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Les conventions européennes sur la conduite de la guerre

Section I: L’avènement de la société westphalienne 1 Contexte historique

Section 1: Une société westphalienne en crise

6. Les institutions retenues pour l’époque napoléonienne 1 Les Grandes puissances

6.2.2 Les conventions européennes sur la conduite de la guerre

La standardisation des pratiques militaires s'étendit à tous les États européens au cours du XVIIIe siècle, tant par mimétisme que par la professionnalisation de la guerre. Il semble bien que la cohabitation égalitaire au sein de la société westphalienne et l’intérêt collectif à la maintenir aient généré des comportements communs. Ces derniers furent préservés, même lors des guerres les plus dévastatrices, et, par la suite, se transformèrent graduellement en normes collectives.

Kaveli J. Holsti185 regroupe ces transformations pour mieux contrôler la conduite de la guerre (jus in bello) et codifier le droit de la guerre (jus ad bellum), sous quatre familles de normes, soit:

a) Les notions de combattants et non-combattants. Elles sous-entendent que la guerre est une activité entre combattants identifiés par des uniformes distincts, et que les non-combattants devraient poursuivre leurs occupations, sans être la cible directe des opérations militaires;

b) L'établissement d'un code encadrant et définissant les responsabilités des États belligérants et ceux des États neutres. Entre autres, il est convenu de pouvoir poursuivre la pratique du commerce et des échanges diplomatiques entre pays belligérants et neutres. Il est aussi spécifié qu’on ne peut user du territoire de ces derniers en vue d’appuyer les belligérants;

c) La subordination des armées aux autorités politiques. La principale caractéristique de la professionnalisation des armées devient leur complète subordination aux autorités politiques, renforçant ainsi le concept mis de l’avant par

184 Ibid., p. 230.

Clausewitz sur la trinité de la conduite de la guerre. Le gouvernement établit les objectifs politiques, les militaires fournissent les moyens pour les atteindre et le peuple procure la volonté, la machine de guerre186; et

d) La distinction entre état de guerre et état de paix. Cette famille de normes énonce les conditions et les protocoles entourant la légitimité de l’entrée en guerre et ses répercussions sur les interactions étatiques. De plus, cette distinction impose un nouveau domaine légal qui confère à la guerre un statut qui ajoute et parfois supplante les lois de la société civile en temps de paix. Le tout signifie de nouveaux droits et responsabilités pour les combattants, les gouvernements et les civils187. Certes, Holsti reconnaît aussi que la noblesse, dans la conduite de la guerre de la fin du XVIIIe siècle, contraste avec la violence des guerres napoléoniennes. Malgré tout, la normalisation de la conduite et du droit de la guerre s’est poursuivie tout au long du XIXe siècle, pour devenir un des domaines d’interactions de la société westphalienne les plus développés de cette époque.

On remarque la transformation graduelle que subissent les mœurs des membres de la société westphalienne; cette transformation confirme l’intensification de l’interdépendance dans leurs rapports. En effet, même leurs interactions les plus violentes et destructrices sont réglementées par un code de conduite précis. On peut associer ce rapprochement à celui d’une communauté humaine qui cherche à limiter les effets de la violence, afin d’optimiser son développement et sa survie188.

Il est intéressant de comparer la transformation qui intervient dans les mœurs, en matière de conduite de la guerre, au sein de la société westphalienne avec le statu quo de l’Empire ottoman dans ce domaine. Les réactions qui suivent le massacre turc de Chio sont plutôt révélatrices à cet égard. En effet, pareils carnages eurent lieu lors de la guerre de Trente Ans, sans pour autant susciter de telles réactions populaires et politiques, illustrant bien la nature progressive et homogénéisante d’un environnement sociétal.

186 Carl Von Clausewitz, On War, op. cit., p. 89. 187 Kaveli J. Hoslti, op. cit., p. 281.

6.3 La souveraineté

Tout au long de la période étudiée, le concept de la souveraineté poursuit sa transformation, principalement sous l’effet des usages adoptés en vertu des traités de Westphalie et maintenus au cours des décennies suivantes. Il va sans dire que le maintien de l’antihégémonie a officialisé la reconnaissance de l’égalité diplomatique entre les membres de la société westphalienne. Au XVIIIe siècle, on constate que la gestion de l’ordre se renforce par l’élaboration et la codification de mécanismes internationaux sur la conduite de la guerre et sa réglementation en tant qu’outil politique. Au XIXe siècle, la Révolution française et le Congrès de Vienne élargirent le statut de souveraineté à d’autres champs que ceux de la diplomatie.

Les travaux d’Holsti sur la souveraineté au XVIIIe siècle confirment la progression de l’institutionnalisation des pratiques diplomatiques entre entités égales. Il fait intervenir la teneur du traité d’Utrecht de 1713, où on reconnaît et réaffirme l’égalité légale189 entre les unités hétéroclites de la société européenne, témoignant du lien intrinsèque entre les concepts d’égalité et d’autonomie190. C’est finalement ce lien que unit la souveraineté étatique à titre d’autorité suprême sur un territoire géographique bien délimité. Holsti y ajoute l’émergence et l’institutionnalisation du droit international dans les mœurs de l’Europe de cette époque. En effet, ce sont les réciprocités consensuelles qui contribuent à l’établissement d’un ordre sociétal, et qui limitent les ambitions nationales au profit d’une stabilité collective. Ainsi, le maintien d’un environnement antihégémonique engendre le besoin de régulariser les rapports interétatiques d’ordre sociétal, lesquels ne peuvent être régis que par le partage d’une souveraineté commune.

By the late eighteenth century the idea of a European society of states became increasingly accepted. Sovereignty […] is not a license for aggrandizement, war, and plunder. It is not absolute plunder. There is, rather, a natural, if secular, international community to which the sovereign belong. Contiguity and historical development had created a unity of sorts, and that unity must be governed by legal arrangements191.

189 «What had been perhaps more an aspiration than fact in 1644-48 (the norm of legal equality) had become

reality by 1713.» K. J. Holsti, op. cit., p. 127.

190 Id.

Malgré ce progrès, la souveraineté du XVIIIe siècle apparaît toujours étrangère à celle du XXIe siècle. Même si le concept d’égalité légale est présent au sein de la société européenne, il n’est pas pour autant appliqué à l’ensemble de ses entités politiques. Plusieurs principautés et cités libres ne bénéficient pas de la reconnaissance internationale en ce qui concerne les pratiques diplomatiques. De plus, à ce manque d’universalité s’ajoute l'aspect de la territorialité qui, de nos jours, est indissociable de la souveraineté étatique. Au XVIIIe siècle, il est fréquent d'assister à des partitions de territoires et d’échanges de principautés entre Grandes puissances192.

Le Congrès de Vienne et, ensuite, le Concert européen, en tant qu’entités responsables de l’ordre sociétal, se sont approprié le rôle exclusif d'attribuer la souveraineté. Ils perpétuent la pratique, établie aux Congrès de Westphalie, voulant que la reconnaissance de la souveraineté étatique s’octroie par les pairs. Plus précisément, son accession au XIXe siècle se fait par consensus entre les Grandes puissances, lesquelles sont garantes de l’antihégémonie. Ainsi, l’acte final du Congrès de Vienne, malgré les 216 délégations qui y participèrent, ne reconnut que 34 États souverains.

De plus, le Congrès de Vienne innove en imposant des restrictions sur la liberté d’action entre les États souverains de la société westphalienne. Dorénavant, la souveraineté territoriale ne pourra plus être acquise par une conquête militaire, ni être transférée à un État victorieux sans le consentement du vaincu, renforçant ainsi l’emprise des mécanismes sociétaux. La souveraineté devient un construit de l’ordre qui, en plus de désigner ses titulaires, encadre la nature de leurs actions, dont les limites sont fixées par les besoins de la société des États193.

La souveraineté connut aussi une autre transformation majeure; elle allait donner naissance à l’État moderne194. Sur la scène internationale, elle devenait le mécanisme par excellence pour gérer et régulariser l’ordre; à l’interne, elle allait progressivement être prise en charge par les citoyens. La souveraineté nationale, comme nous l’avons vu au chapitre

192 Ibid., p. 128. 193 Ibid., p. 134.

194 La majorité des entités politiques au Congrès de Vienne n’était pas encore représentative de la volonté de

leur nation, de leur peuple, mais plutôt celle de leur monarque. C’est cette dernière transformation qui était en cours à la fin du XIXe siècle. Entre autres, voir la typologie de Philpp Bobbitt, op. cit., chap. 8, p.144-

précédent, est devenue le mode d’expression des citoyens195. La dimension interne de la souveraineté étatique allait ainsi transformer la représentativité et le politique au sein des États. Cette mutation ne fut pas uniforme et eut lieu principalement en Europe occidentale. La métamorphose des États souverains en États nationaux s’effectua progressivement, de diverses façons, sous les effets de la cohabitation du libéralisme politique et du nationalisme romantique. Ceci allait changer la carte de l’Europe, modifier la dynamique des Grandes puissances et sonner le glas de certains grands empires européens:

The territorial significance of nineteenth-century nationalism was not limited to changes in boundaries. Nationalism as an ideology was premised on the link between people and territory. […] As such, nationalism fed directly into the sovereign territorial ideal, and at the same time it gave states that approximated the nation-state ideal a powerful new basis for legitimacy196.

Pour nous, la nature de la souveraineté territoriale est déterminée par les besoins du régime sociétal. Le Congrès de Vienne, en plus de limiter l’attribution de la souveraineté à un nombre réduit d’États, s'était aussi octroyé le droit d’intervenir dans leurs affaires internes. Les mécanismes mis en place cherchaient à protéger le caractère du régime en l’autorisant à enrayer tout péril révolutionnaire. À preuve, la Révolution française avait sérieusement ébranlé l’équilibre antihégémonique de l’Europe entière, tout en cherchant à altérer la nature même des Grandes puissances. Il fallait contrer ce type de danger. Le régime sociétal s’attribuera ainsi l’autorité légale et légitime d'intervenir dans les affaires internes d’un État, si ces dernières portaient préjudice à sa stabilité et à celle du régime.

Notre discussion sur la souveraineté ne serait pas complète sans l’introduction de la relation qu’entretient la souveraineté étatique, dite externe, avec sa dimension interne. Le fait qu’un peuple s'approprie la souveraineté nationale n’est pas une garantie de sa reconnaissance sur la scène internationale comme État souverain. Le refus des Grandes puissances de reconnaître la souveraineté polonaise illustre bien cette dépendance envers le régime sociétal en place, et montre que l’appui des Grandes puissances est incontournable dans son attribution. Par contre, la reconnaissance de la souveraineté belge et grecque confirme qu’il est possible d’accéder à la souveraineté sans l’appui de toutes les Grandes

195 Gérard Mairet, op. cit., p. 127.

196 Alexander Murphy, «The sovereign state as political-territorial ideal», dans State Sovereignty as Social Construct, op. cit., p. 97.

puissances. En effet, elle peut résulter d’une conjoncture particulière ou du poids de facteurs externes. Dans le cas de la Grèce, l’opinion publique française et britannique fut l'un de ces facteurs. La reconnaissance de la souveraineté interne d’un État suit donc celle de son statut externe sur la scène internationale.

Ainsi, la reconnaissance et l’étendue de la souveraineté d’un État sont déterminées par la nature du régime sociétal. Soulignons à nouveau le rôle déterminant des Grandes puissances dans l’attribution de la souveraineté étatique au sein d’un régime sociétal.