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1.2.1. L’absurde : tragique de la condition ou pathologie ?

1.3.1.5 La cause espagnole

Par leurs pensées, leurs réflexions, leurs œuvres et leurs combats, Albert Camus et Arthur Koestler font figure, selon l’expression de Socrate, de « citoyens du monde »589. Camus prendra d’ailleurs la défense de Gary Davis, un ancien pilote des forces aériennes de l’armée des Etats-Unis qui, en 1948, avait rendu son passeport, installé sa tente dans les jardins du Trocadéro et revendiqué sa

585 Pierre Debray-Ritzen, Arthur Koestler. Un Croisé sans Croix, op. cit., p. 84.

586 Arthur Koestler, Hiéroglyphes in : Athur Koestler. Œuvres Autobiographiques, Phil Casoar (Dir.), op. cit., p. 309.

587 Ibid., p. 451.

588 L’Homme révolté in : OC III, p. 265.

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citoyenneté mondiale590. Les deux écrivains portent un grand intérêt aux hommes. Aussi, ont-ils en commun un attachement profond pour l’Espagne. A la question « Pourquoi l’Espagne ? », Camus répond : « Mais parce que nous sommes quelques-uns qui ne nous laverons pas les mains de ce sang-là »591. Dans sa préface à L’Espagne Libre, il écrit :

Voici neuf ans que les hommes de ma génération ont l’Espagne sur le cœur. Neuf ans qu’ils la portent avec eux comme une mauvaise blessure. C’est par elle qu’ils ont connu pour la première fois le goût de la défaite, qu’ils ont découvert, avec une surprise dont ils sont à peine revenus, qu’on pouvait avoir raison et être vaincu, que la force pouvait se soumettre à l’esprit et qu’il était des cas où le courage n’avait pas de récompense. C’est cela sans doute qui explique que tant d’hommes dans le monde aient ressenti le drame espagnol comme une tragédie personnelle592.

Le terme « tragédie » revient sous la plume de Koestler lorsqu’il évoque la guerre d’Espagne. Dans son Testament Espagnol, il écrit : « Les autres guerres sont une succession de batailles ; celle-ci est une suite de tragédies. »593 Camus considère ce pays comme sa seconde patrie594. « Par le sang, l’Espagne est ma seconde patrie »595. Une seconde patrie à laquelle il associe sa terre natale, l’Algérie. « C’est à l’Espagne que cette terre [l’Algérie] ressemble le plus »596. On doute que Maria Casarès soit étrangère à cet amour voué à l’Espagne. Camus s’oppose vigoureusement à la politique de Franco et dénonce la dictature espagnole dans L’Etat de siège bien qu’il affirme que « la condamnation qui y est portée vise toutes les sociétés totalitaires »597. En 1952, il démissionne de l’Unesco en signe de protestation contre l’adhésion à cet organisme de l’Espagne franquiste. A maintes reprises, il exprime son soutien au peuple espagnol :

590 Camus prendra néanmoins ses distances avec Gary Davis quand ce dernier se montrera fortement intéressé par la vente de passeports « ubuesques » ̶ selon l’expression d’Olivier Todd ̶ de citoyens du monde.

591 « Pourquoi l’Espagne », Actuelles I in : OC II p. 484. 592 Préface à L’Espagne Libre in : OC II, p. 665.

593 Arthur Koestler, Dialogue avec la mort in : Arthur Koestler Œuvres Autobiographiques, op. cit., p. 803.

594 Ses grands-parents maternels sont originaires de Minorque. 595 « Préface à L’Espagne libre » in : OC II, p. 668.

596 « Petit Guide pour des villes sans passé », L’Eté in : OC III, p. 594. 597 « Pourquoi l’Espagne », Actuelles I in : OC II p. 487.

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[…] Dans la vie d’un écrivain de combat, il faut des sources chaleureuses […] Vous avez été, vous êtes pour moi une de ces sources et j’ai toujours trouvé sur mon chemin votre amitié active, généreuse598.

A défaut de pouvoir s’engager dans les Brigades Internationales, sa plume lui sert d’épée599. Camus consacre plusieurs articles à la cause espagnole notamment dans Le Monde, Alger Républicain, Combat, Preuves, L’Express et Rivages et au sein de périodiques espagnols tels Solidaridad et Obrera. En 1937, est publié le livre d’Arthur Koestler, intitulé L’Espagne Ensanglantée, un livre noir sur l’Espagne, œuvre dans laquelle les atrocités du début de la guerre sont révélées. Un an plus tard, l’auteur hongrois signe son Testament Espagnol où il fait le récit de son incarcération600. Proche des syndicalistes anarchistes espagnols, Camus affirme que l’Espagne est « le seul pays où l’anarchie ait pu se constituer en parti puissant et organisé »601. Koestler est moins conciliant et déplore, au contraire, le flegme et le manque d’organisation des résistants. « Il y a une bonne dose de fatalisme oriental dans la manière espagnole de mener une guerre, et cela des deux côtés ; c’est pourquoi elle semble, à la fois et en même temps, si improvisée au petit bonheur, si cruelle, et d’une épique incohérence »602. Arthur Koestler décrit, dans son Testament Espagnol, les atrocités de cette guerre. Il y évoque la folie des femmes qui, pendant l’exode, se jettent à la mer avec leurs enfants dans les bras. Il raconte comment des avions mitraillent à vingt mètres du sol des hommes et des femmes en fuite. Il dit son mépris de ceux qui réduisent l’homme au rang de bête et de gibier et s’afflige de ces « hommes qui n’ont pas figure humaine »603.

598 « Ce que je dois à l’Espagne » in : OC IV, p. 594.

599 Allusion à « La plume et l’épée », chapitre de La mer et les Prisons, essai sur l’œuvre de Camus par Roger Quilliot.

600 En 1936, après le soulèvement militaire, Koestler séjourne en Espagne en tant que correspondant du quotidien libéral londonien News Chronicle. A Séville, il parvient à interviewer le général franquiste Queipode Llano. Il enquête sur l’alliance de l’Allemagne nazie et de l’Italie mussolinienne dans la préparation du pronunciamento. Sous la direction de Willy Müzenberg, il rédige L’Espagne Ensanglantée.

601 « Préface à l’Espagne libre » in : OC II, p. 668.

602 Arthur Koestler, Dialogue avec la mort in : Arthur Koestler Œuvres Autobiographiques, Phil Casoar (Dir.), op. cit., p. 803.

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Le 29 janvier 1966, un hommage est rendu à la mémoire d’Albert Camus par les exilés espagnols. Lors de son discours, Ramon Rufa s’exprime en ces termes :

L’esprit de Camus est resté parmi nous, parmi tous les hommes, et en particulier parmi tous ceux qui avons traîné nos vies en tant que mendiants de la liberté et la justice sociale […] Camus […] croyait en la liberté, en la justice, il croyait en l’affamé et en le malheureux : il croyait en tout ce qui peut toucher les fibres les plus intimes des peuples, ce qui les réveillait et les faisait rugir dans des actions de révolte604.

Dans son article « L’Espagne sur le cœur », Rosa de Diego estime que « cette Espagne réelle se transforme dans l’imaginaire camusien en espace des origines primordiales, d’héritage artistique, de coïncidences esthétiques, de passions littéraires »605. L’attachement camusien à l’Espagne, le « royaume rêvé », est intimement lié à l’amour de la Méditerranée. Dans ses œuvres, Camus ne peut s’empêcher de rendre hommage à cette « seconde patrie mythique et charnelle »606. Dans La Peste, le premier malade du docteur Rieux est un Espagnol. Il est aussi question d’un restaurant espagnol. On apprend au fil du récit que le personnage de Rambert a fait la guerre d’Espagne. Julien Delattre, personnage koestlérien de The Age of Longing, a également fait la guerre d’Espagne. Il y a même été brûlé et blessé. L’Espagne est également évoquée au sein de Noces et dans La Mort Heureuse à travers les deux personnages de Moralès et Binguès.