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La mort de l’enfant et de l’innocent

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1.1.2. Homicide 166 et suicide

1.1.2.3 La mort de l’enfant et de l’innocent

194 La Peste in : OC II, p. 234 195 Ibid.

196 Pol Gaillard, La Peste. Camus, Profil d’une œuvre, Hatier, 1973, p. 51.

197 Roland Quilliot, Arthur Koestler. De la désillusion tragique au rêve d’une nouvelle synthèse, op. cit., p. 83.

198 Arthur Koestler, Spartacus, traduit de l’anglais par Albert Lehman, Paris, Calmann-Lévy, 1974, p. 297.

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La mort est toujours scandaleuse, mais elle l’est particulièrement quand elle atteint l’innocent et l’enfant. Dans La Peste, le fils du juge Othon est touché par la maladie et n’y survivra pas :

Le petit corps se laissait dévorer par l'infection, sans une réaction. De tous petits bubons, douloureux, mais à peine formés, bloquaient les articulations de ses membres grêles. Il était vaincu d'avance. […] L'enfant, sorti de sa torpeur, se tournait convulsivement dans les draps. […] Sans mot dire, Rieux […] montra l'enfant qui, les yeux fermés dans une face décomposée, les dents serrées à la limite de ses forces, le corps immobile, tournait et retournait sa tête de droite à gauche, sur le traversin sans draps. […] l'enfant se recroquevilla, recula au fond du lit dans l'épouvante de la flamme qui le brûlait et agita follement la tête, en rejetant sa couverture. De grosses larmes, jaillissant sous les paupières enflammées, se mirent à couler sur son visage plombé, et, au bout de la crise, épuisé, crispant ses jambes osseuses et ses bras dont la chair avait fondu en quarante-huit heures, l'enfant prit dans le lit dévasté une pose de crucifié grotesque. […] Autour de lui, les plaintes reprenaient, mais sourdement, et comme un écho lointain de cette lutte qui venait de s'achever. Car elle s'était achevée. […]. La bouche ouverte, mais muette, l'enfant reposait au creux des couvertures en désordre, rapetissé tout d'un coup, avec des restes de larmes sur son visage199.

Les adjectifs « petits » et « rapetissé » traduisent l’impuissance de cet innocent face au désastre qui s’abat sur lui et le dépasse. Yosei Matsumoto remarque que Camus utilise le terme « enfant » vingt-cinq fois dans la séquence. Il élève le petit Othon au rang de « symbole de l’enfant innocent dont la souffrance est un scandale »200. Cet acharnement confronté au silence du Ciel fonde l’antithéisme de Camus. Herbert R. Lottman rapporte :

Un jour, en redescendant de Bouaréah, ils [Camus et Fouchet] furent témoins d’un accident. Un enfant musulman avait été heurté par un bus et semblait dans le coma. Ils contemplèrent la foule compacte et écoutèrent les lamentations en langue arabe aussi longtemps qu’ils purent les supporter. En s’éloignant, Camus se tourna vers le paysage de mer et d’azur. Dressant un doigt vers le ciel, il déclara : « Tu vois, il se tait. » Fouchet est convaincu que Camus n’opposait aucune objection fondamentale à la religion, mais qu’il trouvait intolérable la situation de l’homme face à la souffrance et à la mort, seul face au silence du ciel201.

199 La Peste in : OC II, p. 180-181-182-183.

200 Yosei Matsumoto, « Enfant » in : Dictionnaire Albert Camus, op. cit., p. 247. 201 Herbet R. Lottman, Albert Camus, op. cit., p. 64.

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souffrance »202. Il incite la communauté à aimer et à accepter ce qu’ils ne peuvent comprendre et ce qui les dépasse. Il explique que la souffrance mène à Dieu et au Salut. Son premier sermon est un réquisitoire contre ses semblables qu’il tient pour responsables de ce mal qu’il considère comme une punition divine. Cependant, à la mort du fils du juge Othon, sa foi est ébranlée. Confronté à la réalité de la souffrance charnelle et, surtout, à la souffrance de l’innocent, Paneloux s’adoucit expliquant que certaines choses ne peuvent s’expliquer au regard de Dieu. Mais, malgré ses doutes, il continue à revendiquer qu’ « il faut tout croire ou tout nier »203. Dans une première version de La Peste, Camus écrit :

Les spectacles de la mort ne lui avaient pas manqué. Et bien qu’en principe, il fût protégé par le vaccin, le souci de sa propre mort non plus ne lui était pas resté étranger. Mais il lui semblait bien que jusqu’ici il avait contemplé l’une et les autres avec calme. Certes il ne pouvait pas dire que rien en lui n’en eut été changé. Mais de ce trouble et de ce vertige passager qui le prenaient parfois devant ces lits à l’odeur d’agonie il avait tiré seulement quelques exigences supplémentaires envers lui-même et plus d’indulgence peut-être envers les autres. En somme un progrès. Même devant l’enfant sa réaction première était de soumission devant ce qu’il ne comprenait pas. Mais en même temps tout le long de ce cortège de plaies et de cadavres, une image plus effrayante de sa foi se formait en lui. Et c’était elle sans doute qu’il contemplait dans l’enfant mort204.

Dans la version finale205, on remarque que Camus donne plus de consistance au personnage de Paneloux et appuie davantage sur le doute qui s’installe dans l’esprit du prêtre. « Une tension croissante se lisait sur son visage. »206 Atteint lui-même d’une maladie dont les symptômes s’apparentent à ceux de la peste, son cas

202 Elisabeth Le Corre, « Paneloux » in Dictionnaire Albert Camus, op. cit., p. 642. 203 La Peste in : OC II, p. 189.

204 Cité par Marie-Thérèse Blondeau dans Albert Camus 22. Camus et l’Histoire, textes réunis et présentés par Raymond Gay-Crosier et Philippe Vanney, Caen, Lettres Modernes, Minard, 2009, p. 51 ; « Notes etvariantes sur La Peste » in : OC II, p. 1191.

205 « Les spectacles de la mort ne lui avaient pas manqué. Et bien qu'en principe, il fût protégé par le sérum, le souci de sa propre mort non plus ne lui était pas resté étranger. Apparemment, il avait toujours gardé son calme. Mais à partir de ce jour où il avait longtemps regardé un enfant mourir, il parut changé. Une tension croissante se lisait sur son visage. Et le jour où il dit à Rieux, en souriant, qu'il préparait en ce moment un court traité sur le sujet : "Un prêtre peut-il consulter un médecin ? ", le docteur eut l'impression qu'il s'agissait de quelque chose de plus sérieux que ne semblait le dire Paneloux. », Ibid., p. 185-186.

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étant classé douteux, il refuse violemment de faire appel à un médecin, « Un prêtre peut-il consulter un médecin ? »207 peut-être par solidarité et compassion envers ceux qui souffrent. Il s’abandonne tardivement aux traitements qu’on lui administre et meurt d’une « contradiction insoluble »208 exprimée à travers l’interrogation précédente, déchiré entre sa foi et son amour des hommes, en tenant dans ses mains un crucifix.

Si la mort des enfants renvoie à l’arbitraire divin, le meurtre des enfants renvoie à l’arbitraire humain209. Albert Camus a exprimé, à plusieurs reprises, cette intolérance envers tout ce qui peut causer le malheur des enfants.

Kaliayev, personnage des Justes, membre d’une organisation révolutionnaire russe, avait pour mission de jeter une bombe sur la calèche du Grand-duc. Au moment d’exécuter l’ordre, il s’était aperçu que le duc était accompagné de son épouse ainsi que de deux enfants : sa nièce et son neveu. Kaliayev, incapable de soutenir le « regard grave que [les enfants] ont parfois »210, s’interdit de lancer la bombe, refusant ainsi de porter atteinte à la vie des enfants. Stepan, figure du révolutionnaire sans scrupules, l’homme du ressentiment, qui assujettit les moyens à la fin, reproche à Kaliayev : « L’Organisation t’avait commandé de tuer le grand-duc »211. Kaliayev se défend : « C’est vrai. Mais elle ne m’avait pas ordonné d’assassiner des enfants »212. Kaliayev finira par assassiner le duc, tuant à ses yeux le despotisme et non l’homme, et il lui faudra payer cet acte de sa vie. « Une vie est alors payée par une autre vie »213. Arrêté et condamné à la pendaison, il affronte la mort sereinement, prenant conscience que si, parfois le meurtre, dans un contexte bien déterminé, est une nécessité, il demeure une exception désespérée. Dans la même optique, Camus fait l’éloge des Résistants français de la Seconde Guerre Mondiale, qui prirent un long détour et s’accordèrent un temps de réflexion pour trouver un juste équilibre entre le mépris de l’injustice

207 La Peste » in : OC II, p. 186.

208 Jacques Chabot, Albert Camus « La pensée de midi », Aix-en-Provence, Coll. Du Centre des Ecrivains du Sud, Edisud, 2002, p. 150.

209 « Il y a la mort des enfants qui signifie l’arbitraire divin, mais il y a le meurtre des enfants qui signifie l’arbitraire humain. », Actuelles I in : OC II, p. 476.

210 Les Justes in : OC III, p. 18. 211 Ibid., p. 19.

212 Ibid., p. 20.

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justice, mis la vérité du côté de ceux qui s'interrogeaient »214. Ils ne consentirent à tuer qu’en en payant le prix, celui du noble sacrifice de leur propre vie.

Le temps témoignera que les hommes de France ne voulaient pas tuer, et qu'ils sont entrés les mains pures dans une guerre qu'ils n'avaient pas choisie. Faut-il donc que leurs raisons aient été immenses pour qu'Faut-ils abattent soudain leurs poings sur les fusils et tirent sans arrêt, dans la nuit, sur ces soldats qui ont cru pendant deux ans que la guerre était facile215.

Selon l’éthique camusienne, les enfants constituent une limite à ne pas franchir même lorsque la violence représente le dernier recours au sein d’une révolution. Camus s’intéresse de près à cette violence qui peut atteindre l’innocent. Ainsi dans Caligula, il est question de meurtres tyranniques perpétrés par un empereur devenu incontrôlable après la mort de sa sœur Drusilla avec laquelle il entretenait des relations incestueuses. « Dès lors, obsédé d’impossible, empoisonné de mépris et d’horreur, il tente d’exercer, par le meurtre et la perversion systématique de toutes les valeurs, une liberté dont il découvrira pour finir qu’elle n’est pas la bonne »216. Cette liberté n’est pas la bonne parce qu’elle n’est pas cantonnée dans des limites « […] ma liberté n’a plus de frontières »217. Il fait une démonstration de l’exercice du pouvoir et expérimente l’absurde. Les meurtres qu’il perpétue prennent une dimension didactique. Tuant arbitrairement ses sujets, il les exhorte à la révolte et leur fait prendre ainsi conscience de leur liberté. « Réjouissez-vous, [dit-il], il vous est enfin venu un empereur pour vous enseigner la liberté »218. Caligula fait figure de « tyran intelligent »219 qui reconnaît sa culpabilité et « consent à mourir, ce qui lui confère une sorte de grandeur que la plupart des autres tyrans n’ont jamais connue »220. En effet, tous les tyrans n’ont pas la prétention d’être intelligents. Camus déplore les « sept millions de juifs

214 Lettres à un ami allemand in : OC II, p. 11.

215 « Le sang de la liberté », « La libération de Paris » in : Actuelles I in : OC II, p. 379. 216 Préface à l’édition américaine de « Caligula and Three other plays » in : OC I, p. 447.

217 Caligula in : OC I, p. 336. 218 Ibid., p. 337.

219 Jeanyves Guérin, « Caligula » in : Dictionnaire Albert Camus, op. cit., p. 110

220 Commentaire d’Albert Camus rapporté par Roger Grenier, Albert Camus, Soleil et Ombre, une biographie intellectuelle, Paris, Gallimard, 1987.

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assassinés, [les] sept millions d’européens déportés ou tués »221 dans une critique virulente des régimes totalitaires du XXe siècle et de leurs idéologies abjectes. Il dénonce le crime organisé et institutionnalisé.

Nous sommes au temps de la préméditation et du crime parfait. Nos criminels ne sont plus ces enfants désarmés qui invoquaient l’excuse de l’amour. Ils sont adultes au contraire, et leur alibi est irréfutable : c’est la philosophie qui peut servir à tout, même à changer les meurtriers en juges222.

Notamment les juges qui proclament la peine de mort, lesquels sont désignés par le terme « oracles » par Koestler et auxquels nous avons fait référence dans une première partie.

Quand Camus dépeint la mort, il le fait en termes charnels pour rester à la mesure de l’homme. Il ne croit nullement en la vie éternelle et invite les hommes à constater l’évidence de cette finalité sans s’y résigner. En résumé,

il refuse absolument de diviniser la Mort, que ce soit sous le nom de Dieu ou celui de Raison. Et, du même coup, il laïcise le vieux mythe du fléau en désacralisant sa démesure pour, au contraire, honorer la mesure humaine […] fût-ce pour donner un sens supérieur à la misère humaine. […] la mort n’est pas un châtiment juste, elle est un fait accompli, sans raison, que l’homme doit seulement constater comme un fait sans jamais la reconnaître. Un constat d’évidence n’est pas une reconnaissance223.

Dans l’œuvre koestlérienne, la présence de la mort n’est pas non plus anodine. Elle soulève systématiquement des interrogations. Dans Arrival and Departure, la mort accidentelle de son petit frère provoque un traumatisme profond chez Peter et fonde son sentiment de culpabilité qui sera à l’origine de ses engagements politiques. Son destin aurait-il été différent si son frère avait survécu ? Dans The Age of Longing, la tentative d’assassinat de Heydie sur la personne de Fédia Nikitine pose la question de savoir si l’amour peut résister à la violence, à l’injustice, au totalitarisme, à la révolution au sein d’un monde absurde et injuste. Dans la même œuvre romanesque, Julien Delattre affirme qu’accepter la mort

221 L’Homme révolté in : OC III, p. 220. 222 Ibid., p. 63.

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