• Aucun résultat trouvé

L’Absurde ou la condiiton trgique de l’homme : un divorce

3UHPLqUH3DUWLH

1.2.1. L’absurde : tragique de la condition ou pathologie ?

1.2.1.2 L’Absurde ou la condiiton trgique de l’homme : un divorce

Dans la réflexion de Camus, le sentiment de l’absurde fonde la notion. Il nous faut partir d’une perception sensible du divorce268 du monde et des hommes, d’un sentiment d’étrangeté pour aboutir à un raisonnement concluant à l’absurdité

265 Fragment du texte d’Albert Camus écrit en 1955 à l’occasion d’un hommage collectif de Radio Europe à Dostoïevski.

266 « Voyons, voyons, mon ami, on ne peut pas vivre absolument sans pitié », Dostoïevski (Crime et Châtiment).

267 Roland Quilliot, Arthur Koestker. De la désillusion tragique au rêve d’une nouvelle synthèse, op. cit., p. 97.

268 « Ce divorce entre l’homme et sa vie […] c’est proprement le sentiment de l’absurdité. », Le Mythe de Sisyphe in : OC I, p. 223.

73

l’opacité irréductibles du monde »270. L’absurde ne se trouve ni dans l’homme ni dans le monde, mais seulement dans la confrontation de ces deux entités271. « […] je puis donc dire que l’absurde n’est pas dans l’homme […], ni dans le monde, mais dans leur présence commune»272 et « il est pour le moment le seul lien qui les unisse »273. Aussi pour illustrer sa pensée, Camus a recours à l’exemple suivant :

Si je vois un homme attaquer à l'arme blanche un groupe de mitrailleuses, je jugerai que son acte est absurde. Mais il n'est tel qu'en vertu de la disproportion qui existe entre son intention et la réalité qui l'attend, de la contradiction que je puis saisir entre ses forces réelles et le but qu'il se propose274.

L’absurde signifie le tragique de la condition humaine dans la mesure où, au-delà du « partage en tout homme entre l’interrogation humaine et le silence du monde, dressés dans une position forcenée et irréductible »275, l’homme est soumis à la grisaille et à la monotonie de l’existence. Dans Le Mythe de Sisyphe, Camus décrit cette « surface monotone de l’existence »276 :

Il arrive que les décors s'écroulent. Lever, tramway, quatre heures de bureau ou d'usine, repas, tramway, quatre heures de travail, repas, sommeil et lundi mardi mercredi jeudi vendredi et samedi sur le même rythme, cette route se suit aisément la plupart du temps. Un jour seulement, le « pourquoi » s'élève et tout commence dans cette lassitude teintée d'étonnement. « Commence », ceci est important. La lassitude est à la fin des actes d'une vie machinale, mais elle inaugure en même temps le mouvement de la conscience. Elle l'éveille et elle provoque la suite. La suite, c'est le retour inconscient dans la chaîne, ou c'est l'éveil définitif. Au bout de l'éveil vient, avec le temps, la conséquence : suicide ou rétablissement. En soi, la lassitude a quelque chose d'écœurant. Ici,

269 « L’absurde naît de cette confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde.», Le Mythe de Sisyphe in : OC I, p. 233.

270 Maurice Weyembergh, « Absurde » in : Dictionnaire Albert Camus, op. cit., p. 8

271 « L’absurde est essentiellement un divorce. Il n’est ni dans l’un ni dans l’autre des éléments comparés. Il naît de leur confrontation. », Le Mythe de Sisyphe in : OC I, p. 239.

272 Ibid., p. 240. 273 Ibid. 274 Ibid., p. 239.

275 Joseph Hermet, Albert Camus et le Christianisme. L’Espérance en procès, Paris, Ed. Beauchesne, 1976, p. 53.

276 Colin Davis, « Camus et la dimension du quotidien » in : Albert Camus 22. Camus et l’Histoire, Raymond Gay-Crosier et Philippe Vanney (dir.), Caen, Lettres Modernes, Minard, 2009, p. 12.

74

je dois conclure qu'elle est bonne. Car tout commence par la conscience et rien ne vaut que par elle277.

L’homme est pris dans le vertige d’un train de vie ennuyeux et terne. L’énumération accumulée des jours de la semaine reflète le poids écrasant de cette « vie machinale ». Mais l’éveil de la conscience –exprimé au niveau scriptural par l’intermédiaire de l’indicatif temporel à valeur aspectuelle « un jour » suivi de l’adverbe « seulement », exhorte l’individu à chercher un sens à cette platitude pour finalement découvrir qu’elle n’en a pas. S’il ne redevient pas un rouage du système en réintégrant « la chaîne », deux options s’offrent à lui : le suicide, solution inenvisageable car il implique la suppression de la conscience, ou le courage de se tenir et de se maintenir dans le non-sens. Bien que Koestler n’emploie pas le terme « absurde », l’auteur hongrois porte un grand intérêt à la condition tragique de l’homme. Elle est pour lui également la conséquence d’un « divorce », celui de la foi et de la raison. La foi est définie par Koestler comme « un système de croyance collective [qui] se fonde sur un acte d’engagement affectif ; elle repousse le doute, le doute étant le mal : c’est une forme de transcendance du moi qui exige l’abandon partiel ou total des facultés critiques, et qui est comparable à l’état hypnotique »278. La croyance transcendantale, religieuse, esthétique ou acquise par une intégration sociale est un besoin intrinsèque de la condition humaine. Cette rupture entre l’affectif et le rationnel aurait provoqué l’ « infirmité humaine »279 et serait due à un déséquilibre mental causé par « l’explosion cérébrale »280. La croissance du néocortex (lié au domaine affectif et irrationnel) aurait insuffisamment dominé le « cerveau ancien » (lié au rationnel). Camus et Koestler semblent traiter le même concept, mais le nomment différemment. Il y a chez Koestler une volonté d’appréhender la condition de l’homme par les sciences. Koestler traite de manière clinique ce que Camus traite de manière plus philosophique. Aussi, Koestler évoque, dans Janus, les quatre principaux « symptômes pathologiques » de ce

277 Le Mythe de Sisyphe in : OC I, p. 227-228.

278 Arthur Koestler, Le Cheval dans la locomotive, traduit de l’anglais par Georges Fradier, Paris, Ed. Les Belles Lettres, Coll. Le goût des idées, 2013, p. 260.

279 Arthur Koestler, Janus, traduit de l’anglais par Georges Fradier, Paris, Calmann-Lévy, 1979, p. 23-25-27.

75

perpétré par l’homo-sapiens (« seul animal dépourvu de sauvegardes instinctives contre le meurtre de ses congénères »282 ), la rupture entre les « facultés rationnelles » et les « croyances émotionnelles irrationnelles », « la cause profonde de ces manifestations pathologiques est la coupure entre la raison et la foi, ou, plus généralement, le manque de coordination entre facultés émotives et facultés critiques »283 et la disparité entre progrès scientifique et rapports sociaux. Cette « maladie » expliquerait la prédisposition de l’homme à la destruction et à l’autodestruction. « Ainsi l’explosion cérébrale a donné naissance à une espèce déséquilibrée mentalement, dont le vieux cerveau et le cerveau neuf, l’affectivité et l’intellect, la foi et la raison, sont en désaccord permanent. D’un côté, la pâleur anémique de la pensée rationnelle, de la logique suspendue à un fil toujours prêt à se rompre, de l’autre la furie apoplectique des croyances irrationnelles et passionnées, sans cesse à l’œuvre dans les holocaustes de l’histoire ancienne et moderne »284.