• Aucun résultat trouvé

Le manque d’imagination

3UHPLqUH3DUWLH

1.1.1. Réflexions sur la peine capitale 14

1.1.1.7 Le manque d’imagination

La question de la légitimité de la peine capitale semble aller de pair avec celle de l’imagination ou plus vraisemblablement du manque d’imagination. Chez les deux auteurs, l’abstraction se heurte à la réalité charnelle. « Pendant des années, je n’ai pu voir dans la peine de mort qu’un supplice insupportable à l’imagination et un désordre paresseux que ma raison condamnait »152. Contre ce « rite primitif », Camus préconise les travaux forcés ou la peine à perpétuité. Koestler opte pour la même peine. « The alternative to capital punishment is imprisonment "for life". This really means imprisonment for a length of period determined by the demands of public safety and the rehabilitation of the prisoner153». Aux réticents, l’auteur des Réflexions sur la guillotine rétorque ; « A ceux qui estiment, au contraire, que les travaux forcés sont une peine trop faible, on répondra d’abord qu’ils manquent d’imagination et ensuite que la privation de la liberté leur paraît un châtiment léger dans la seule mesure où la société contemporaine nous a appris à mépriser la liberté »154. Le manque d’imagination est semble-t-il un véritable fléau. Si les hommes prenaient conscience de l’atroce vérité qui se cache derrière la théorie, s’ils voyaient de leurs propres yeux « cette détroncation, cette tête vivante et déracinée, ces longs jets de sang »155, il serait alors plus difficile pour eux de cautionner une peine aussi avilissante.

Quand l’imagination dort, les mots se vident de leur sens : un peuple sourd enregistre distraitement la condamnation d’un homme. Mais qu’on montre la

151 RH, p. 47 ; trad. p. 79 : « Du point de vue psychiatrique, les horreurs du Code sanglant, les pendaisons d’enfants, les saturnales auxquelles donnaient lieu les exécutions publiques n’étaient que les symptômes d’une maladie connue sous le nom d’anxiété hystérique. »

152 Réflexions sur la guillotine in : OC IV, p. 130.

153 RH, p. 144 ; « L’alternative à la peine capitale est l’emprisonnement "à vie". Cela signifie un emprisonnement pour une période qui sera déterminée par les exigences de la sécurité publique et de la réadaptation du prisonnier ».

154 Réflexions sur la guillotine in : OC IV, p. 166. 155 Ibid., p. 167.

49 le vocabulaire et le supplice .

Koestler développe la question du manque d’imagination au sein de son essai The Yogi and The Commissar, dans une partie intitulée « Pourquoi on ne croit pas aux atrocités ? » Il déplore que ce manque d’imagination non seulement permette à la mort de s’institutionnaliser, mais également que les génocides et les crimes perpétrés ne soient considérés qu’en vulgaires statistiques en non en réalité charnelle. Il incite les hommes à s’exercer à la pratique de l’imagination. « Two minutes of this kind of exercise per day, with closed eyes, after reading the morning paper […] It might even be a substitute for going to church. For as long as there are people on the road and victims in the thicket, divided by dream barriers, this will remain a phoney civilization »157.

Koestler va plus loin que Camus en traitant le problème de l’abstraction sous un angle psychologique, signe avant-coureur du dernier pan de son œuvre. Il s’agirait, selon l’analyse koestlérienne, d’ « un fait psychologique inhérent à notre structure mentale »158. Koestler explique que la distance spatiale et temporelle restreint la prise de conscience du réel. Ainsi neuf Américains sur dix prétendent que les horreurs infligées par le régime nazi ne sont que des mensonges de propagande. Quant aux soldats anglais, ils ignorent totalement la famine en Grèce, la pendaison des otages en France ou encore le massacre de Lidice159. « For the common people of Britain, Gestapo and concentration camps have approximately the same degree of reality as the monster of Loch Ness »160.

Quand l’abstraction devient une réalité :

156 Réflexions sur la guillotine in : OC IV, p. 129.

157 YC, p. 99 ; trad. p. 137 : « Deux minutes par jour dans ce genre d’exercice, les yeux fermés, après avoir lu le journal […] Cela pourrait même remplacer la présence de l’église. Car tant qu’il y aura des gens sur la route et des victimes dans les taillis, séparés les uns des autres par des barrières de rêve, notre civilisation ne sera jamais qu’une fumisterie. »

158 YC, p. 96 : « It is a psychological fact, inherent in our mental frame » ; trad. p. 133.

159 YC, p. 95 : « They don’t believe in concentration camps, they don’t believe in the starved children of Greece, in the shot hostages of France, in the mass graves of Poland ; they have never heard of Lidice » ; trad. p. 131 : « Ils ne croient pas aux camps de concentration ; ils ne croient pas aux enfants qui meurent de faim en Grèce, ni à l’exécution des otages de France, ni aux charniers de Pologne. Ils n’ont jamais entendu parler de Lidice. »

160 YC, p. 101 ; trad. p. 142 : « Pour l’ensemble du peuple anglais, la Gestapo et les camps de concentration ont approximativement le même degré de réalité que le serpent de mer. »

50

En Espagne c’était assez simple. Il y avait ce qui se déroulait derrière le front, côté des républicains, vous savez…les liquidations…ça c’était une chose. Mais une autre chose était qu’en tant que membre du Parti, on parlait de la liquidation nécessaire. On disait : il faut liquider ce type. C’était une abstraction. Oui la liquidation était pour moi une abstraction…Quelqu’un disparaît parce qu’il est plus utile qu’il disparaisse. Seulement voilà qu’en Espagne j’avais vu. Vu dans la prison de Séville, et entendu. Les cris, secorro, secorro, les appels à la mère ; madre, madre… et j’ai entendu les pelotons. Le mot liquidation est devenu une réalité161.

Pour justement demeurer un homme ancré dans le réel, Camus prit officiellement et à maintes reprises, le parti des condamnés à mort162. Le cas de Robert Brasillach est resté dans les annales. Marcel Aymé sollicite sa signature. A l’époque Marcel Aymé est largement controversé. On lui reproche son franc-parler et ses œuvres qui décrivent crûment la réalité pathétique de l’épuration faite de dénonciations et règlements de compte. Marcel Aymé dénonce notamment dans Uranus et Le Chemin des écoliers les agissements mesquins de ceux qui veulent se venger de leurs ennemis de guerre et les placent sur le même pied que les collaborateurs. Il assoit sa réputation de provocateur en prenant le parti de Brasillach, collaborateur et chef d’un journal collaborationniste et antisémite, Je suis partout, poursuivi et condamné pour intelligence avec l’ennemi. Camus répond :

Vous m’avez fait passer une mauvaise nuit. Pour finir j’ai envoyé aujourd’hui même la signature que vous m’aviez demandée. […] J’ai toujours eu horreur de la condamnation à mort, et j’ai jugé qu’en tant qu’individu du moins je ne pouvais y participer, même par abstention. […] C’est tout et c’est un scrupule dont je suppose qu’il ferait bien rire les amis de Brasillach. Et quant à celui-ci, s’il est gracié, si l’amnistie vient le libérer comme il se doit dans un an ou deux, je voudrais qu’en ce qui me concerne ma lettre puisse lui dire ceci : ce n’est pas pour lui que je joins ma signature aux vôtre, ce n’est pour l’écrivain que je tiens pour rien, ni pour l’individu que je méprise de toutes mes forces163.

Sa réponse parle d’elle-même, Camus a accompli son devoir d’homme. A travers ces quelques phrases, Camus exprime une idée qu’il développera davantage

161 Propos d’Arthur Koestler rapportés par Pierre Debray-Ritzen lors d’un entretien en 1969 in : Arthur Koestler.Un croisé sans croix, Paris, Ed. de L’Herne, 1987, p. 105.

162 Olivier Todd, Albert Camus, Une vie, op. cit., p. 515. 163 Ibid., p. 513-514.

51

Pour des raisons communes, Camus et Koestler ont donc livré le même combat abolitionniste164. Leurs arguments se font écho et l’on ressent chez chacun des deux auteurs cet intérêt incommensurable pour l’homme. Camus s’adressant à Koestler : « Ce que nous avons de commun, vous et moi, c’est que les individus comptent d’abord pour nous, nous préférons le concret à l’abstrait, les gens aux doctrines, nous mettons l’amitié plus haut que la politique »165. En vue de cet intérêt, une réflexion s’établit sur la condition humaine. Une réflexion qui s’oriente en partie sur la condition mortelle de l’homme. Aussi le motif de la mort plane-t-il au-dessus de l’œuvre des deux écrivains.

164 Si Koestler a la chance de voir son combat abolitionniste porter ses fruits –la peine de mort est définitivement abolie en Angleterre en 1970- Camus décède avant d’avoir la satisfaction d’être témoin de la suppression de cette peine en France en 1981.

165 Albert Camus cité par Herbert R. Lottman in : Albert Camus, traduit de l’américain par Marianne Véron, Paris, Editions du Seuil, 1978, p. 414.

52