• Aucun résultat trouvé

Sisyphe ou l’appel à la lucidité

3UHPLqUH3DUWLH

1.2.1. L’absurde : tragique de la condition ou pathologie ?

1.2.1.6 Sisyphe ou l’appel à la lucidité

De l’absurde, Camus tire trois conséquences : la révolte, la liberté et la passion de vivre335. La révolte est le mouvement par lequel l’homme, en quête de sa liberté, dit « non » au monde. C’est l’une « des seules positions philosophiques cohérentes »336. Camus fait référence aux conquérants et s’intéresse, en particulier, à Don Quichotte, le héros de Cervantès. Jacqueline Lévi-Valensi souligne cet intérêt « Héros de l’absurde et de l’insensé, le pourfendeur des moulins à vent paraît être un guide fidèle et précieux pour l’auteur du Mythe de Sisyphe »337. Don Quichotte, en « quête de l’inaccessible étoile », se réfugie dans l’imaginaire. La conscience de sa folie, qui est un choix désespéré pour combattre l’absurde, fait de lui un héros absurde. Camus évoque deux méthodes de pensée : celle de La Palisse et celle de Don Quichotte. La première renvoie à la réalité, au rationnel et la seconde au rêve et au lyrisme. Mais « c’est l’équilibre de l’évidence et du lyrisme qui peut seul nous permettre d’accéder en même temps à l’émotion et à la clarté »338. Cet équilibre dans la révolte du héros absurde et solitaire trouve son expression la plus juste dans le réinvestissement du mythe de Sisyphe.

Pour avoir provoqué la colère des dieux, Sisyphe est condamné à rouler pour l’éternité un rocher jusqu’en haut d’une colline, dans le Tartare, qui, une fois au sommet, redescend. A noter que le thème du fardeau (en l’occurrence le rocher) est

334 Caligula in : OC I, p. 369.

335 « Je tire ainsi de l'absurde trois conséquences qui sont ma révolte, ma liberté et ma passion. », Le Mythe de Sisyphe in : OC I, p. 263.

336 Ibid., p. 256.

337 Javqueline Lévi-Valensi, « Entre La Palisse et Don Quichotte », Camus et le lyrisme, actes du colloque du Beauvais 31 mai-1 juin 1996, SEDES, 1997, p. 41.

84

un motif récurrent dans la philosophie nietzschéenne. Dans Albert Camus ou la mémoire des origines, Maurice Weyembergh souligne la ressemblance entre Sisyphe et son rocher et Zarathoustra portant sur ses épaules un nain dont il ne « parvient à se débarrasser [qu’] en évoquant précisément l’idée de l’éternel retour, comme Sisyphe domine son mal par la conscience qu’il en prend »339.

Camus doit à Nieztsche une partie de ce qu’il est340. Aussi, l’œuvre camusienne se nourrit-elle de thèmes nietzschéens tant au niveau philosophique (le thème du fardeau, le dionysiaque) qu’esthétique (admiration pour la Grèce présocratique). En effet, selon Maurice Weyembergh, la réflexion sur l’absurde est le prolongement de la réflexion de Nietzsche sur le nihilisme. Cependant, Camus prend ses distances vis-à-vis du philosophe allemand et ne consent pas à l’amor fati ou « l’amour du destin » évoqué par l’écrivain de l’absurde comme « la soumission absolue de l’individu au devenir »341. L’amor fati consiste à consentir à tout et aboutit à l’exaltation des tyrans, de la violence et du chaos. La figure du surhomme selon l’examen de la pensée de Nietzsche « n’a jamais exalté que l’égoïsme et la dureté propres à tout créateur »342. Camus dénonce ainsi ce qu’il y a d’inhumain dans le concept de « l’amour de la destinée ». « Camus se démarque donc ici de Nietzsche : ses convictions de gauche, le respect de la dignité et de la solidarité humaines, de la justice et de la liberté corrigent ce que l’amor fati a d’inhumain en renforçant par les actions qu’il inspire l’injustice qui est faite à l’homme »343.

De son châtiment, Sisyphe fait la clé de sa révolte. Baudelaire célèbre également le courage de Sisyphe dans son poème « Le guignon »344. Ayant pris conscience du non-sens du monde, s’étant détaché des illusions et des abstractions de l’esprit, affranchi de la peur du divin, Sisyphe, lucide, sait qu’il est condamné à rouler son rocher. Seul l’effort qu’il met à sa tâche peut lui garantir l’affirmation de

339 Maurice Weyembergh, Albert Camus ou la mémoire des origines, Bruxelles, De Boeck & Larcier, 1998, p. 45.

340 « Je dois à Nietzsche une partie de ce que je suis. », Albert Camus cité par Maurice Weyembergh, « Nietzsche, Friedrich Wilhelm » in : Dictionnaire Albert Camus, op. cit., p. 604.

341 L’Homme révolté in : OC III, p. 123.

342 Ibid.

343 Maurice Weyembergh, « Nietzsche, Friedrich Wilhelm » in : Dictionnaire Albert Camus, op. cit., p. 607.

344 « Pour soulever un poids si lourd, Sisyphe, il faudrait ton courage! », « Le Guignon » in : Les

85

l’œuvre nous invite à « imaginer Sisyphe heureux »346.

Je laisse Sisyphe au bas de, la montagne ! On retrouve toujours son fardeau. Mais Sisyphe enseigne la fidélité supérieure qui nie les dieux et soulève les rochers. Lui aussi juge que tout est bien. Cet univers désormais sans maître ne lui paraît ni stérile ni futile. Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne pleine de nuit, à lui seul, forme un monde. La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d'homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux347.

Sisyphe correspond donc à l’homme absurde tel qu’il est défini par Camus :

Qu’est-ce en effet que l’homme absurde ? Celui qui, sans le nier, ne fait rien pour l’éternel. Non que la nostalgie lui soit étrangère. Mais il lui préfère son courage et son raisonnement. Le premier lui apprend à vivre sans appel et se suffire de ce qu’il a, le second l’instruit de ses limites. Assuré de sa liberté à termes, de sa révolte sans avenir et de sa conscience périssable, il poursuit son aventure dans le temps de sa vie348.

Koestler invite également les hommes à prendre leur existence en mains dans ce « mal du siècle of those who die their minds clean »349. Si la nature demeure hostile à l’homme et s’il ne peut espérer le Salut de quelque divinité. S’il lui faut trouver un remède à son malaise dans un laboratoire et recouvrer son humanité, il lui faudra prendre la responsabilité de son « destin ».

La nature nous laisse à nos propres forces, Dieu a décroché son téléphone, et le temps presse. Espérer que le salut va être synthétisé en laboratoire, voilà qui a l’air matérialiste, peut-être, ou extravagant, ou naïf ; à vrai dire, il y a dans cet espoir une nuance jungienne : on y retrouve le rêve de l’élixir vitae que pensaient concocter les vieux alchimistes. Mais de l’élixir nous n’attendons pas qu’il nous donne la vie éternelle, ni qu’il transforme en or un vil métal ; nous voudrions qu’il change l’homo maniacus en homo sapiens350. Quand l’homme se décidera de prendre en mains sa destinée, cette possibilité sera à sa portée351.

345 « Le Désert », Noces in : OC I., p 134. 346 Le Mythe de Sisyphe in : OC I, p. 304. 347 Ibid.

348 Ibid., p. 265.

349 YC, p. 67 ; trad. p. 91 : « « mal du siècle » de ceux qui meurent l’esprit lucide ».

350 Selon Arthur Koestler, l’homme est voué à suivre les traces du dinosaure sur la voie de l’oubli. 351 Arthur Koestler, Le Cheval dans la locomotive, op. cit., p. 340.

86

Dans l’accomplissement de sa tâche, Sisyphe conquiert sa liberté et affirme sa passion de vivre. Si l’absurde, « ce mal de l’esprit »352, exclut la liberté éternelle, il exalte la liberté d’action qui mène au bonheur, l’ultime quête camusienne. « Il y a un bonheur métaphysique à soutenir l’absurdité du monde. La conquête ou le jeu, l’amour innombrable, la révolte absurde, ce sont des hommages que l’homme rend à sa dignité dans une campagne où il est d’avance vaincu »353. L’homme absurde

est celui qui, détourné de l’éternel, affronte l’absurde sans en appeler à une éternité consolatrice et illusoire, et assume l’absurdité insurmontable de sa condition de manière authentique, c’est-à-dire sans échappatoire en direction du suicide ou de l’espoir, cette forme subtile de suicide de la pensée354. 1.2.1.7 Le tragique et le trivial

Arthur Koestler a une autre théorie selon laquelle une des misères qui contraint la condition de l’homme est son incapacité à vivre en permanence sur un seul des deux plans qui constituent l’existence. Selon l’écrivain il existerait deux plans : la « vie tragique » et la « vie triviale ». La « vie triviale » renvoie au plan ordinaire de la vie et la « vie tragique » à ces moments de danger ou d’exaltation selon les termes de Richard Hilary355.

Quand nous sommes sur le plan trivial, les réalités du plan tragique paraissent absurdes. Quand nous vivons sur le plan tragique, les joies et les souffrances du plan trivial nous semblent superficielles, froides et sans importance. Il y a des gens qui essaient toute la vie de choisir sur quel plan vivre. Ils sont incapables de comprendre que nous sommes condamnés à vivre alternativement sur l’un et sur l’autre suivant un rythme biologique. Mais il arrive que, dans des circonstances exceptionnelles, par exemple s’il faut vivre en danger de mort pendant une longue période, on se trouve pour ainsi dire à la ligne d’intersection des deux plans ; situation curieuse qui oblige à marcher sur la corde raide du système nerveux356.

L’archétype littéraire de la « rencontre du tragique et du trivial » est également nommé par Koestler « voyage au bout de la nuit » ou encore « mort et

352 Le Mythe de Sisyphe in : OC I, p. 284. 353 Ibid., p. 283.

354 Arnaud Corbic, Camus. L’absurde, la révolte, l’amour, op. cit., p. 59-60.

355 Pilote mort durant la Seconde Guerre Mondiale. Auteur de The Last Enemy, préfacé par Arthur Koestler.

87

d’une expérience bouleversante, le héros découvre la mesquinerie et l’absurdité de son existence, et rompt avec la futilité de sa vie quotidienne »357. Cette expérience de l’absolu se traduit par une introspection de laquelle le sujet « ressort purifié, riche d’une sagesse nouvelle, régénéré à un niveau supérieur d’intégration »358.

Pour Camus l’absurde n’est donc qu’un point de départ. En effet, « constater l’absurdité de la vie ne peut être une fin, mais seulement un commencement »359. Et « le mythe de Sisyphe construit la possibilité d’une action à l’intérieur d’un univers absurde, où la révélation de l’absurde densifie […] l’existence »360. Pour Koestler, en revanche, il s’agit plus ou moins d’une constatation tardive par rapport à son homologue français361. Deux méthodes d’analyse se confrontent, mais n’aspirent qu’à un seul et même dessein : générer une réflexion sur le malaise de l’homme qu’il soit d’ordre philosophique ou scientifique et qui ne peut être apaisé que par la conscience, la lucidité et la résolution de l’homme à prendre en charge son existence. Cette réflexion semble elle-même être générée par le climat ambiant du XXe siècle. Il semble qu’à l’absurde naturel et métaphysique viennent s’ajouter l’absurde historique et social.

357 Roland Quilliot, Arthur Koestler. De la désillusion tragique au rêve d’une nouvelle synthèse, op. cit., p. 46.

358 Ibid., p. 47.

359 Article de Camus consacré à La Nausée de Jean-Paul Sartre daté de 1938 et publié dans Alger Républicain.

360 Réponse de Marc-Henri Arfeux in : L’absurde, Raphaël Enthoven (Dir.), op. cit., p. 10-11. 361 Le Mythe de Sisyphe date de 1942 et la trilogie de Koestler « Génie et folie de l’homme » date des années 1960 alors que les Call-Girls sont publiées en 1972.

88 1.2.2. Le mal du siècle

« Le rôle naturel de l’homme du XXe siècle est l’angoisse. »362

l nous sera donné, au sein de cette partie, d’identifier les différentes causes personnelles, psychologiques, historiques, sociales et morales de ce « mal du siècle ». Si « la littérature est le reflet de la conscience du temps »363, l’œuvre est indissociable du vécu de son auteur. Nous nous intéresserons donc au conflit identitaire chez Camus et Koestler. Nous nous pencherons également sur les différentes figures paternelles et maternelles chez les deux auteurs. En évoquant ce qui semble tourmenter les deux écrivains, nous développerons le motif de la culpabilité et celui de l’exil, pour finir sur l’évocation du problème du mal.