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Le suicide et la folie autodestructrice de l’homme

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1.1.2. Homicide 166 et suicide

1.1.2.4 Le suicide et la folie autodestructrice de l’homme

Le problème du suicide retint particulièrement l’attention de Camus. « Il envisageait un roman au sujet d’un homme qui fixe un an à l’avance la date de son suicide, et de la supériorité que lui confère son indifférence progressive à l’idée de mourir »224. Ce projet ne vit jamais le jour, cependant Le Mythe de Sisyphe constitue une importante réflexion sur ce thème. « Il n'y a qu'un problème philosophique vraiment sérieux : c'est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d'être vécue, c'est répondre à la question fondamentale de la philosophie »225. Camus ouvre le débat. Si « le suicide est un acte individuel, qui se réfère d’abord à une désorientation, à une perte de repères dans le monde »226, il s’agit de savoir s’il peut être une solution au non-sens de l’existence.

Dans son essai, Camus tente d’exposer les raisons qui peuvent pousser au suicide.

Il y a beaucoup de causes à un suicide et d'une façon générale les plus apparentes n'ont pas été les plus efficaces. On se suicide rarement (l'hypothèse cependant n'est pas exclue) par réflexion. Ce qui déclenche la crise est presque toujours incontrôlable. Les journaux parlent souvent de « chagrins intimes » ou de « maladie incurable ». Ces explications sont valables. Mais il faudrait savoir si le jour même un ami du désespéré ne lui a pas parlé sur un ton indifférent. Celui-là est le coupable. Car cela peut suffire à précipiter toutes les rancœurs et toutes les lassitudes encore en suspension227.

Cependant, Marthe, dans La Mort Heureuse, affirme qu’ « il faut plus de courage pour vivre que pour se tuer »228. Se tuer « c’est avouer qu’on est dépassé par la vie ou qu’on ne la comprend pas »229. Néanmoins, à certains moments de sa vie, l’idée du suicide aura traversé l’esprit de Camus. « A deux reprises, idée de

224 Herbert R. Lottman, Albert Camus, op. cit., p. 321. 225 Le Mythe de Sisyphe in : OC I, p. 221.

226 Propos de Marc-Henri Arfeux lors d’un entretien avec Raphaël Enthoven, L’absurde, Raphaël Enthoven (Dir.), op. cit., p. 10-11.

227 Le Mythe de Sisyphe in : OC I, p. 222. 228 La Mort Heureuse in : OC I, p. 1136. 229 Le Mythe de Sisyphe in : OC I, p. 223.

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suicide »230. Terrassé par la maladie et « en pleine débâcle psychologique », le désir de mourir lui apparaît clairement. Mais « après deux mois de traitement à la streptomycine et trois de séjour à Cabris [revigoré par la beauté des paysages], sa « consternante » santé reprend le dessus. Il ne songe plus au suicide »231. Son désir de vivre l’emporte sur son affliction et il retrouve cette envie « de mordre [la vie] à pleine chair »232.

L’idée du suicide aura balisé l’existence d’Arthur Koestler. Ses biographes dénombrent pas moins de quatre tentatives de suicide dont une cinquième qui lui sera fatale. La première tentative eut lieu à Paris en 1935 : son premier roman Les Aventures d’Exil du Camarade Cui-Cui et de ses amis, soumis à la cellule des écrivains communistes allemands en exil, « fut condamné par le Parti comme reflétant des tendances individualistes bourgeoises »233. Blessé et découragé, l’écrivain s’enferme dans sa chambre et ouvre le gaz. Le deuxième livre Brun, « Dimitrov contre Goering », lui sauve la vie234. En 1937, Arthur Koestler est arrêté en Espagne et emmené au commissariat de Malaga. Dans les toilettes, il se munit de la seringue et des comprimés de morphine que son ami, Sir Peter lui avait remis et commence à remplir la seringue dans une flaque d’eau, mais dégoûté par ce spectacle, il renonce. A Bayonne, engagé dans la légion étrangère, après l’emprisonnement au camp du Vernet, la libération, la traque, les arrestations et les fuites, Koestler, éreinté, avale « un mauvais cyanure de potassium »235 que Véra, l’épouse d’un écrivain allemand lui avait fourni. Le poison le fait seulement vomir. En septembre 1940, à Lisbonne, son visa pour l’Angleterre ne lui est pas délivré et il apprend la mort de son ami Walter Benjamin :

230 Journaux de voyage d’Albert Camus, repris par Olivier Todd in : Albert Camus. Une Vie, op .cit., p. 689.

231 Olivier Todd, Albert Camus. Une Vie, op. cit., p. 704.

232 Lettre à Jean de Maisonseul, cité par Roger Grenier in : Albert Camus, Soleil et Ombre, une biographie intellectuelle, op. cit., p. 65.

233 Pierre Debray-Ritzen, Arthur Koestler. Un Croisé sans Croix, op. cit., p. 98.

234 « Je ne quittai pas ma chambre de plusieurs jours. Un soir, je fixai du papier collant aux fentes de la porte et de la fenêtre et ouvris le robinet du gaz. J’en approchai mon matelas tâché par les puces, mais, comme je m’y étendais, un livre tomba de l’étagère branlante au-dessus de ma tête. Il faillit me casser le nez. Je me levai, fermai le gaz et arrachai le papier collant. De tous les ratages un suicide raté est le plus gênant à rapporter. Le livre qui me tomba sur la tête était Le Deuxième livre Brun, "Dimitrov contre Goering" », Arthur Koestler, Hiéroglyphes in : Arthur Koestler. Œuvres Autobiographiques, Phil Casoar (Dir.), op. cit., p. 529-530.

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réussi à franchir les Pyrénées, avait été arrêté en Espagne et menacé d’être renvoyé en France le lendemain. Le lendemain, les gendarmes espagnols avaient changé d’avis, mais Benjamin avait, dans l’intervalle, avalé sa moitié de comprimés et il était mort. Je pris cela pour un signe en langage du destin, et essayai de suivre son exemple. Mais Benjamin avait sans doute meilleur estomac, car je vomis la morphine236.

L’obsession de la mort aura pourtant raison de son désir de vivre. En 1983, malade, Koestler, partisan de l’euthanasie, met fin à ses jours, refusant d’être un fardeau. A propos de son engagement pour l’euthanasie, il écrit dans la préface du manifeste de l’organisation EXIT :

Après avoir fait campagne pour le droit de vivre des condamnés à mort, il semble approprié de faire campagne pour le droit de mourir dignement des malades que de faux principes humanitaires condamnent à une prolongation douloureuse et dégradante de l’existence. Il est d’ailleurs remarquable que certains des plus bruyants partisans de la peine capitale soient aussi les plus ardents adversaires de l’euthanasie volontaire237.

Si Koestler est favorable à l’euthanasie, Camus, lui, revendique son goût de vivre. Ainsi, dans La Mort Heureuse, il fait dire à Zagreus :

Ecoutez, répéta Zagreus, et regardez-moi. On m’aide à faire mes besoins. Et après on me lave et on m’essuie. Pire, je paie quelqu’un pour ça. Et bien je ne ferai jamais un geste pour abréger une vie à laquelle je crois tant. J’accepterai pis encore, aveugle, muet, tout ce que vous voudrez, pourvu seulement que je sente dans mon ventre cette flamme sombre et ardente qui est moi et moi vivant. Je ne songerai qu’à remercier la vie pour m’avoir permis de brûler encore238.

Dans son roman tragi-comique239 des Call-girls, Arthur Koestler propose trois récits autour d’un même thème : la démence suicidaire et autodestructrice de l’homme. Dans le premier récit, intitulé « The Misunderstanding » (Le Malentendu), le motif du suicide est explicite. Le Christ décide de mettre fin à son existence afin de faire réagir ce Père cruel et silencieux. « I wanted to die in order

236 Arthur Koestler, Hiéroglyphes in : Arthur Koestler Œuvres Autobiographiques, op. cit., p. 725. 237 Phil Casoar, « préface » in : Arthur Koestler Œuvres Autobiographiques, op. cit., p. XXXVII. 238 La Mort Heureuse in : OC I, p. 1126.

239 Koestler donne cette étiquette théâtrale à son roman bien qu’il ne soit que très peu préoccupé de ce genre littéraire et qu’il n’ait publié qu’une seule pièce de théâtre Twilight Bar : an escapade in four acts (Le Bar du crépuscule, une bouffonnerie mélancolique en quatre actes).

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to wake you up »240. « The Misunderstanding » dresse un violent réquisitoire contre Dieu, figure du maître implacable. L’antithéisme koestlérien flirte avec l’antithéisme camusien. Dans les deux récits qui suivent, « The Call-girls » et « The Chimeras », il est question de la folie autodestructrice de l’homme liée au malaise de l’homme et assimilée à une pathologie. Arthur Koestler consacre une trilogie sous le nom de « Génie et folie de l’homme », composée de trois titres : Les Somnambules : essai sur l’histoire des conceptions de l’Univers241, Le Cri d’Archimède : l’art de la découverte et découverte de l’art242 et Le Cheval dans la locomotive243. Dans le dernier volume, il s’intéresse à la misère de l’homme, due à une pathologie mentale qui justement le prédispose au meurtre et au suicide. Il émet l’hypothèse que la croissance rapide du cerveau humain aurait causé une incoordination entre les structures anciennes et les structures récentes de ce cerveau et aurait donc provoqué une rupture entre la raison et l’émotion244, une disjonction entre le comportement cortical et le comportement thalamique245. Koestler opte pour le même remède que Camus : la lucidité.

Camus pose le problème du suicide sous trois formes différentes : le suicide corporel, le suicide spirituel dit « suicide philosophique » et le suicide logique ou « suicide supérieur ».

Camus tente d’établir le lien entre la conscience individuelle et le suicide. Le suicide est dû à une incompréhension du monde. C’est une échappatoire au non-sens de l’existence, à l’absurde, qui, dans la réflexion camusienne doit pourtant être

240 CG, p. 12 ; trad. p. 14 : « J’ai voulu mourir pour te réveiller. » 241 The Sleepwalkers : a history of man’s changing vision of universe. 242 The Act of creation.

243 The Ghost in the machine.

244 « […] un essai audacieux sur le paradoxe humain, une réflexion poursuivie aux limites de l’orthodoxie scientifique sur "le malaise de l’homme", une tentative de déceler le "vice de construction" ou la "déficience" qui prédisposaient l’homme au mal et le poussaient vers l’autodestruction, de comprendre "l’accident" qui avait dû se produire dans la chaîne de l’évolution humaine, de dresser l’anatomie psychopathologique d’un être schizophrénique qui souffrait d’une rupture chronique entre sa raison et son affectivité dont Arthur Koestler, […] attribuait l’origine à l’existence de deux cerveaux isolés l’un de l’autre, une partie primitive et reptilienne, le paléocortex, et une partie hypertrophiée spécifiquement humaine, le néocortex, un cerveau archaïque gouverné par les émotions et les instincts et un cerveau récent régi par l’intellect. » Michel Laval, L’homme sans concessions. Arthur Koestler et son siècle, op. cit., p. 628-629.

245 YC, p. 121-122 : « Thalamic behaviour is dominated by emotion, cortical behaviour by formal reasoning. » ; trad. p. 174 : « Le comportement thalamique est dominé par l’émotion, le comportement cortical par le raisonnement. »

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inconcevable. Mais qu’en est-il du suicide de la pensée ou du saut existentiel ?