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Omniprésence et significativité de la mort dans La Peste

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1.1.2. Homicide 166 et suicide

1.1.2.2 Omniprésence et significativité de la mort dans La Peste

L’œuvre romanesque de Camus illustre l’omniprésence de la mort. Cette omniprésence ne relève pas du goût du morbide, mais sert à libérer les hommes de l’emprise d’un destin absurde. Notre intérêt se portera davantage sur la chronique de La Peste, œuvre dans laquelle le motif de la mort se déploie largement. A propos

178 Pierre Debray-Ritzen, Arthur Koestler. Un Croisé sans Croix, op. cit., p. 135.

179 Allocution prononcée à Pleyel, en novembre 1948, à un meeting international d’écrivains, et publiée par La Gauche, le 20 décembre 1948, « Le témoin de la liberté », Actuelles I in : OC II, p. 490.

180 Arnaud Corbic, Camus. L’absurde, la révolte, l’amour, op. cit., p. 11.

181 Propos de Marc-Henri Arfeux lors d’un entretien avec Raphaël Enthoven, L’absurde, Raphaël Enthoven (Dir.), Les Nouveaux Chemins de la connaissance, Fayard, 2010, p. 31.

182 Olivier Todd, Albert Camus. Une vie, op. cit., p. 60 183 Ibid., p. 61.

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Le fléau de la peste s’abat sur la ville d’Oran. Le 16 avril, Rieux bute sur un rat mort. C’est le premier signe de l’apparition de l’épidémie. Le lendemain, trois autres rats morts sont découverts. A partir du 18 avril, on les compte par dizaine. Ainsi commence la description de l’affreux spectacle qu’offre la mort :

Les rats commencèrent à sortir pour mourir en groupes […] ils montaient en longues files titubantes […] La nuit […] on entendait distinctement leurs petits cris d’agonie. Le matin […] on les trouvait étalés à même le ruisseau, une petite fleur de sang sur le museau […] les uns gonflés et putrides, les autres raidis et les moustaches encore dressées185.

Le phénomène prend de l’ampleur et ce sont les hommes qui, bientôt, en pâtissent. « Fièvre…bouche fuligineuse…yeux globuleux…douleur…ganglions… bubons » et puis la mort. Les ravages de la peste vont crescendo et les tableaux dressés de ces ravages se veulent plus poignants. Ce qui est remarquable dans l’œuvre camusienne, c’est « la présence physique de la mort »186, l’exposé de la chair souffrante, de corps anéantis.

Il fallait ouvrir les abcès, c'était évident. Deux coups de bistouri en croix et les ganglions déversaient une purée mêlée de sang. Les malades saignaient, écartelés. Mais des taches apparaissaient au ventre et aux jambes un ganglion cessait de suppurer, puis se regonflait. La plupart du temps, le malade mourait, dans une odeur épouvantable187.

Dans son article intitulé « Albert Camus ou les difficultés du langage », Roger Quilliot observe que « cette retenue, cette volonté de s’en tenir aux mots propres, au langage clinique, à la technique même de la souffrance devenait ainsi la seule façon de suggérer l’énormité de la souffrance »188. Le nombre de morts croît

184 Lettre d’Arthur Koestler à Albert Camus datée du 24 août 1947. Correspondance Albert Camus/Arthur Koestler conservée à la bibliothèque Méjanes.

185 La Peste in : OC II, p. 44.

186 Anne-Marie Amiot, « Interférences Dada/Camus » in : Albert Camus. Les Extrêmes et l’Equilibre : Actes du colloque de Keele, 25-27 mars1993, David H. Walker (Dir.), Amsterdam-Atlanta, Ed. Rodopi BV, 1994, p. 56.

187 La Peste in : OC II, p. 57.

188 Roger Quilliot, « Albert Camus ou les difficultés du langage » in Albert Camus. Langue et langage, Brian Fitch Thomas (dir.), Paris, Revue des Lettres Modernes, 1969, p. 95.

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de jour en jour. On dénombre, dans La Peste, cent quarante-six occurrences du mot « mort » sous ses différentes formes substantives et adjectivales (mort(s), mortel(le), mortalité, mortuaire). Cette présence charnelle de la mort est, au même titre, présente dans les romans de Koestler et se traduit par les diverses cicatrices, symboles gravés sur les corps des personnages.

Dans La Peste, les morts sont significatives et semblent prendre une valeur didactique.

C’est à peine si on remarqua qu’Orphée introduisait, dans son air du deuxième acte, des tremblements qui n’y figuraient pas […]. Certains gestes saccadés qui lui échappèrent apparurent aux plus avisés comme un effet de stylisation qui ajoutait encore à l’interprétation du chanteur. Il fallut le grand duo d’Orphée et d’Eurydice au troisième acte (c’était le moment où Eurydice échappait à son amant) pour qu’une certaine surprise courût dans la salle. Et comme si le chanteur n’avait attendu que ce mouvement du public, ou, plus certainement encore, comme si la rumeur venue du parterre l’avait confirmé dans ce qu’il ressentait, il choisit ce moment pour avancer vers la rampe d’une façon grotesque, bras et jambes écartés […] pour s’écrouler au milieu des bergeries du décor189.

Quand l’acteur qui joue le rôle d’Orphée succombe à la peste sur scène en pleine représentation, le caractère dévastateur de la maladie est mis en exergue : elle ne se contente pas de tuer des hommes, elle s’attaque également aux mythes. Orphée et Eurydice sont séparés à jamais. Néanmoins l’art survit au mal. Même mort, Orphée continue à chanter190 et, grâce à l’écriture, Joseph Grand191 parvient à vaincre la maladie.

La mort atteint son paroxysme d’absurdité dans la longue agonie de Tarrou. Elle est « en même temps une dénonciation du scandale de la souffrance et de la mort, de l’injustice du sort et de l’absurdité du monde »192. Cette agonie est décrite et assimilée, dans l’œuvre, à une tempête redoutable : « L'orage qui secouait ce corps de soubresauts convulsifs l'illuminait d'éclairs de plus en plus rares et Tarrou dérivait lentement au fond de cette tempête »193 ; « Cette forme humaine qui lui [Rieux] avait été si proche, percée maintenant de coups d'épieu, brûlée par un mal

189 La Peste in : OC II, p. 171. 190 D’après le mythe d’Orphée. 191 Personnage de La Peste.

192 Bernard Alluin, « Tarrou » in Dictionnaire Albert Camus, op. cit., p. 871. 193 La Peste in : OC II, p. 234.

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le « rivage », « les mains vides et le cœur tordu, sans armes et sans recours »195, dévasté et impuissant face à la perte de cet être si généreux et si cher qui, auprès de lui, avait lutté contre ce mal et qui maintenant y succombait. Face à la mort, Rieux refuse aussi bien le découragement que la résignation. Il continue à « faire son métier » avec générosité et dignité. Tarrou meurt sans que sa recherche de sainteté laïque n’aboutisse. En cherchant l’innocence, Tarrou s’éloigne de la société des hommes. « Les personnages qui ont des idées toutes faites ne peuvent pas affronter la véritable complexité humaine »196. Voilà probablement pourquoi Camus fait mourir Tarrou, Paneloux et Cottard. De l’homme absurde à l’homme révolté, le héros camusien affronte la mort avec sérénité, l’un avec un sentiment de détachement et l’autre avec courage et honneur. Dans Arthur Koestler. De la désillusion tragique au rêve d’une nouvelle synthèse, Roland Quilliot établit un parallèle intéressant entre le héros camusien, Meursault et le héros koestlérien, Spartacus :

Le héros kostlérien ressemble devant la mort à Meursault s’ouvrant dans la sérénité, à la fin de L’Etranger, à la « tendre indifférence du monde » : le silence des choses naturelles lui paraît brusquement plein de sens, et conscient de la relativité d’une aventure humaine toujours vouée à l’échec, il éprouve devant l’existence même du monde un sentiment de profond apaisement197.

En effet, à la fin du roman historique de Spartacus, le personnage éponyme laisse échapper ces mots dans un dernier souffle : « N’est-ce que cela ? »198