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Le sentiment de culpabilité

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1.2.1. L’absurde : tragique de la condition ou pathologie ?

1.2.2.4 Le sentiment de culpabilité

Le sentiment de culpabilité poursuit Peter jusque dans ses rêves. Ayant l’impression de manquer à son devoir, en l’occurrence de ne pas être en classe avec ses camarades, il ne peut profiter des plaisirs de la vie. Le coquelicot, fleur fragile et délicate symbolisant peut-être la vie, se fane et Peter, probablement honteux, ne parvient pas à être simplement heureux. Un autre cauchemar hante l’avant dernière nuit avant son départ pour l’Amérique.

It seemed to him that the darkness around him deepened as if he were sinking in a diving bell towards the bottom of the sea. […] he noticed that somebody was turning the knob, he already knew who it was. Presently the door opened with a smooth, soundless movement and the other stepped in, and began his slow advance towards Peter’s bed. He had disguised himself in a rusty coat of mail, but there was no doubt about his identity : there was that face which no policeman could ever forget, with the wiry ginger hair, the nose with the broken saddle, the short upper lip exposing the gaps in the front teeth and part of the gums. […] But this time there was no mirror between the two of them ; and the other […] advanced with smooth, sliding steps towards the bed, his hands clutched in front of hima round the cross which was not there. […] he waited for the moment when the other would penetrate, crush and annihilate his own body, and, trembling with fear, he awoke412.

L’« Autre » qui hante les nuits de Peter est son double. La description en témoigne : les cheveux roux, le nez cassé, le bec-de-lièvre. Il tient entre ses doigts

411 AD, p. 152 ; trad. p. 193 : « Pendant deux nuits, il eut le même rêve particulièrement désagréable : il était de nouveau un petit garçon, c’était le printemps, et il n’était pas allé en classe ; il se promenait dans des prairies fraîches et vallonnées couvertes des coquelicots rouges de son pays ; mais, lorsqu’il essayait d’en cueillir un, celui-ci s’effeuillait aussitôt et la tige nue qu’il tenait à la main l’irritait et l’attristait ; et, tout le temps quelque chose l’obligeait à penser à la salle de classe avec sa place vide. »

412 AD, p. 162-163 ; trad. p. 207 : « Il lui semblait que l’obscurité autour de lui s’épaississait comme s’il enfonçait en scaphandrier vers les profondeurs de la mer. […] il s’aperçut que quelqu’un tournait de l’extérieur le bouton de la porte de sa chambre ; et, tandis que, retenant son souffle, il regardait la lente rotation du bouton, il savait déjà qui était là. La porte s’ouvrit doucement et l’Autre entra et se mit à avancer lentement vers le lit de Peter. Il était déguisé, il portait une cotte de maille rouillée, mais il n’y avait aucun doute sur son identité : il avait le visage qu’aucun policier ne pouvait oublier, avec ses cheveux roux et frisés, son nez à l’arrête cassée, sa lèvre supérieure courte découvrant les dents de devant et une partie des gencives. […] Mais, cette fois, il n’y avait pas de miroir entre eux ; et l’Autre, […] avançait d’un pas doux et glissant vers le lit, les mains fermées devant lui autour de la croix qui n’y était pas. […] il attendit le moment ou l’Autre pénétrerait, écraserait, anéantirait son corps, et, tremblant de peur, se réveilla. »

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une croix éphémère qui fait allusion au titre français Croisade sans Croix. Peter est un croisé sans croix, un vaillant chevalier éprouvé par la nostalgie d’une cause noble pour laquelle il faudrait combattre, mais qu’il ignore encore.

Dans Arrival and Departure, Peter est déchiré entre son amour pour une jeune femme, Odette, et son désir de combattre l’ennemi. Il sombre dans une dépression, « une névrose de type hystérique »413. Il en perd l’usage de sa jambe qui semble paralysée sans pour autant qu’aucune « cause organique »414 ne soit détectée. Sonia, figure maternelle bienveillante, tente par une psychanalyse de faire la lumière sur le passé de Peter. Commence alors pour le héros l’observation et l’analyse de sa conscience individuelle, de son for-intérieur, de ses sentiments, dans les « entrailles visqueuses de la mémoire », « carried that undercurrent of excitement which signalled the recovery of lost memories of the Past »415 : l’expérience du tragique, en termes koestlériens. Il se souvient alors de son adhésion au Parti communiste, de son arrestation, des tortures, des camions à gaz pour exterminer les juifs, de son évasion et de son exclusion du Parti. Dans l’évocation de ses souvenirs, Peter exprime son sentiment de culpabilité « this suspect craving for martyrdom »416. Il se sent coupable vis-à-vis des ouvriers d’être issu d’un milieu bourgeois privilégié, « la culpabilité du bourgeois face au prolétaire »417, vis-à-vis de ses camarades morts d’avoir survécu, vis-à-vis de la cause qu’il défend d’avoir failli parler sous la torture si une atroce douleur physique ne l’en eût empêché, vis-à-vis du lapin qu’il avait promis de protéger, mais qui avait succombé au couteau de la cuisinière.

[…] we used to keep rabbits in the garden. There was a white fluffy one with red eyes which I particulary liked. One day I heard cook say we were going to eat it in about three weeks. So I decided to save that rabbit. I didn’t speak to mother or anybody about it, but kept on running all day to the rabbit hutch to make sure it was still there ; and if, while playing, I forgotabout it, I had

413 Roland Quilliot, Arthur Koestler. De la désillusion tragique au rêve d’une nouvelle synthèse, op. cit., p. 99.

414 Ibid.

415 AD, p. 102 ; trad. p. 129 : « charriait un courant intérieur d’excitation qui signalait la redécouverte de ses souvenirs perdu du Passé ».

416 AD, p. 119 ; trad. p. 150 : « ce goût suspect du martyre ».

417 Jean-Marc Négrignat, Avoir été communiste, les autobiographies de Koestler, Löbl et Silone, Paris, Ed. des Archives Contemporaines, 2008, p. 172. On retrouve ce complexe de culpabilité de n’avoir pas connu la pauvreté chez Solovief dans The Call-Girls.

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alone held some magic power to protect it .

Peter culpabilise d’avoir, au profit de l’amour d’une petite fille, oublié la mission qu’il s’était octroyée. Encore une fois, une figure féminine semble s’interposer entre lui et son devoir. Arrival and Departure illustre ainsi le conflit entre l’amour et l’amour de la justice. Le souvenir du lapin mort par sa faute hante Peter. Ce traumatisme le pousse à renoncer à l’amour pour sauver une nouvelle « Jérusalem ».

Well, after a while I began to lose interest in Jerusalem419 […] I thought the danger was past and it would stay there forever. Then one day in the park […] I met a little girl. […] I think I feel in love with her at once. We played together with my model-yacht, and that was the first time I forgot to think of Jerusalem fora whole morning. We got home just in time for lunch ; I was flushed and hungry and ate a lot of brown stew which I took for chiken. After lunch I went to the hutch ; Jerusalem had vanished. I ran to the kitchen to ask cook ; she grimed all over her fat pudding-face and offered me its paws and tail as a souvenir420.

Séverine Gaspari remarque que, dans l’œuvre camusienne, « […] les femmes symbolisent ce à quoi il faut renoncer pour aller plus loin sur la voie de l’accomplissement, de la solidarité, de la justice, de l’humanité »421. Elle prend l’exemple de Kaliayev qui choisit la justice à l’amour de Dora. Peter se sent également coupable de la mort de sa mère, effondrée après l’arrestation de son fils. « … I have caused my mother’s death. […] She wanted to keep me forever in the

418 AD, p. 75 ; trad. p. 95 : « […] nous avions des lapins dans notre jardin. Il y en avait un que j’aimais surtout, un blanc à poil long, aux yeux rouges. Un jour, j’entendis la cuisinière dire que nous le mangerions dans trois semaines à peu près. Moi, je décidais de sauver le lapin. Je n’en parlai ni à ma mère, ni à personne, mais je passais mon temps à courir à la cabane à lapins pour m’assurer qu’il était toujours là ; et si, en jouant, j’oubliais de le faire, je me sentais terriblement coupable, parce que je m’imaginais que, tant que je penserais au lapin, celui-ci serait en sûreté ; que ma seule pensée détenait une espèce de puissance magique qui le protégeait. »

419 Jerusalem est le nom du lapin.

420 AD, p. 75-76 ; trad. p. 96 : « Alors, au bout d’un certain temps, je commençai à me désintéresser de « Jérusalem » […] Puis, un jour, au parc […] je rencontrai une petite fille. […] Nous jouâmes ensemble avec mon petit bateau et, pour la première fois, j’oubliai toute une matinée de penser à Jérusalem. Nous rentrâmes à la maison juste à temps pour déjeuner ; j’étais animé, j’avais faim et je mangeai beaucoup d’un ragoût brun que je pris pour du poulet. Après le déjeuner, j’allai à la cabane ; Jérusalem avait disparu. Je courus à la cuisine interroger la cuisinière ; elle eût un large sourire sur son visage gras et mou et m’offrit ses pattes et la queue en souvenir. »

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sheltered twilight of the nursery ; she barred my way to the Movement, into the street ; I walked over her and destroyed her »422. Il avoue à Odette éprouver ce même sentiment à l’égard de Sonia. Il pense qu’il devrait quitter l’appartement de la psychanalyste maintenant qu’Odette et lui entretiennent une relation amoureuse. « Well, he said, feeling once more that strange stirring of guilt, I thought that Sonia might not like the idea of my living in her flat while you and I… »423 Il se sent également terriblement coupable à l’égard d’Ossie avec lequel il distribuait des tracts politiques et qui a été arrêté alors que lui a réussi à s’enfuir. Pourtant Ossie lui-même l’avait encouragé à fuir, « run, spec, run, spec »424, lui avait-il crié, essoufflé et déjà à terre. Mais Peter se sentait encore plus coupable de la pensée qui lui était venue.

That’s where I betrayed the first time. […] when they were chasing me, and my lungs were busting and all my thoughtswere blurred and washed out, I felt that it would be injust if they got me, because I was only an outsider, an amateur volonteer –where- as Ossie and the other two were born into it. […] And the tongue in my mouth had stoop up and betrayed me425.

Ossie revient le hanter sur le bateau, encore à quai, en partance pour l’Amérique. Peter croit l’apercevoir. Cette vision ne fait que confirmer son envie de quitter le bateau et de renoncer à l’Amérique et à Odette pour entrer dans la résistance. La seconde fois où il a l’impression d’être un traître c’est face à Raditsch, le chef de la police politique. Arrêté et mené devant ce « big, old St Bernard »426, Peter avoue à Sonia :

I could pretend that I kept silent in order not to give myself away, because the firts commandement of the Party is to keep your mouth shut when questioned by the Police. But the truth is that I would have liked to speak and bully him

422 AD, p. 117 ; trad. p. 148 : « …j’ai causé la mort de ma mère. […] Elle aurait voulu me garder toujours dans l’ombre préservée de la chambre d’enfant ; elle me barrait la route, m’empêchait d’aller au Mouvement, dans la rue ; j’ai marché sur elle et je l’ai détruite. »

423 AD, p. 55 ; trad. p. 69-70 : « Eh bien, dit-il, éprouvant de nouveau cet étrange frémissement de culpabilité, je pensais que ça pourrait ne pas plaire à Sonia que j’habite chez elle maintenant que toi et moi… »

424 AD, p.92 ; trad. p. 116 : « Cours, prof, cours, prof ».

425 AD, p. 95-96 ; trad. p. 120-121 : « C’est là que j’ai trahi pour la première fois. […] Pendant qu’on courait après moi, et que mes poumons éclataient, et que toutes mes pensées s’estompaient, je sentais qu’il serait injuste qu’on m’attrapât, car je n’étais qu’un volontaire, un amateur, tandis qu’Ossie et les deux autres étaient nés là-dedans. […] Et ma langue dans ma bouche m’avait trahi. »

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was in the wrong and he in the right. And that is how I became a traitor for the second time on that day –by inwardly agreeing with him427.

Peter se sent davantage fautif de garder le silence pour de mauvaises raisons que d’avoir peut-être failli parler. Il a constamment cette impression d’être un traître :

They made me a hero and I betrayed everybody. My mother ; and that peasant who kissed my han hand ; Ossie and the lad and the little man, who were caught while I escaped ; the people of the Mixed Transports who were marching into the van while I was making love to Odette and even thinking of following her to lead the good life… I have betrayed everybody sin I can remember, even back to that white rabbit in its hutch428.

Mais l’essence de ce sentiment qui se répercute sur toute son existence est la mort involontairement infligée à son frère. Par jalousie, il avait imaginé crever les yeux de son petit frère « that other horrid little creature […] red, smelling, toothless, yelling day and night »429. L’idée lui était venue après qu’on ait jeté une de ses poupées qui avait perdu ses yeux.

The day before they had thrown away a doll of mine because it had lost its eyes. So I thought they would perhaps throw that creature away too if it had no eyes… I see myself rise on the tip of my toes and lean against the cradle and reach with my hands towards the creature’s face and touch its damp, tepid eyelids. It wakes up and screams, and the door opens and my father comes in…430

427 AD, p. 98-99 ; trad. p. 124 : « Je pourrais prétendre que je gardai le silence pour ne pas me trahir, parce que le premier commandement du Parti est de fermer la bouche quand on est interrogé par la Police. Mais la vérité, c’est que j’aurais aimé parler, lui riposter, et faire un « discours enflammé » sans me soucier de me compromettre, moi et les autres ; mais je ne pouvais pas ouvrir la bouche, car il me semblait que j’étais dans mon tort et que lui avait raison. Et c’est ainsi que je devins traître pour la seconde fois ce jour-là, en l’approuvant intérieurement. »

428 AD, p. 118 ; trad. p. 149 : « On a fait de moi un héros et j’ai trahi tout le monde. Ma mère, et le paysan qui m’embrassait la main, et Ossie, et le gars de la campagne, et le petit bonhomme qui ont été pris pendant que, moi, je filais, les gens du Train mixte qui entraient dans le camion pendant que je faisais l’amour avec Odette et que je pensais même à la rejoindre pour mener une bonne vie. J’ai trahi tout lemonde, d’aussi loin qu’il me souvienne, aussi loin que ce lapin blanc dans sa cabane. » 429 AD, p. 123 ; trad. p. 155 : « […] cet autre petit être horrible…rouge, sans dents, qui sent mauvais et qui crie jour et nuit ».

430 AD, p. 123 ; trad. p. 155 : « La veille, on avait jeté une de mes poupées parce qu’elle avait perdu ses yeux. Alors j’ai pensé qu’on jetterait peut-être cet être là s’il n’avait plus d’yeux…Je me vois me dresser sur la pointe des pieds, me pencher sur le berceau, tendre les mains vers son visage et toucher ses paupières tièdes et moites. Il se réveille et se met à hurler, la porte s’ouvre, mon père entre… »

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Lorsque le petit frère meurt en ayant l’œil transpercé par un crochet, Peter se sent coupable que son « secret wish »431 se soit réalisé.

There was an old fishing boat stranted on the beach ; though it was forbidden, we used to climb into it during ebb-tide. On that day I had as usual helped him to climb over the slanting gunwale and was about to clim in myself when he started to stamp his feet and yell that the boat was his and I must stay outside. […] I jumped into the boat and tried to cover his mouth with my hand ; there was some scuffling and he tripped, falling face down-ward and I on top of him. He fell just on the point of the rusty boat-hook. It went straight into his right eye and my full weight was on top of him432.

Un événement complétement refoulé qui « fait naître en lui un sentiment de culpabilité autour duquel toute son action politique s’[est] organisée et structurée »433,et qui « crée en lui un si impérieux besoin d’expiation »434. « […] Peter began to find his way in this weird and yet familiar world ; her patient dream-suggery laid bare the roots of his shame and pride, of his self-accusations and cravings for expiation »435. Quand Sonia lui fait prendre conscience de son innocence, soulagé, il retrouve l’usage de sa jambe et sort de son état chaotique. Il peut enfin s’ancrer dans le présentet choisir de glorifier la vie et l’amour. Il prend la décision de rejoindre Odette.

that was over. He was cured ; never again would he make a fool of himself. He was cured of his illusions, both about objective aims and subjectives motives. The two lines had converged and met. No more debts to pay, no more

431 « […] nobody knew that the boat-hook had merely been the instrument which executed my secret wish », AD, p. 124 ; trad. p. 155-156 : « […] personne n’a su que le crochet du bateau n’avait été que l’instrument qui exécutait mon vœu secret ».

432 AD, p. 122 ; trad. p. 153-154 : « Il y avait un vieux bateau de pêche sur la plage ; c’était défendu, mais nous y montions à marée basse. Ce jour-là, je venais de l’aider comme d’habitude à y monter en passant par-dessus le bord, et j’allais le suivre, quand il se mit à taper du pied et à hurler que le bateau était à lui et que je devais rester en bas. […] je sautai dans le bateau et essayai de lui fermer la bouche avec ma main. Il y eut une espèce de lutte et il trébucha ; nous tombâmes, lui la tête en avant et moi sur lui. Il était tombé juste sur la pointe d’un crochet rouillé qui lui était entrée dans l’œil droit et il avait tout mon poids sur lui. »

433 Michel Laval, L’Homme sans concessions. Arthur Koestler et son siècle, op. cit., p. 364. 434 Roland Quilliot, Arthur Koestler. De la désillusion tragique au rêve d’une nouvelle synthèse, op. cit., p. 100.

435 AD, p. 105 ; trad. p. 133 : « […] Peter commençait à trouver son chemin dans ce monde étrange et pourtant familier ; sa patiente chirurgie des rêves découvrait les racines de sa honte et de sa fierté, de ses auto-accusations, de sa soif d’expiation. »

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Cependant, quelques jours avant son départ, Sonia doit s’absenter. Il se retrouve de nouveau seul et est victime d’un nouveau malaise. Une entrevue avec Bernard437, un nazi fanatique, et la découverte de la relation homosexuelle entre Sonia et Odette alimentent son mal-être. « Il se sent privé de raisons de vivre, et