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3. L’ordre sociétal et le changement

3.2 L’institutionnalisation de l’ordre sociétal

Dès que ce type de cohabitation interétatique apparaît, des règles se créent et sont enchâssées dans des institutions. Ces dernières ne sont pas nécessairement des organisations, mais plutôt, dans les termes de Bull, « un ensemble de coutumes et de pratiques visant à atteindre des buts communs »81.

Bull reconnaît l’existence de cinq types d’institutions: le mécanisme de l’équilibre des puissances; le droit international; la diplomatie; le système de gestion des Grandes puissances, et la guerre.

Il omet dans cette nomenclature la souveraineté, qui est pourtant l’institution fondatrice du système international. Sa liste n’est donc pas exhaustive, même si sa définition se veut inclusive. Bull, rappelons-le, ne s’intéresse qu’aux institutions qui maintiennent et régularisent l’ordre. Il perçoit la souveraineté comme une composante intrinsèque82 d’une société plutôt qu’une institution qui contribue à gérer l’ordre sociétal. D’ailleurs, si la souveraineté étatique devait être partagée avec des entités intraétatiques, régionales et mondiales à un tel point qu’elle cesserait de s’appliquer, nous assisterions à l’émergence d’un ordre international néo-médiéval83.

Malgré tout, il attribue à la souveraineté84 un rôle déterminant dans la formation des institutions. Comme il le dit lui-même:

The goal of stability of possession is reflected in international society not only by the recognition by states of one another’s property, but more fundamentally in the compact of mutual recognition of sovereignty, in which states accept one another’s sphere of jurisdiction85.

Ce n’est qu'au moment où les États s’engagent à respecter mutuellement leur souveraineté et leur indépendance que les rapports interétatiques s’institutionnalisent. Et lorsque la

81 Ibid., p. 71.Nous reviendrons à la 2e partie (méthodologie) sur la dimension que Bull accorde au concept

d'institution.

82«In structural terms, the modern political system of international society is anarchic, featuring the

sovereignty of states as the foundation of societal relations among them.» Barry Buzan, «From international system to international society», op. cit., p, 339.

83 Hedley Bull, op. cit., p. 246. 84 Ibid., p. 17.

souveraineté devient un élément de discorde parmi les membres, elle se retrouve alors au centre des activités de toutes les autres institutions. Pour nous, mieux comprendre le concept de souveraineté est un élément essentiel pour l'étude des origines et de l'avenir de la société internationale.

Ainsi l’analyse de la dynamique de l’ordre, tout en révélant les effets de la coopération sur ses acteurs, laisse apparaître son rôle de catalyseur dans la transformation de l'environnement d’une société des États. Bull souligne le changement institutionnel qui l’accompagne en l’illustrant, entre autres, par le rôle joué par la technologie nucléaire et son corollaire, la dissuasion, dans l’équilibre des puissances pour le maintien de l'ordre international.

It is clear that in contemporary international politics there does exist a balance of power which fulfils the same functions in relation to international order which it has performed in other periods. […] The preservation of peace among the major powers by a system in which each threatens to destroy or cripple the civil society of the other, rightly seen as a contemporary form of security through the holding of hostage […]86

De plus, il illustre bien l’harmonisation des intérêts communs sous l’effet de l’ordre sociétal en constatant l’évolution de la diplomatie:

Diplomacy is an activity appropriate to the situation in which the states or other political entities concerned are pursuing different interests, but also have some common interests. It is undermined not only by the growth of situations in which states can perceive non common interest, but also by situations in which states regard their interest as being identical87.

Il ajoute aussi à ce processus l’effet produit par l'ordre national sur l'ordre international, surtout en raison du poids de son opinion publique:

One of this changes, […] is the political activisation of previously inert masses of people in most of the countries of the world, making the public justification or rationalisation of foreign policy mandatory for all governments, to both domestic and international audience88.

86 Ibid., p. 107, 121. 87 Ibid., p. 170. 88 Ibid., p. 169.

Dans une étude plus récente, Bull (avec la collaboration de 21 chercheurs) a mis en évidence le rôle des notions de transformation, de redressement et de continuité lors des périodes d'expansion du système européen89. Les auteurs ont établi une similitude dans cette dynamique du processus d’apprentissage90 entre les collectivités humaines et les sociétés des États. Pour eux, leur survie est autant tributaire de la nature propre des États que de la structure anarchique des relations qui les animent.

If there are dangers that the new majority of states, as they seek to reform international society to take account of their own interests, might strain its rules and institutions to breaking point, so are there dangers that the European or Western minority might fail to see that it is only by adjustments to change that the international society they created can remain viable91.

Rappelons que, pour Bull, la société des États n’est qu’une des composantes de la réalité internationale, même si elle y joue un rôle majeur, elle ne peut assujettir les autres éléments.

Because international society is no more than one of the basic elements at work in modern international politics, and is always in competition with the elements of a state of war and of transnational solidarity or conflict, it is always erroneous to interpret international events as if international society were the sole or the dominant element. […] The element of international society is real, but the elements of a state of war and of transnational loyalties and divisions are real also, and to reify the first element, or to speak as it annulled the second and third, is an illusion92.

Il prend soin, néanmoins, d'ajouter qu'une société internationale est plus que la somme de ses membres, reconnaissant le rôle des institutions93. Donc, plus une société des États gagne en maturité (par une coopération accrue se manifestant, entre autres, par une plus grande harmonisation et variété des intérêts communs), plus elle aura d’impact sur ses

89 Hedley Bull et Adam Watson (dir.), The Expansion of International Society, op. cit.

90 Le terme "apprentissage", habituellement réservé à décrire le comportement humain, peut porter à

confusion, en laissant sous-entendre que l’évolution de la communauté internationale est unilinéaire et progressive. Nous cherchons plutôt à tirer profit de deux aspects qui y sont habituellement associés, soit le rôle joué par les expériences passées et la volonté incessante d’optimiser son rendement. Ce faisant, nous nous éloignons d’une structure déterminante et fixe dans le domaine des relations internationales.

91 Hedley Bull et Adam Watson, op. cit., p. 435. Certains auteurs classiques, qualifiés de réalistes,

reconnaissent aussi aux États un rôle prépondérant sur le système. Raymond Aron affirme: «[…] the principal actors have determined the system more than they have been determined by it.» Raymond Aron, Peace and

War: A Theory of International relations, 1re édition en 1962, traduit par Richard Howard et Annette Baker

Fox, Garden City: Doubleday, 1966, p. 95.

92 Hedley Bull, op. cit., p. 49. 93 Ibid., p. 71.

membres et sur le système en général94. On verra alors apparaître ce que Bull appelle une culture commune.

Par contre, Bull se distance de l’approche fonctionnaliste, qui conçoit la société comme une entité englobante et unitaire. En effet, l’étude seule des règles et des institutions ne peut rendre compte de l’ensemble des activités du politique au niveau international. Il reconnaît qu’il existe aussi des forces antisociales à l’œuvre, forces qu'une théorie cherchant à mettre en relation tous les événements à l’intérieur d’un cadre sociologique ne peut expliquer. Dans ses termes:

[…] society is only one of a number of competing elements in the international politics; indeed, the description of it as a society at all conveys only part of the truth95.