieure à celle des empereurs et du pape. Les traités de Westphalie devinrent pratiquement des articles d’un code sociétal. Ils officialisèrent, entre autres, la souveraineté de certains États, comme ce fut le cas des Cantons suisses qui, malgré leur neutralité lors de la guerre de Trente Ans, en profitèrent pour faire reconnaître leur autonomie et affirmer leur souveraineté territoriale. Ces États reconnaissaient ainsi la supériorité de ce type de conférences multinationales sur les pratiques bilatérales56.

De plus, ces proclamations multilatérales innovaient puisqu'elles établissaient un constat de similarité légale entre ses signataires, marquant ainsi l’inauguration d’un mécanisme d’ordre sociétal européen et la fin d’un environnement hiérarchisé, du moins entre les Grandes puissances. Dorénavant, lorsque l’ensemble du système sera enflammé et qu’aucun État ne sera en mesure d’établir sa suprématie, les pratiques de Westphalie seront réutilisées57.

54 Henry Kissinger, Diplomacy, op. cit., p. 58. 55 Ibid., p. 62 et 65.

56 Henry Bogdan, op. cit., p. 253. Ce fut aussi le cas des Provinces-Unies (Hollande) qui participèrent aux

hostilités, et dont le traité de Munster reconnut l’indépendance et la souveraineté. Ibid., p. 253-254.

57 Selon Kissinger, c’est ce qui expliquerait pourquoi il fallut attendre près d’un siècle pour établir un ordre

européen, lequel sera garanti par le maintien de l’équilibre de puissances. On ne cherche pas ici à prévenir les conflits, mais bien à les limiter. Kissinger, op. cit., p. 67.

3.2 Les Congrès de Westphalie, un mécanisme d’ordre sociétal ?

Pour nous, le Congrès de Westphalie représente bien une institution temporaire investie d’une responsabilité limitée pour gérer l’ordre au sein d’un groupe d’États, qui se reconnaissent comme étant pratiquement légalement égaux. Dans ce sens, Daniel Philpott observe que:

What is strange to modern observers is that these diverse authorities conceived of themselves as member of a common society, Christendom. […] What is more familiar to moderns is that these members of Christendom negotiated not as members of a single political society, but as separate political entities. […] Every power was accorded legal equality, giving it freedom to sign or refuse all agreements – also a new development58.

Pour Donald Kagan59, l'innovation des ententes de Westphalie réside dans les

garanties de stabilité qu’elles offrent aux belligérants, contrairement aux pratiques courantes qui cherchaient plutôt à punir, voire annexer des États défaits60. C’est finalement le constat d'essoufflement des opposants et leur íncapacité à dominer leurs adversaires qui est la particularité de ce processus de normalisation des rapports. La guerre ayant épuisé les ressources de chacun, il valait mieux atteindre pacifiquement un consensus.

Le processus européen de réglementation des conflits armés, qui suivirent 1648, montre également l'originalité de la formule westphalienne. Jean-Pierre Bois observe que :

En effet, après les congrès de Münster et d’Osnabrück, la forme des conférences générales, au cours desquelles les plénipotentiaires de différents États belligérants peuvent, entre eux et avec médiateurs ou interlocuteurs neutres, s’entretenir des buts de guerres et des nouveaux équilibres politiques qu’ils souhaitent établir en Europe, s’était largement imposée61.

Il existe dorénavant un mécanisme de négociations multilatérales de paix entre États jugés égaux. Les traités qui en seront issus font office de lois entre leurs signataires, garantissent la souveraineté territoriale et établissent les fondements d'un nouvel ordre sociétal. Bobbitt résume ainsi l'après-Westphalie jusqu'en 1776:

58 Daniel Philpott, op. cit., p. 82-83.

59 Donald Kagan, On the Origin of War and the Preservation of Peace, New York, Anchor Book, 1996,

p. 606.

60 Ibid., p. 31-32.

61 Jean-Pierre Bois, op. cit., p. 23. Il rappelle aussi l’impact que l’équilibre de puissance entre opposants

exerçait sur la sélection des lieux de négociations pour les conflits au XVIIe siècle, comparativement à celui

Above all, the territorial states depended upon an active and engaged society of states. Only an international society could confer legitimacy on the constant territorial adjustments required by the balance of power, once legitimacy was founded on formally ratified treaties and agreements and not simply inheritance or conquest62.

La reproduction temporaire de ce mécanisme d’ordre est aussi représentative d’une volonté commune de maintenir un environnement égalitaire que le XVIIIe siècle illustre bien, révélant aussi la poursuite des ambitions hégémoniques des Grandes puissances qui se manifestent par la guerre63.

De plus, les traités de Westphalie revêtent des aspects particuliers pour le statut des États germaniques. Entre autres, ils confirment le remplacement d’un système suzerain par un modèle politique qui ressemble à une confédération d’États64. Berstein et Milza la caractérisent même comme étant ingouvernable: «En fait, le renforcement des pouvoirs des princes paralyse non seulement l’empereur, mais aussi la Diète germanique et aboutit à la création en Allemagne d’une «anarchie constituée65». La souveraineté territoriale est ainsi accordée aux quelques centaines de principautés qui y interagissent, donnant naissance à une dynamique égalitaire au sein de la Diète. Malgré une souveraineté limitée66, le résultat est la création d’une société des États germaniques, qui évolue à l’intérieur de la société westphalienne et avec laquelle elle partage des institutions, mais dont le mécanisme d’ordre est plus sophistiqué.

3.3 La guerre de Trente Ans et le progrès sociétal

La diffusion du luthéranisme au XVIe siècle, que nous associons à une forme de

progrès sociétal, fut à l’origine de plusieurs facteurs déstabilisants au sein de l’empire germanique. Ces derniers furent amplifiés par l’incapacité des institutions en place de contrer le déséquilibre politique qui en résultait. En effet, la réforme chrétienne de Luther,

62 Philip Bobbitt., op. cit., p. 121.

63 C’est aussi l’époque où la nature relative des Grandes puissances prend toute sa signification, et où l’on

voit certaines d’entre elles gagner en capacités alors que d’autres sont reléguées à un statut moindre. Le jeu de l’équilibre des puissances bénéficie aussi de cette nouvelle pratique et se transforme progressivement en un mécanisme délibéré pour le maintien d’un certain ordre sociétal. François Lebrun, op. cit., p. 277-289.

64Serge Berstein et Pierre Milza, États et identité européenne: XIVe siècle – 1815, Paris, Hatier, coll. «Histoire

de l’Europe», tome 3, 1994, p. 171.

65 Ibid., p. 120. 66 Ibid.

et d’autres67, sera grandement assistée par l’avènement de l’imprimerie68, qui contribua à sa dissémination en langues vernaculaires. Les scissions qu’elles engendrent se transformeront progressivement, aux mains d’une certaine noblesse, en enjeux politiques et en conflits qui ébranleront les fondements de l’ordre au sein du Saint Empire germanique. À ces affrontements s’ajouteront les antagonismes générés par la Contre-Réforme, issue du Concile de Trente69, lesquels allaient bouleverser l’ordre de l’Europe centrale pendant plus

de cent ans.

L’inaptitude de Charles Quint à imposer son autorité sur l’empire germanique et le compromis offert par la Paix d’Augsbourg70 annonçaient un affaiblissement du pouvoir impérial au profit de celui des principautés. En effet, la reconnaissance d’une certaine liberté religieuse laissait présager l’autonomie interne, que l’on rattachera progressivement à la souveraineté territoriale.

La fin du XVIe et le début du XVIIe siècles virent cette faiblesse s’accentuer, sous l’effet de rivalités politiques renouvelées et de facteurs géopolitiques régionaux, tout en révélant l’incapacité des mécanismes en place à endiguer ce mouvement de transformation aux origines sociales. Graduellement, l’ensemble du territoire germanique s'enflammera, entraînant avec lui les principales puissances européennes. Les traités de Westphalie permettront d’élargir les accommodements de la paix d'Augsbourg, en officialisant la liberté religieuse, en reconnaissant la souveraineté territoriale et en instituant un nouveau rapport égalitaire entre diverses entités politiques. Il aura fallu des centaines de milliers de morts et plus de trente ans de guerre pour en arriver à un consensus politique et à l’établissement d’un nouveau mode de règlement des conflits pour l’Europe.

67 Francois Lebrun, op. cit., p. 57-62. 68 Ibid., p. 41.

69 «Ce Concile met dix ans à se réunir. Chargés d’en préparer le programme, les nouveaux cardinaux

dénoncent les maux dont souffre l’Église et préconisent une répression sans faiblesse de l’Hérésie, sur le modèle espagnol de l’Inquisition.» Serge Berstein et Pierre Milza, États et identité européenne, op. cit., p. 121.

70 Elle comprenait un accord politique qui renforçait le fédéralisme aux dépens de l’empire, et un accord

religieux qui reconnaissait la liberté religieuse au sein des principautés selon la confession de son prince. Jean-Michel Sallmann, op. cit., p. 235.