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Section I: L’avènement de la société westphalienne 1 Contexte historique

Section 1: Une société westphalienne en crise

6. Les institutions retenues pour l’époque napoléonienne 1 Les Grandes puissances

6.5 Le Concert européen, une première dans l’histoire de l’Europe

6.5.1 Les nouveautés du Concert européen

Le succès du Concert fut sans doute redevable au fait qu’il sut intégrer la contribution de toutes les Grandes puissances européennes à ses mécanismes, et ce, dès le début. La capacité de désordre d’une Grande puissance est telle que son isolement peut s’avérer désastreux pour le système. L’adhésion de la France au Concert, la tolérance envers les transformations subséquentes de son régime interne et son rôle prépondérant sur le continent européen à compter de 1848 illustrent bien ce danger. Il valait mieux tolérer ces changements, plutôt que de s’y opposer, de l’isoler et de risquer un retour à une période de turbulences systémiques. Le refus des autres Grandes puissances d'accepter la fin de la monarchie française n’avait-il pas contribué à l’essor de la Révolution française?

Les rapports des Grandes puissances entre elles diffèrent de ceux établis avec les autres États souverains, entre autres, rappelons la violence avec laquelle le mouvement d’autonomie nationale polonais fut réprimé. De plus, lorsque la dynamique qui lie ces dernières est modifiée par l'augmentation des capacités de l’une d’entre elles, le tout s’accompagne de turbulences si la nouvelle conjoncture représente une menace pour l’antihégémonie du système209. Les visées de la Russie sur les possessions de l’Empire ottoman furent rejetées et générèrent un conflit régional entre Grandes puissances. Pourtant, l'arrivée de l’Allemagne au rang de première puissance continentale n'enflamma pas l’Europe, les Grandes puissances se tinrent coites étant donné les coûts exorbitants liés à une éventuelle confrontation entre elles. De plus, malgré cette profonde refonte dans la distribution du pouvoir entre Grandes puissances, l’antihégémonie du système ne fut pas menacée, même si l’empire autrichien en fut le grand perdant. Contrairement aux visées expansionnistes de la Russie, l’avènement de l’Allemagne comme État souverain, de même

209 L’année 1848 marque la fin du Concert européen et annonce un retour aux rivalités guerrières entre

Grandes puissances, sans pour autant créer de turbulences systémiques. La guerre de Crimée (d’octobre 1853 à février 1856) fut sans doute la plus menaçante et meurtrière de cette période, n’impliquant directement que trois des Grandes puissances (Angleterre et France contre Russie), mais elle fut considérée, par plusieurs, comme une guerre régionale. Les autres principaux conflits entre Grandes puissances furent limités à certaines d’entre elles, notamment lors de l’avènement de la souveraineté de l’Italie et de l’Allemagne.

que celui de l'Italie, ne généra pas un mouvement réactionnaire chez les Grandes puissances. L’impact se fit, par contre, sentir dans les mécanismes de l’ordre sociétal en donnant naissance à un nouveau régime. Ceci constitue un changement systémique, selon la typologie de Gilpin, sans le passage par une période de turbulences systémiques. La disparité dans ces interventions nous indique que l’ordre dans une société des États prédominerait sur la justice, thématique que nous observerons dans notre dernière étude.

La deuxième particularité du Concert européen concerne la nature du maintien de l'ordre. Les Grandes puissances constatent la nécessité d'établir un mécanisme de surveillance, de consultation et d'intervention afin de prévenir toute atteinte à l'ordre établi. Les actions préventives prennent souvent la forme de répressions sanglantes envers les mouvements révolutionnaires, réaffirmant ainsi la primauté de la stabilité du régime sur le respect de la souveraineté étatique. Malgré l’intensification de la coopération dans l’ensemble des secteurs d’activités humaines de l’Europe, les rivalités entre Grandes puissances sont omniprésentes à l’extérieur du continent, sous forme de guerres dans leurs colonies. Ce qui explique aussi, en partie, que, pendant les trente années du Concert, les Grandes puissances ne se sont pas livré bataille en sol européen.

La dernière caractéristique concerne l'interdépendance croissante de l’Europe vis-à- vis des autres systèmes internationaux. Dorénavant, les rivalités européennes sur la scène mondiale vont influer l’équilibre des Grandes puissances européennes et jouer un rôle accru sur le maintien de l’ordre sociétal européen. De plus, les interactions avec les Grandes puissances étrangères vont, elles aussi, perturber la dynamique de l’ordre européen, élargissant le secteur de ses interventions. L’affaiblissement graduel de l’Empire ottoman apparaît ainsi comme une menace directe à la survie de l’ordre sociétal européen, et est bien illustré par la reconnaissance de l’autonomie de la Grèce et son inclusion dans le système européen. Par la suite, les Grandes puissances prennent certaines mesures pour maintenir l'Empire ottoman, même si elles sont défavorables à la Russie. Pour garder l’équilibre du régime, certaines Grandes puissances s’allient contre une des leurs avec une puissance étrangère, afin de contrer une menace externe, dont les conséquences menacent l’équilibre du régime européen.

Finalement, c’est la guerre de Crimée de 1853 et ses répercussions210 qui sonneront le glas de l’ordre du système Metternich, même si l’onde révolutionnaire de 1848 en marque historiquement la fin. On assiste à l’effritement de la Sainte-Alliance, à la perte graduelle de l’influence autrichienne. Avec le nouvel équilibre européen, jusqu’à l’émergence de l’Allemagne en 1870, on perçoit un retour progressif au jeu unilatéral des Grandes puissances et de leurs alliances. L’Angleterre poursuit sa domination sur les mers. Quant à la France, de nouveau révolutionnaire, elle veut reprendre son statut de chef de file continental, comme en font foi ses actions en Afrique du Nord et son rôle prépondérant lors du congrès international de Paris de 1856. L’avènement des révolutions nationales ne semble plus représenter la même menace, et l’arrivée de nouvelles puissances ne provoquera pas une période de turbulences systémiques.

7. Conclusion

Que pouvons-nous tirer de ces différents constats? Nos hypothèses, ainsi que la conformité de la société westphalienne de cette époque avec notre modèle de transformation, nous aideront à dresser quelques conclusions.

7.1 Nos hypothèses de recherche 7.1.1 Première hypothèse

Une perte de légitimité de l’appareil de sécurité d’une société westphalienne engendre une période de turbulences systémiques, qui se termine par un retour à un environnement antihégémonique et par l’établissement d’un nouvel ordre sociétal. La Révolution française est l’événement déclencheur qui mit en péril les structures de l’ordre sociétal du XVIIIe siècle. La menace qu’elle représentait dans ses premiers balbutiements était-elle réelle pour l’intégrité de la société westphalienne? Si les Grandes puissances avaient reconnu la légitimité des revendications du mouvement national français, son intégration au sein de la société européenne aurait sans doute pu se faire différemment. En rétrospective, n’était-ce pas plutôt la nature du changement, que la fin de la monarchie française, qui menaçait les structures d’Ancien Régime?

La brutalité et la nature du changement interne représentèrent une menace pour le statut des Grandes puissances continentales, dont les structures reflétaient celles de l’Ancien Régime. C’est leur incapacité à contrer ce danger qui provoquera l’arrivée de Napoléon et alimentera ses ambitions hégémoniques. Il est vrai, par contre, que la chute de la monarchie française mettait plus en péril le statut des Grandes puissances continentales que celui de l’antihégémonie du système.

Napoléon, même s'il usa des normes et pratiques de l'époque en se proclamant empereur sur les territoires conquis avec les mêmes faste et intentions hégémoniques que les autres monarques, transforma profondément, par ses actions et innovations, la nature du régime westphalien. Régime établit sur des normes consensuelles.

La défaite de Napoléon marque le retour à une Europe antihégémonique et au statu quo de l'Ancien Régime, même si la société européenne de 1815 n'est plus celle de 1790. En établissant un mécanisme visant à contrer la menace venant des mouvements révolutionnaires, le Concert européen innove. Et, même si on ne put empêcher l’apparition de nouvelles entités politiques fondées sur le nationalisme, dont celle d’une nouvelle première puissance européenne, ce changement n’engendra pas de turbulences systémiques puisque l’avènement de l’Allemagne s’inscrivait dans la continuité des Anciens Régimes.

7.1.2 Deuxième hypothèse

À l’aube d’une période de turbulences systémiques, le concept de souveraineté, tel qu’il est alors accepté et compris, est mal adapté à la nouvelle réalité internationale qui se dessine.

Les turbulences systémiques engendrées par la Révolution française ne sont-elles pas représentatives de cette incapacité du régime westphalien de reconnaître la légitimité d’un peuple à s’approprier sa souveraineté? Le Congrès de Vienne mettra sur pied un régime qui, au lieu de répondre aux besoins des mouvements nationaux, les réprimera, cherchant ainsi à maintenir un certain statu quo.

La transformation sociétale, rejetée par le Congrès de Vienne, va pourtant progressivement se faire sous l’effet de diverses conjonctures, sans qu’elle devienne une menace pour l’antihégémonie de l’Europe. La souveraineté est un construit sociétal qui répond aux besoins du régime en place, ce que nous avons également noté dans notre première étude de cas. Les Grandes puissances demeurent toujours les maîtres d’œuvre de son attribution et de sa nature. D’ailleurs, ce sont les changements internes dans l’une d’elles qui bouleversent la scène politique de la fin du XVIIIe et qui, au XIXe engendreront la reconnaissance de la légitimité de la souveraineté nationale.

7.1.3 Hypothèse secondaire

Le progrès sociétal, en s’intensifiant, transforme la nature des besoins des États d’une même société et occasionne un processus de désuétude institutionnelle, lequel affaiblit progressivement la légitimité de l’ordre établi.

La Révolution française illustre bien les conséquences du progrès sociétal sur l’ensemble des mécanismes d’une société des États. Les rivalités incessantes entre les Grandes puissances ont généré des changements sociaux d’une ampleur que l’Europe n’avait jamais connue et dont l’intensité et les effets vont faire basculer le régime français. C’est, finalement, l’incapacité de l’ordre en place à intégrer ce progrès qui va dégénérer en turbulences systémiques.

Malgré les efforts du Concert pour contrer ce mouvement national, il a suivi son cours, alimenté par la mouvance d’une dynamique sociale au sein des États européens. Certes, l’échec institutionnel ne créa pas une période de turbulences systémiques. Ses successeurs furent en mesure de mieux intégrer et de contenir ce type de progrès sociétal. Il ne faudrait pas pour autant minimiser le degré de violence et de désordre qu’il occasionna dans l’ensemble des États où il se manifesta, notamment chez certaines Grandes puissances. Il faut, par ailleurs, reconnaître qu’il fut accompagné d’une transformation dans la dynamique d’interactions entre les Grandes puissances. À compter de la révolution de 1848, une France républicaine voit de jour, mettant fin au régime monarchique. Sous Napoléon III, elle va progressivement reprendre le statut de première puissance continentale et son influence dominera les mécanismes d’ordre de la société européenne jusqu’en 1871, affaiblissant les empires autrichien et russe. L’avènement d’une Allemagne

souveraine en 1871, sous le chancelier Bismarck, marquera le début d’un nouveau régime sociétal européen aux allures conservatrices.

La désuétude institutionnelle engendrée par ce progrès sociétal visait l’intégrité et la survie des Grandes puissances dites impériales, d’où leur volonté de le contrer. Ce n’est finalement que lorsque certaines d’entre elles s’affaiblirent ou se transformèrent que ce progrès devint plus tolérable. Et comme nous le verrons dans notre prochaine étude, ce n’est qu’au XXe siècle que la transformation nationale des États européens s’achèvera. Tout cela renforce notre constat sur la nature institutionnelle des États et leur résistance au changement, surtout lorsque le progrès implique leur démembrement et qu’il s’agit de Grandes puissances.

7.2 Pertinence du modèle proposé de transformation

Rappelons que notre modèle comprend cinq étapes depuis l’avènement jusqu’à la faillite d’une société des États.211 Dans cette perspective, nous observons que le déroulement des événements de cette époque ne présente que certaines similarités avec notre modèle théorique. L’avènement de la Révolution française génère une longue période de turbulences systémiques, et revêt diverses formes, dont la domination partielle d’une puissance hégémonique. Elle fut suivie par le rétablissement d’un équilibre antihégémonique entre Grandes puissances, dont le maintien s’appuie sur un nouveau mécanisme d’ordre, afin de contrer les menaces qui causèrent la chute du régime sociétal précédent. Certes, l’après-Congrès de Vienne peut difficilement être comparé à une période d’âge d’or. En effet, la violence utilisée pour réprimer les divers mouvements nationaux et les guerres entre Grandes puissances indique plutôt instabilités et dissensions. Il n’en demeure pas moins que cette période connut une certaine stabilité systémique, permettant la régularisation et le maintien des rapports entre Grandes puissances. Il s’ensuivit aussi une intensification de l’interdépendance étatique qui, en plus de rendre le coût des guerres extrêmement élevé, généra un climat favorable à l’expansion de l’économie libérale et à l'avènement des révolutions industrielles du XIXe siècle.

211 Ces 5 étapes sont : 1. Turbulences systémiques (absence d’ordre sociétal); 2. Rétablissement de

l’antihégémonie systémique; 3. Mise en place d’un mécanisme d’ordre sociétal; 4. Le progrès sociétal se manifeste dans toutes les sphères d’activités humaines, et; 5. Les déséquilibres dans l’ordre sociétal sont accentués par la désuétude institutionnelle.

Néanmoins, les objectifs du Congrès de Vienne visaient à rétablir les fondements du régime précédent. Malgré la nouveauté des mécanismes d’ordre du Concert, ils avaient pour mission de contrer toute forme de progrès sociétal. Il faudra attendre le siècle suivant pour assister à la disparition des empires européens et à la pleine émancipation des mouvements nationaux européens. De plus, la succession de régimes plus tolérants envers les mouvements nationaux, après le Printemps des peuples, constitue un rejet, dans une certaine mesure, des fondements du Congrès de Vienne. Rappelons que ces réaménagements de l’ordre européen s’effectuèrent sans générer une période de turbulences systémiques. Dans une perspective plus vaste, nous pourrions aussi avancer que le cycle du progrès sociétal, enclenché au XVIIIe siècle, ne s’achèvera qu’au XXe siècle.